20 : DYLAN + MAUVAIS = PAIX

CW : Psychophobie (bipolarité)

**

Les jours suivants ont été longs et solitaires. Je ne parlais plus à Teresa. Quand je daignais manger avec la famille, l'ambiance aux repas était glaciale. Maman ne faisait aucune remarque, je ne sais pas si elle était fâchée, ou si elle attendait que mes rognes passent.

Au lycée, je me faisais minuscule. Je ne levais pas la main en cours, je m'efforçais d'arriver à l'heure – j'ai bien été chercher un ou deux billets, Rome ne s'était pas construite en un jour – et surtout, j'évitais Dylan Mercier comme la peste. Ni dans les couloirs, ni dans la file de la cantine, et surtout pas en aide aux devoirs. Il n'y venait presque pas, mais s'il s'y pointait, je m'arrangeais pour m'asseoir dans le coin opposé à son bureau.

L'animosité que j'éprouvais à son égard n'avait rien de nouveau, c'était le même sentiment qu'en début d'année, redoublé par l'amertume et la rancune du soir où il m'avait cassé mon skateboard. La colère de Dylan m'avait choquée. Oui, j'avais eu vent de sa moralité douteuse et de son manque d'empathie, mais il ne m'était jamais apparu comme une personne violente. Pourtant, il m'avait plaquée contre un mur et avait sauté à pied joints sur le skate sans hésitation. Un temps, lorsque je le considérais comme mon ami, j'avais cru découvrir le vrai Dylan. Derrière la façade du mec chillax et nonchalant, se cachait un type sensible et charmant. À présent, je m'interrogeais : quelle facette de lui était la plus authentique ? Et s'il m'avait manipulée tout du long ?

Jennyfer... Jennyfer m'avait rayée de sa vie. Les rares messages échangés sur les réseaux sociaux sont devenus inexistants. La déception de cette fin de relation prématurée m'a laissée un arrière-goût âcre dans la bouche. Une question subsistait : et si j'avais fait les choses mieux, à quoi notre histoire aurait-elle ressemblé ?

Pour quelqu'un qui n'avait plus personne, je tenais le choc. L'enchaînement des événements des dernières semaines m'avait engourdi. À force de souffrir, on finissait par ne plus rien ressentir. Un camion aurait pu me rouler dessus, je n'aurais pas protesté. Si je n'avais qu'un regret, c'était d'avoir perdu ma hargne et ma langue de vipère. Je n'étais même plus d'humeur à taquiner Étienne sur ses gilets moches.


En cours de sport, on pratiquait un nouveau module. On faisait du step, l'activité qui vous faisait transpirer comme une mule et regretter les chasubles puants de basketball. Mes genoux cicatrisaient lentement, des croûtes noirâtres s'étaient formées aux jointures. Une douleur piquante me prenait chaque fois que je levais la jambe, j'ai tenu sans me plaindre. Le bulletin du premier trimestre était arrivé, et dans son appréciation, le prof de sport avait écrit : « Gina doit cesser ses jérémiades perpétuelles sous peine de voir sa note en pâtir. » Il se prenait pour un poète, le prof de sport.

Entre deux sessions, je me suis étirée, Clémence Jourdain s'est assise sur le matelas à côté de moi. Dans un sourire, elle a mimé mes mouvements, allongeant sa jambe gauche et se penchant pour attraper ses orteils. Je n'atteignais même pas mon mollet, elle était pratiquement poitrine contre genou. Clémence était donc venue pour me narguer avec sa souplesse de danseuse. Génial.

─ J'ai un potin pour toi, a-t-elle soufflé.

Une alarme s'est allumée dans mon esprit. Le mot « potin » éveillait en moi le circuit de la récompense et relâchait une énorme dose de dopamine. J'étais suspendue à ses lèvres.

─ Dylan m'a demandée si on pouvait se remettre ensemble.

─ Mais non ! me suis-je exclamée.

Elle a acquiescé d'un rictus malicieux. L'enflure ! Le moindre désagrément dans sa vie, et il se tournait vers les valeurs sûres. J'ai eu peur.

─ Et t'as dit quoi ?

J'espérais que Clémence l'ait remis à sa place. Au fond de moi, j'en doutais. La rupture l'avait brisée, elle n'avait pas dû hésiter une seconde avant de plonger dans ses bras. Je la comprenais un peu... Le magnétisme de Dylan Mercier avait pris de nombreuses autres victimes dans ses filets.

C'était peut-être l'ordre des choses, le seul moyen de clore cette histoire : revenir au début. Dylan et Clémence se remettaient ensemble, Teresa continuait de nourrir des espoirs vains et Jennyfer vivait sa vie dans son coin. Nos péripéties donneraient l'impression de ne jamais être arrivées. Seule moi en ressortait changée : avec une copine en moins et privée de sortie jusqu'à la fin de ma vie.

Ma jambe me lancinait, je l'ai repliée. Clémence a étiré l'autre ischio-jambier avec la même aisance. Quelques cheveux se sont échappés de sa queue-de-cheval tirée au cordon. Elle a avoué :

─ Je lui ai dit d'aller se faire voir.

J'ai manqué de m'étouffer avec ma propre salive.

─ Tu déconnes ?

Pour un potin, c'en était un ! Clémence a secoué la tête.

─ Non, pour de vrai. Il était là : « S'teu plaît Clem, on était beau tout les deux, tu sais qu'on est bien l'un pour l'autre ! » et je disais : « Laisse-moi tranquille, Dylan, t'es qu'un menteur et un infidèle, je veux plus de toi. » Il a un peu insisté, mais il a fini par lâcher l'affaire.

Je n'en revenais pas. Tu parles d'un retournement de situation ! Clémence a continué :

─ Au début, la rupture était difficile, mais les jours passaient, et je me sentais de plus en plus libre. Comme si ne plus être avec Dylan, ça m'avait retiré un poids. Puis, plein de filles sont venues me parler et me dire que Dylan était sorti avec elles pendant qu'on était ensemble. Enfin, je m'en doutais un peu, à l'époque, mais pas à ce point !

J'ai souri, heureuse de sa sérénité retrouvée. Peut-être que l'ordre des choses que je m'étais imaginé n'était pas le bon. Clémence a ajouté :

─ Merci, Gina.

─ Merci pour quoi ?

Je n'avais rien fait, ou alors, si j'y étais pour quelque chose, je lui avais rendu la vie plus dure qu'autre chose. Clémence a haussé les épaules.

─ Merci d'être restée gentille avec moi, même après la rupture. Je sais que Dylan et toi êtes des bons potes.

Je me suis tue, me contentant de l'esquisse d'un sourire triste. Quand Clémence est partie, j'ai étiré ma jambe droite. J'y suis allée trop fort, j'ai manqué de me blesser.


**


L'après-midi, il m'est arrivé une situation cocasse. C'était la pause entre le cours de maths et d'histoire, on attendait le prof en bavardant, dispersés dans la classe. En entrant, il a à peine déposé son cartable à terre qu'il m'a interpellée :

─ Gina !

J'ai flippé, repassant en mémoire mes dernières conneries en date, elles remontaient toutes à plus de deux semaines. D'un signe de tête, il m'a demandé d'approcher.

─ La principale t'attend dans son bureau.

Mon cœur est tombé dans mes chaussettes. J'ai gardé mon calme et la tête haute, en réalité, je tremblais comme une feuille. Dans les couloirs, j'ai marché comme une condamnée.

Qu'est-ce que j'avais fait ? Le bureau de la principale, ce n'était pas rien. C'était à cause de mon bac blanc ? J'étais si nulle que ça ? Non, je n'avais pas pu me planter sur toute la ligne. Ou alors, j'avais tout déchiré, et ils croyaient que j'avais triché. Ce serait marrant... Et si Dylan s'était plaint ? Non... Le lycée se moquait des histoires d'honneur. En descendant l'escalier qui menait à la cour, mes jambes frémissaient à chaque pas. J'ai poussé la porte du secrétariat, le bureau de la principale se trouvait au fond.

Une fille attendait sur les sièges, dans le couloir. Son visage m'était vaguement familier, j'avais dû la croiser deux ou trois fois. Petit carré lisse, petit rouge à lèvres mat et petit perfecto. Elle a levé des yeux blasés sur moi avant de les reporter sur son téléphone. Je ne savais pas si je devais frapper, quelqu'un a pris la décision à ma place. La porte s'est ouverte, Étienne m'a souri.

─ Vas-y, Gina, rentre.

Oh oh, ai-je pensé.

Dans la pièce, plusieurs acteurs s'étaient réunies. La principale s'est levée de sa chaise pour me désigner celle face à elle. À Etienne et elle, s'ajoutaient deux têtes connues : mon prof principal, dans un coin, et Teresa, dans le fauteuil à côté du mien. Prenant place, je l'ai interrogée du regard, elle a haussé les épaules, aussi perdue que moi. La principale s'est raclée la gorge, son air empathique m'a laissé deviner qu'au moins, elle ne comptait pas nous engueuler.

─ Teresa, Gina, bonjour à vous deux, déjà. Comment allez-vous ?

La question m'a déconcertée. J'ai balbutié :

─ Bi... bien. Je crois. Ça va toi ?

Je me suis tournée vers ma sœur. Elle a acquiescé. La principale a souri :

─ On vous a demandé de venir, parce que plusieurs de vos professeurs, et Étienne, ici présents sont inquiets pour vous. On se demande si tout va bien pour vous, à la maison notamment ?

Une ampoule s'est éclairée au-dessus de mon crâne. Sérieusement, ils n'allaient pas nous lâcher avec ça ?

─ C'est à propos de mercredi soir ? ai-je demandé, à l'attention d'Étienne. Y avait pas de problème, je me suis pris la tête avec Teresa et j'ai été prendre l'air, c'est tout.

─ C'est vrai, a confirmé ma sœur.

Les adultes n'ont pas semblé nous croire. Leur attitude méfiante m'a d'autant plus tapé sur le système. Mon prof principal s'est avancé, marquant physiquement son entrée dans la conversation :

─ Ce n'est pas que l'épisode de mercredi soir, Gina. On parle des retards à répétition, du manque de concentration en classe, de tes notes de l'année dernière, de ton redoublement. Tout ça, ça fait beaucoup. Et je sais que Teresa, la seconde, ça commence à être compliquée, pour toi.

─ Donc parce qu'on est des mauvaises élèves, notre mère nous bat ?

─ Gina, personne n'a dit ça, a tempéré la principale.

─ C'est ce que vous pensez.

Leur silence m'a donné raison. J'étais révoltée ! Comment pouvait-on croire une seule seconde que maman nous réservait des mauvais traitements ? Oui, elle était dure par moments, mais fallait voir ce qu'on lui faisait subir ! Un instant, je me suis demandée si, par hasard, ils n'avaient pas eu vent de son dossier médical... Les gens entendaient le nom de maladie et s'imaginaient des fantasmes morbides. Un dégoût est né au creux de ma gorge.

À ma droite, Teresa jouait avec la fermeture de son blouson pour éviter l'affront. J'ai pris la responsabilité de défendre maman.

─ Pour la dernière fois, tout va bien chez nous. C'est gentil de s'inquiéter, mais vous perdez votre temps avec les mauvaises personnes.

J'ai craint qu'ils remettent de nouveau notre parole en question, mais fort de mon ton autoritaire, la principale a acquiescé et abandonné la bataille.

─ D'accord. Au moins, tout est clair.

─ On peut y aller ? ai-je réclamé.

D'un geste, elle a désigné la porte derrière elle, j'ai sauté de mon siège pour l'ouvrir. Dans l'encadrement, elle m'a rappelée :

─ Gina ? Il va de soit qu'il faut arriver à l'heure au lycée.

─ Bien sûr, ai-je répliqué avec insolence.

Teresa et moi avons quitté le bureau. Elle m'a glissée :

─ Tu crois qu'on en parle à maman.

─ Non, ai-je refusé. Non, ça va la stresser.

Titou semblait d'accord. On s'est séparées pour rentrer chacune dans nos classes. Quand je suis sortie du secrétariat, j'ai entendu la principale derrière moi :

─ Nina Garcia ? Viens, rentre donc.


**


Février est arrivé, et avec lui, les campagnes publicitaires mielleuses pour la Saint-Valentin. C'était la fête que j'abhorrais le plus, célibataire ou en couple. Accompagné, on vous servait une fausse image du couple, hétérocentrée et sans baisse de moral, et on vous faisait culpabiliser de ne pas rentrer dans le moule si vous aviez le malheur de vous en écarter. Seul, on vous gavait de romantisme et de mièvreries que même les fans de Jane Austen trouvaient à vomir. Ça n'arrangeait rien que cette année-là, j'étais doublement aigrie, de ma rupture avec Théa et de ma relation loupée avec Jennyfer. Sur les réseaux sociaux, elle postait chaque jour en story un compte à rebours avant son déménagement. Elle partait dans cinq jours.

Côté lycée, le stress montait dans la classe alors qu'à chaque cours, les professeurs répétaient qu'ils avaient bientôt terminé la correction des bacs blancs. J'étais tentée d'abandonner mes devoirs tant que je n'avais pas reçu les résultats. Dans mon esprit de redoublante, je pensais : « À quoi ça sert de bosser si j'ai des mauvaises notes ? Je n'y arriverais jamais. » Mais je me mettais un coup de pied au cul. Je n'avais rien de mieux à faire, de toute manière. Je n'avais plus aucun pote.

Ce soir-là, je ne sais pas comment je m'étais débrouillée, tous mes devoirs étaient à jour. J'ai vérifié mon agenda une dizaine de fois, j'ai sondé le groupe de messages de la classe pour m'assurer n'avoir oublié aucun contrôle insidieux, mais... non. Pour la première fois depuis le début de l'année, je n'étais pas à la bourre. Appelez-moi Clémence Jourdain, je devenais une élève assidue.

Je me suis installée dans mon lit, l'ordinateur sur les genoux. Skype s'est lancé au démarrage. D'habitude, je n'y prêtais pas attention, je me contentais de fermer la fenêtre. Là, j'ai regardé ma page d'accueil. Sur le côté, l'icône de ma conversation avec Théa m'a fait coucou. Un point vert flirtait avec sa photo de profil. Puis, la seconde d'après, je l'appelais. Je ne sais pas ce qui m'a pris. Je ne pensais pas qu'elle répondrait. La sonnerie musicale s'est fait plus agaçante à chaque répétition, je bougeais les épaules en rythme pour masquer ma nervosité.

Théa a décroché, mais est restée silencieuse, sans caméra. Mon cœur tambourinait dans ma poitrine, j'ai tenté avec fébrilité :

─ Allô ?

La réponse s'est faite attendre. Elle allait me raccrocher au nez, pourquoi aurait-elle voulu me parler ? Contre toute attente, sa photo de profil et le fond sombre ont disparu pour laisser la place à son visage. Ma mâchoire s'est décrochée, elle s'était rasée le crâne. J'ai vite mis ma caméra pour ne pas la laisser seule.

─ Bah merde alors, ai-je chuchoté.

Théa a passé ses mains sur son crâne, gênée.

─ Te moque pas, s'il te plaît, je suis encore dans la phase où je regrette tout.

─ Arrête, ça te va trop bien !

La monture épaisse de ses lunettes contrastait avec le nu du reste de son crâne et terminait de l'habiller. Elle avait du courage, je n'aurais jamais osé, je ne me risquais même pas à couper au-dessus des épaules.

─ Quand est-ce que ça t'a pris ? ai-je demandé.

─ Il y a quelques jours. Après les partiels. Un ras-le-bol général, je crois.

J'ai compatis. Pour surmonter les difficultés, Théa torturait ses cheveux. C'était son moyen de faire face à l'adversité. Ils avaient vu toutes les couleurs de l'arc-en-ciel, les coupes et autres permanentes possible. Se raser le crâne n'était qu'une suite logique. Je me suis demandée si la rupture y était pour quelque chose...

─ Tes partiels se sont bien passés ?

Elle a opiné avec retenue.

─ Je suis mi-contente. On verra. Et toi ? Le bac blanc ?

J'ai soupiré. Les jours défilaient, et j'étais de moins en moins confiante. Théa a deviné mon ressentiment.

─ D'acc. On n'en parle pas. Pourquoi tu m'as appelée ? Tu voulais me parler d'un truc ?

─ Non. Je voulais juste te voir.

Théa a mis un temps à rétorquer, décontenancée.

─ Bah... Je suis là.

Un rire m'a échappé.

─ Oui, je vois.

─ T'es sûre que ça va ? a insisté Théa. T'as l'air d'avoir des trucs sur le cœur.

Bien sûr, elle me connaissait. La rupture n'avait pas effacé les mois ensemble et la connexion profonde entre nous. C'était le moment où jamais pour vider mon sac. J'ai dit :

─ Dylan a tout découvert.

─ De quoi ? a questionné Théa.

─ Que je suis lesbienne, que je lui ai menti, que j'ai joué avec ses sentiments.

Théa a affiché une moue compatissante.

─ Et du coup ?

─ Bah, du coup, il l'a mal pris ! ai-je expliqué. Fallait s'y attendre. Il a pété mon skateboard.

Je ne sais pas pourquoi je me focalisais sur le skateboard. Je n'y étais même pas si attaché que ça.

─ C'était ce que tu voulais, non ? m'a rappelée Théa. C'était ton plan depuis le début. Lui briser le cœur pour lui montrer ce que ça faisait, non ?

─ Si.

─ Alors ?

J'ai levé les yeux au ciel.

─ Mais j'avais pas prévu de m'attacher à lui autant ! Ça me fait chier qu'il me fasse la gueule. Ça me fait chier de l'avoir trahi. J'ai l'impression d'être une mauvaise personne.

Théa n'a pas renchéri, son silence avait des relents offensants. J'ai demandé, en proie au doute :

─ Est-ce que je suis une mauvaise personne ?

─ C'est... c'est une question délicate...

À cette question, si la réponse ne prenait pas la forme d'un « non » franc, c'était un oui déguisé. Je suis tombée de quatre étages.

─ Pour de vrai ? ai-je murmuré d'une voix blanche. Tu penses vraiment ça ?

On n'était plus ensemble, elle ne me devait plus rien. Théa m'a giflée avec une claque d'honnêteté :

─ Pas au fond de toi ! Mais dans tes comportements parfois, tu... Genre, tu vois. Tu... fin, voilà, quoi.

─ Non, je vois pas ! Finis tes phrases.

─ Tu mens beaucoup, a affirmé Théa. Tu mens énormément, et tu fais des coups-bas dans le dos des gens. Tu manipules toujours les autres pour arriver à tes fins. Tu te fais souvent passer pour la victime et tu n'acceptes jamais d'avoir tort. Pardon, hein, mais quand tu m'as parlé de Dylan pour la première fois, j'ai senti que ça pouvait pas se passer comme prévu... parce que tu es comme lui !

Sa dernière phrase m'était intolérable :

─ Je ne suis pas comme lui.

─ Arrête, tu l'es. Vous êtes pareil : des gens qui croient que le monde leur est dû. Tu fais autant de mal que lui. Tu péchos peut-être pas à droite, à gauche comme lui, mais tu fais sans cesse souffrir les gens autour de toi, parce que tu penses qu'à toi. Ta mère, ta sœur, moi, même... même Dylan.

Mon esprit s'était déconnecté de la réalité. Chaque mot prononcé par Théa m'avait un peu plus envoyée dans une transe. Je déphasais quand on m'engueulait, pour me protéger. Quand elle s'est tue, je me suis ranimée. J'ai pris une longue inspiration pour contenir mon émotion.

─ Tu n'écoutais même pas, m'a reproché Théa.

─ Si, si.

Qu'attendait-elle de moi ? Que j'acquiesce avec candeur ? Que je dise Amen à ses critiques ? Elle venait de mettre le coup de poignard final. Je me sentais comme une merde. J'ai dégluti, la boule dans ma gorge grossissait chaque seconde. Je suis parvenue à articuler :

─ Donc c'est pour tout ça que t'as rompu avec moi...

Tu as rompu avec moi, Gina !

Sur le coup, je ne m'en souvenais plus. Elle a dû penser que je me faisais encore passer pour la victime – c'était ses mots. Par politesse, je ne lui ai pas raccroché au nez, ce n'était pas l'envie qui me manquait. J'étais presque une adulte, je pouvais accepter les critiques sans me braquer. Pour autant, mes traits fermés reflétaient mon sentiment d'avanie – nouveau mot...

Théa a soupiré.

─ Te vexe pas, c'était pas pour te brimer.

─ C'est un peu tard pour me dire de pas me vexer...

J'étais vexée, forcément. J'étais super vexée. Théa venait de me balancer à la figure mes pires défauts. Ce n'était jamais plaisant à entendre. Un instant, j'ai hésité à lui rendre la pareille... faire ma langue de vipère, lui dire qu'elle était moralisatrice, inquisitrice, qu'elle se prenait pour la police des mœurs et qu'elle vivait dans un monde manichéen. On avait vu le concept en philo, je savais bien ce que ça voulait dire. Mais je me suis targuée d'être plus mature que ça. J'ai relevé la tête, bombé le torse, j'ai dit :

─ D'accord... Merci, je vais essayer de m'améliorer.

Et là, j'ai raccroché. Mesquin et insidieux, mais ça en valait le pic d'orgueil survenu juste après.

J'ai vite fermé Skype et mon ordinateur et j'ai tout déposé au pied de mon lit. J'ai ignoré le regret sous ma langue, Théa et moi nous étions quittés en bon termes, pourquoi venait-on de tout gâcher ?

Des coups timides ont fait vibrer la porte de ma chambre. J'ai crié d'entrer, je pensais que maman venait me chercher pour me dire de passer à table. Je ne l'avais pas entendue rentrer, mais au vu de l'heure, c'était logique. Plutôt, j'ai aperçu la petite tête de Teresa. Elle était encore habillée de son manteau et de ses chaussures. Ses cheveux électriques témoignaient du bonnet qu'elle venait juste d'enlever. Le froid entre nous ne s'était pas dissipée. Aucune de nous deux n'était prête à avouer ses torts. La querelle risquait de durer ; vous n'aviez pas idée d'à quel point j'étais rancunière.

─ Coucou...

─ Tu veux quoi ?

Elle a pris ma réponse pour une invitation à rentrer. Teresa s'est avancée gaucherie, les mains derrière le dos, les cuisses serrées. Elle faisait des pas minuscules, j'ai levé un sourcil.

─ Qu'est-ce qu'il se passe ? T'as mal mis ton tampon ?

Elle a ignoré ma pique. En silence, elle a dévoilé la cause de sa gêne en sortant de son dos un plateau de skateboard. Elle m'a montré le mauvais côté, nu, sans le grip, avant de le retourner. La planche était blanche, des lignes noires s'entremêlaient de par et d'autres et se rejoignaient dans le centre pour former un visage féminin. Ma mâchoire s'est décrochée. Teresa me l'a tendue, je n'en revenais pas.

─ Pour moi ?

Elle a acquiescé.

─ Pardon, s'est-elle excusée.

J'ai pris le plateau et l'ai tenu à bout de bras pour l'admirer. Mon skate. Mon skate à moi.

─ Les roulettes et le truc à coller dessus sont sur la table de la cuisine, m'a-t-elle informée.

J'ai sauté de mon lit dans la seconde, et je l'ai serrée dans mes bras. Son cadeau signifiait beaucoup.

─ T'es ma petite sœur préférée, ai-je chuchoté.

─ Je suis la seule, a-t-elle rétorquée, perplexe.

─ Chut...

Après ça, j'ai couru dans le séjour, glissant sur mes chaussettes à la fin du couloir. Le monde n'était pas si pourri que ça, finalement. 

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