21 : DYLAN + MAMAN = MÉDICAMENT
CW : Abus psychologique et physique sur mineur.
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Les deux jours suivants, le mardi et le mercredi matin, les élèves de terminale du lycée Ambroise Paré ont reçu leurs notes de bac blanc. Chaque cours, chaque matière commençait avec le rituel de la distribution de copies, et avec elle, les murmures d'enthousiasme et de déception aux découvertes des notes. J'avais cartonné en anglais, sans surprise, et raflé tout juste la moyenne en maths et en éco. Le reste peinait à remonter au-dessus de dix. Le mercredi matin, à la pause, quand tous les profs avaient rendu les notes, la cour était clairsemée d'amas de grands, accrochés à leur téléphone, en train de calculer leur moyenne. Quand le résultat de la mienne est apparue sur la calculatrice, j'ai hoqueté.
─ Quoi ? a eu peur Gaëlle.
─ 11,43 ! me suis-je écriée.
J'ai levé les bras au ciel, avant de répéter :
─ 11,43 ! Les gars, j'ai mon bac blanc.
Une danse de la joie s'est imposée. Je me suis trémoussée sur place. Je mourrais d'envie d'appeler ma mère pour lui annoncer la bonne nouvelle, mais elle travaillait. En attendant, j'ai couru à la Vie Scolaire, des élèves faisaient la queue pour faire signer divers mots d'absence et justifications de retard. Je ne me suis pas gênée de couper la file pour me planter devant la vitre en plexiglas.
─ Étienne ! Devinez quoi ! J'ai eu mon bac blanc !
Les autres élèves m'ont regardée bizarrement.
─ Bravo Gina, tu vois, quand tu te fais confiance.
Ils avaient des dizaines de mots à signer, je l'ai laissé tranquille. J'étais de bonne humeur pour le reste de la journée.
Maman est rentrée à midi, et pour fêter mon exploit, elle est passée chercher le repas au McDo. C'était rare, maman n'aimait pas qu'on mange de la nourriture de fast-food, elle disait que ça déréglait encore plus le système hormonal et ça nous rendait déprimées. Elle, elle n'en a pas mangé, elle s'est fait des haricots verts vapeur. Pendant qu'on se gavait de frites et de nuggets, Teresa a dit :
─ Tu devrais avoir ton bac blanc plus souvent.
Je lui ai piqué une potato, elle s'est indignée et a tapé sur ma main, avant de tendre la sienne vers ma boîte de nuggets. Alors que je l'en empêchais, le ton est monté, nos cris ont percé l'air de la cuisine, maman nous a mis un stop.
─ Oh ! Les filles !
Elle a porté la main à son crâne, comme pour soulager une migraine, avant de prendre son assiette et s'installer dans le salon, au calme. Teresa et moi nous sommes regardées d'un air coupable. Chaque jour de traitement annihilait un peu plus la tolérance de maman au bruit et à la fatigue. Elle s'occupait toujours de nous, mais avec peine et effort. Je lui ai promis de m'occuper du linge pendant l'après-midi. Elle a fini par appeler le travail pour dire qu'elle ne reviendrait pas après manger. Encore des heures à rattraper... ai-je pensé avec colère.
Maman a fait la sieste, j'ai fait tourner une machine et étendu celle propre pendant que Teresa nettoyait la vaisselle de la veille qui traînait encore dans l'évier. Après ça, je lui ai proposé :
─ Ça te dit qu'on aille au skatepark ?
Je voulais lui faire découvrir les lieux. Je comptais aussi trouver quelqu'un pour m'aider à monter mon skate. J'avais bien regardé quelques tutos, mais j'avais trop peur de mal faire. Là-bas, il y avait le risque de tomber sur Dylan ou Jennyfer, mais je n'en avais plus rien à faire. Teresa a accepté avec joie. On a pris la voiture, déposant nos déchets du midi dans la poubelle jaune au passage.
C'était le tout début d'après-midi, 13 heures, quelque chose comme ça. Les lieux étaient relativement vides. L'afflux viendrait plus tard. Une silhouette familière s'entraînait à l'endroit habituel, et coup de bol, ce n'était personne de fâcheux. Je suis allée à la rencontre de Kärcher. Une appréhension m'a tout de même tenaillée. Et s'il avait pris le parti de ses amis ?
Mais la nonchalance de Kärcher n'avait d'égal que sa sympathie. Il a réajusté son bonnet qui avait glissé sur ses yeux et m'a checké du poing.
─ Yo... Gina, ça fait un bail !
─ Tu te souviens de ma sœur, Teresa ?
─ De ouf, a-t-il rétorqué.
Teresa est devenue rouge comme une tomate, comme chaque fois qu'un individu masculin lui adressait la parole. Soudain, elle jacassait moins. C'était une bonne chose de croiser Kärcher, il allait pouvoir m'aider. J'ai sorti le plateau de derrière mon dos pour lui montrer. Il a sifflé, impressionnée :
─ Je peux ?
Je l'ai laissé me la prendre des mains. Il a passé le board au peigne fin, mesurant la longueur avec l'envergure de ses doigts et passant son pouce sur les bordures. Il a fini par me le rendre, commentant.
─ Franchement, carré. T'as les trucks et les wheels aussi ?
J'ai tout sorti de mon sac à dos. Les pièces étaient encore emballées dans du papier plastique, Kärcher et moi nous sommes assis à même le sol pour être plus à l'aise. J'avais aussi pris un tournevis, sans être certaine de son utilité. Ça n'a servi à rien, il y avait un pack de visserie vendu avec l'ensemble. En deux temps, trois mouvements, Kärcher a monté mon skateboard, ses mains valsant à la vitesse de l'éclair. La planche assemblée, il a fait tourner les roulements pour mesurer leur vitesse dans le vide.
─ Propre.
Teresa m'adressait des regards fiers, satisfaite de son choix. Au moment de mettre le grip, Kärcher m'a laissée le coller pendant qu'il allait chercher un cutter dans son sac. Teresa a retiré les parties dépassant du board, c'était un travail d'équipe accompli.
Quand la plupart des jeunes est arrivé, dans l'après-midi, je fonçais sur ma planche, une sensation de liberté dans mes ailes imaginaires. Teresa a pris un cours express avec Kärcher, qui lui montrait les gestes avec la bienveillance dont manquait Jennyfer et le respect des frontières physiques que Dylan franchissait sans réfléchir. Il n'a pas touché ma sœur, il l'a encouragée quand elle se plantait. J'ai apprécié. Teresa aussi, visiblement. Quand on est ressorties, en fin d'après-midi, elle avait le sourire jusqu'aux oreilles.
─ Il est bien plus cool quand il parle pas autant de pain !
J'ai levé les yeux au ciel, exaspérée.
─ Voilà qu'elle est de nouveau amoureuse.
Teresa n'a pas protesté, j'ai démarré le moteur en soupirant. Enfin, il valait mieux qu'elle fasse les yeux doux à Kärcher qu'à Dylan. L'un des deux était un gars bien, je vous laisse deviner lequel.
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L'impression de normalité était revenue. Fort de mon bac blanc réussi, je reprenais enfin le contrôle de ma vie. Les jours avaient leurs hauts et leurs bas, mais m'offraient bien souvent le calme plutôt que la tempête. Je me demandais si le départ de Dylan de mon existence y était pour quelque chose...
Ce mercredi soir, je me suis endormie tôt. Je suis tombée de fatigue, mon téléphone sur l'oreiller. La vibration en pleine nuit m'a réveillée en sursaut. Dans les vapes, de la crotte au coin des yeux, j'ai déchiffré avec mal le prénom sur l'écran. J'ai décroché avant de bien comprendre qui m'appelait. Deux secondes plus tard, ça a fait tilt. Jennyfer m'appelait. Il était minuit quatre. Au début, j'ai entendu une respiration, et des voix qui se disputaient dans une langue étrangère. Jennyfer a hurlé dans le combiné en anglais, c'était destiné aux autres, pas à moi. Elle a dit un truc du genre :
─ Stop ! Stop shouting ! Please, just fucking stop shouting !
La détresse dans sa voix m'a laissé croire qu'elle était au bord des larmes. Je me suis redressée dans mon lit, plongée dans l'obscurité. Mon cœur battait à mille pulsations à la minute. Elle a enfin vu que j'avais répondu :
─ Gina ? Allô Gina ?
D'un coup, elle s'était mise à chuchoter, comme par peur d'être surprise à m'appeler. J'ai rétorqué d'une voix tremblotante.
─ Oui ?
─ Dylan est chez toi ? Dis-moi que Dylan est chez toi !
─ Tu parles à qui ? est intervenue une troisième personne. T'appelles qui ? Lâche ce téléphone.
─ Personne, c'est bon, personne, lâche-moi. Non !
La ligne a coupé. Je suis restée dans mon lit, baignant dans ma sueur. Le sang battait dans mes tympans, le souvenir glaçant des dernières phrases a hérissé les poils de mes bras. J'avais reconnu la voix stridente de la mère de Dylan. On n'oubliait pas son ton facilement. J'ai rassemblé mes esprits en vitesse, dans l'objectif d'aller réveiller maman. Le pressentiment au fond de mon estomac m'y poussait. Quelque chose était arrivé chez Dylan, il fallait intervenir. Maman saurait quoi faire, elle savait toujours.
J'ai ouvert la porte de ma chambre sans faire de bruit, Teresa dormait à côté, je ne voulais pas la mêler à cette histoire. Aussitôt, une lumière au bout du couloir, a chatouillé mon œil et l'écho de plusieurs voix m'est parvenu. Je me suis faufilée jusqu'à salon sur la pointe des pieds. La cuisine était éclairée, j'ai entendu maman dire :
─ Et toi, tu lui as répondu ? Tu lui as dit quoi, après ça ?
Quelqu'un a répliqué. La voix familière de Dylan a fait courir un frisson le long de mon échine. Il était là. Il était dans ma cuisine. Le soulagement m'a forcée à m'asseoir. Sans faire de bruit, je me suis laissée glisser le long du mur du salon, adjacent à la cuisine. Par la porte ouverte, j'entendais toute la conversation :
─ Bah, ouais, j'ai répondu. J'allais pas rien dire.
─ Tu as dit quoi ?
Un silence, un soupir, il a bégayé :
─ Je... j'sais plus.
Soudain, il a aspiré l'air entre ses dents, de douleur, comme si on venait de le piquer ou le pincer par surprise. Maman a insisté :
─ Tu ne sais plus du tout ? Elle t'a reproché de ne pas avoir eu ton bac blanc, et après ?
─ Elle m'a dit que c'était pas étonnant et... ah si, c'est bon. Elle a dit que je ferais jamais rien de ma vie, qu'elle... qu'elle avait honte de moi, qu'elle savait pas pourquoi on lui avait donné un fils pareil. Et moi... moi, je disais rien à ce moment, parce que bon... j'ai pas eu mon bac blanc, quoi. Elle répète toujours que je la rends dingue quand je réponds, donc je voulais pas répondre pour pas que ça s'empire. Mais c'est après que... Enfin, après, elle a dit un truc comme : « Ton père se retourne dans sa tombe. » Et là, j'ai pété un câble. J'ai dit : « Si papa se retourne dans sa tombe, c'est à cause de toi. » Puis je crois que je l'ai insultée. Ouais, c'est ça, je l'ai insultée.
J'ai ramené mes jambes contre ma poitrine. Je frissonnais, j'avais froid, mais je restais pendue à l'histoire.
─ Tu l'as insultée de quoi ? a demandé maman.
─ De grosse pute.
Les mots ont fait flotter dans l'air un blanc chargé d'électricité. Dylan s'est rattrapé :
─ J'aurais pas dû, je sais que j'aurais pas dû, mais elle met les nerfs, j'vous jure. Si vous saviez à quel point elle met les nerfs.
Ma mère n'a émis aucun jugement, elle a continué à poser des questions.
─ Quand est-ce qu'elle a jeté le téléphone ? Avant ou après ?
─ Après, après. Je l'ai insultée et elle s'est mis à hurler, et moi, je prenais mon téléphone pour échapper un peu à la situation. Elle a foncé sur moi, et elle me l'a arraché des mains. Alors... alors, moi, j'ai gueulé, quoi. J'ai dit : « Rends-moi mon tel, rends-moi ce putain de tel ! » Parce que c'est mon tel, c'est moi qui l'aie acheté avec mon argent. Elle a voulu partir, avec mon tel, j'ai encore crié : « Rends-moi mon tel ! » Puis, là, elle l'a lancé.
─ Sur toi ?
─ Je pense pas qu'elle voulait le lancer sur moi, a excusé Dylan. Elle voulait peut-être le jeter contre le mur, un truc comme ça.
Ma mère lui a rappelé, d'une voix grave.
─ Dylan, tu te l'es pris dans la figure.
─ Oui, mais...
─ Tu t'es pris le téléphone dans la figure. Où elle voulait le jeter n'importe pas. Elle l'a jeté, tu te l'es pris dans la figure.
─ Oui, a-t-il concédé.
J'ai réalisé que je claquais des dents. Dans l'obscurité, les contours des meubles de mon salon m'ont paru menaçants. La respiration courte, je me suis efforcée de ne pas me faire repérer en allongeant mes inspirations. La bouche entrouverte, j'ai agrippé mes genoux du bout de mes doigts raides. La voix de maman s'est soulevée de nouveau, j'admirais son sang-froid :
─ Dylan, tu as conscience que ce n'est pas normal, ce qu'il se passe entre ta mère et toi ?
─ Oui. Enfin... on se dispute souvent, mais là, c'était violent.
─ C'est pas normal de se disputer aussi souvent.
─ Je la cherche, aussi.
Le silence de maman en a dit long. Elle pensait comme moi, j'en étais sûre. Dylan croyait que tout était de sa faute.
─ Dylan, il faut que je prévienne quelqu'un.
Il s'est braqué.
─ Non ! Non, faut pas appeler la police. Non ! Vous aviez promis que ça resterait entre nous.
─ Dylan, si je le pouvais, je garderais tout ça pour moi. Mais il faut que je prévienne quelqu'un. C'est pas pour trahir ta confiance, c'est pour t'aider.
─ Non, non, non, non. Si on appelle la police, elle va... non, faut pas appeler la police. S'il vous plaît, m'dame Lopes, s'il vous plaît.
─ Écoute, on en reparle demain, d'accord ? Je vais t'installer un lit dans le canapé, et on voit tout ça à tête reposée. Je te préviens simplement que je ne vais pas pouvoir garder ça pour moi.
Dylan a semblé accepter le marché. Les pieds des chaises ont raclé le carrelage, je me suis empressée de me relever. Trop vite. Ma tête a tourné. La porte de la cuisine s'est ouverte, une main a cherché l'interrupteur des spots du salon. Quand maman est sortie, elle m'a fait face et m'a souri tristement, je crois qu'elle avait deviné ma présence. Je suis restée plantée là, les bras ballants. Elle a tendu un bras pour inviter Dylan à sortir.
Il est apparu, en tee-shirt et en jean. La dernière fois que je l'avais vu d'aussi près, c'était dans l'escalier, chez lui, avant qu'il casse le skateboard. Déjà, il m'avait paru frêle et sec sous ses vêtements moulants, mais rien de choquant. Cette nuit, à la lueur blafarde des projecteurs du salon, il semblait émacié. Même ses bouclettes avaient perdu en éclat. Il avait une égratignure rouge au coin de l'œil droit, sur l'arête du nez, l'endroit où il s'était pris le téléphone ai-je deviné ; quelques centimètres de blessure qui cachaient des plaies plus profondes en lui.
Je n'ai pas craint de le revoir, même si notre dernier échange reposait sur le tumulte d'une trahison. Maman a massé son dos avec tendresse. Dylan et moi nous sommes reconnus, et je lui ai présenté une main amicale, dans l'espoir qu'il la prenne et se souvienne que malgré tout, j'étais là pour lui. Il aurait pu la refuser. Dans l'histoire, c'était moi qui devait me racheter du mal que je lui avais fait.
Il l'a prise, néanmoins, et ce premier contact en a appelé un autre. Dylan a enroulé ses bras autour de mes épaules et s'est serré contre moi. Mes mains dans son dos, ses boucles me chatouillant le cou, j'ai renforcé mon étreinte. Son corps était bouillant sous ses vêtements légers. J'ai perçu la sensation frétillante d'une larme contre ma clavicule, Dylan ne bougeait pas.
Dylan Mercier s'est abandonné de vulnérabilité dans mes bras, comme moi je l'avais fait plus tôt dans notre relation. La confiance venait d'être restaurée. Du moins, je l'espérais.
─ Tu veux dormir avec moi ? lui ai-je proposé.
L'imaginer seul sur un canapé, dans le noir et la froideur du salon... Impensable. Il a acquiescé sans un mot. J'ai jeté un coup d'œil à maman, comme pour lui demander la permission d'avoir un garçon dans mon lit. Elle a opiné du chef, elle aussi.
Dylan est allé prendre une douche avant de se coucher. J'en ai profité pour envoyer un message à Kärcher. J'avais trop peur que la mère de Dylan épie le téléphone de Jennyfer, je ne voulais pas risquer sa sécurité. J'ai rédigé :
« Dylan est chez moi, il va bien, préviens Jenny et supprime le message. »
Par pitié, Seigneur, faîtes qu'il ne dorme pas.
J'ai reçu dans la minute : « ✔ ». J'ai éteint mon téléphone, soulagée.
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