16 : DYLAN + REPAS = EMBARRAS
Le mois de décembre est mon moment préféré de l'année. Ce n'est pas à cause des chocolats du calendrier de l'Avent, promis. Bon... c'est un peu à cause des chocolats du calendrier de l'Avent, mais pas que. Il y a les lumières et les décorations dans les rues, les vitrines illuminées des magasins et les films de Noël l'après-midi. Mais si, ceux où des enfants fouineurs essaient de trouver une nouvelle femme à leur père veuf depuis dix ans. Les histoires sont à chier, mais tout le reste est délectable : les chocolats chauds, les plaids, maman, Teresa et moi pelotonnées dans le canapé alors que la pluie tape contre la fenêtre du salon. Le mois de décembre possède ses propres odeurs et souvenirs, plus on grandit, plus il se teinte de la nostalgie de souvenirs qui n'ont jamais vraiment existé autre part que dans l'imaginaire collectif. J'adore.
Ce mois de décembre-là a été particulier, car il a signifié un retour à une normalité sans précédent. J'étais célibataire, je ne faisais plus la fête, et j'avais fait la promesse de réussir mon bac blanc. La routine dans laquelle je m'installais était barbante à mourir, mais au moins, elle me canalisait. Le midi, je mangeais avec les gens de ma classe. Le soir, après les cours, je retrouvais Dylan pour l'aide aux devoirs. Le mercredi, on faisait du skate, le samedi, on se voyait chez moi, chez lui, ou dans un café pour travailler. Je ne cessais de m'en étonner, mais à cette époque, Dylan Mercier était la seule source de stabilité dans ma vie. Peu importe si la nuit était difficile et que je ne trouvais pas le sommeil, je pouvais être certaine de sa présence à mes côtés le lendemain.
Paradoxalement à la compagnie de Dylan, ses amis brillaient par leur absence. Kärcher travaillait des heures supplémentaires à la boulangerie pour les fêtes de fin d'année, je le croisais au skatepark de temps à autre, mais il s'entraînait surtout tôt le matin, après son premier service. Jennyfer... Honnêtement ? Je ne sais pas ce qui se passait avec Jennyfer. Je commençais à croire qu'elle m'évitait. Elle n'était jamais chez elle quand j'y passais, elle se carapatait avec une excuse minable quand j'étais dans les parages. On ne s'était pas reparlé depuis ce soir dans la salle de bain.
Je tentais de me convaincre que c'était une bonne chose, qu'ainsi, j'avais le temps de guérir de ma relation avec Théa, mais... mon ego en prenait tout de même un sale coup.
Le dernier vendredi avant les vacances, une rumeur courait qu'un gars de terminale faisait une fête chez lui. Dans l'après-midi, Dylan et moi avons été ajouté au groupe Messenger des conviés. La notification avait retenti en plein test d'anglais, le prof avait levé ses yeux laser sur la classe, à la recherche du coupable à épingler. Il ne m'a pas trouvée. J'ai transpiré à grosses gouttes tout le reste de l'heure.
À la sortie des cours, après le sempiternelle – nouveau mot ! – discours pré-vacances à base de : « Passez de bonnes fêtes et à l'année prochaine », Dylan m'attendait devant ma classe. Il était adossé contre un poteau de soutien, une main dans la poche de sa veste en jean et l'autre sur son téléphone. Il s'était vêtu du combo bonnet-sweat à capuche, en sortant, le prof le lui a reproché avec sarcasme :
─ Dylan, figure-toi qu'on a encore de la chance aujourd'hui, aucune fuite n'est à déplorer au plafond. Alors retire-moi ton attirail.
Dylan a fait mine de se découvrir, mais comme le prof a tracé sa route sans un regard supplémentaire, sa valisette d'un côté, ses gros classeurs de l'autre, marchant comme un cow-boy près à aller au combat, il a aussitôt remis sa capuche. Je me suis arrêtée devant lui, intriguée de le voir faire du démarchage. Il n'y avait pas d'aide aux devoirs, ce soir-là. En passant devant nous, plusieurs élèves nous ont lancé des regards en biais, intrigués de nous voir nous parler. Faut se mettre à jour, les gars.
─ Ça va ? ai-je lancé.
─ T'as vu ? a-t-il aussitôt renchéri en me collant son écran devant le nez.
Il m'a montré les messages de groupe. C'est à ce moment que j'ai découvert les fautifs de la notification bruyante. J'ai lu en diagonale les tergiversations des types sur qui achetait quel alcool et comment on se rendait à la maison en bus. J'ai haussé les épaules, indifférente.
─ Eh bah ?
Je n'irai pas. Ce n'était même pas pour tenir la promesse, je n'avais pas envie de faire la fête. Pour une fois qu'une lueur d'équilibre rayonnait dans ma vie, je voulais la préserver. Seulement, en dévisageant Dylan et en reconnaissant un malaise dans ses yeux, j'ai compris qu'on ne parlait pas de moi. J'ai compris. Dans un soupir, je lui ai assuré :
─ Tu peux y aller, t'inquiète. Je te l'ai dit, c'est mon problème, pas le tien.
Dylan s'est gratté le nez, c'était un tic gêné qu'il avait. Je m'attendais à ce qu'il me remercie et file se préparer pour la fête du siècle, mais contre toute attente, il a refusé mon autorisation.
─ Ça me fait chier, mais je vais pas y aller. J'ai promis. Je me demandais juste si tu voulais pas qu'on passe la soirée tous les deux. Un truc chillax, pour pas déprimer, tu vois.
Il avait dit chillax avec un clin d'œil, laissant supposer que Dylan Mercier n'était pas que le mec niais qu'il laissait voir. Il connaissait le comique de répétition ! J'ai accueilli la proposition avec enthousiasme, ça me paraissait être une bonne idée.
─ Ouais, carrément. Tu veux venir chez moi ? Maintenant, je veux dire. J'ai la voiture de ma mère. Tu peux manger à la maison, je pense que ça dérangera personne.
Un jour sur deux, maman faisait du covoiturage avec une collègue et me laissait la voiture. Tant que je ne pouvais pas me payer la mienne, c'était le meilleur compromis. Dylan a acquiescé :
─ Allez.
Sur cet accord, on a suivi la foule dense des élèves pressés d'être en vacances. Il a fallu passer à la Vie Scolaire pour récupérer le skate de Dylan. Il venait sur sa planche tous les matins et le déposait dans le bureau d'Étienne. Quand on est sortis du local, celui-ci nous a lancés :
─ Bonnes vacances les amoureux !
Dylan et moi nous sommes regardés, interloqués, sans rien dire. Il est cool Étienne, mais il est parfois à côté de la plaque.
Dylan était déjà venu devant chez moi, mais il n'avait jamais passé le seuil de la porte. On était tous les deux, maman travaillait, Teresa avait un cours de danse. Quand il a déposé son sac et son skate dans l'entrée, sous le porte-manteau, une appréhension m'a tordu les entrailles. J'étais craintive de ce qu'il allait en penser. La maison des parents de Dylan était fastueuse et gigantesque, j'habitais dans une location HLM, réalisée sur plan en même temps que des dizaines d'autres dans le lotissement. Une pile de cartons de déménagement traînait dans un coin depuis deux ans, et un clou restait planté dans le mur d'en face, vestige d'un cadre tombé et cassé pendant une chamaillerie entre Teresa et moi.
Dylan a gardé sa veste. On avait un poêle à bois, mais je ne savais pas l'allumer, et maman m'interdisait de mettre le chauffage. Dylan n'a même pas bronché. Je lui ai proposé de prendre le goûter, il m'a demandé où étaient les toilettes. Pendant je nous préparais des tartines de Nutella et de l'eau pour le thé, mon esprit s'est suspendu une milliseconde. J'ai eu l'impression de sortir de mon corps et de voir ma vie du point de vue d'une spectatrice. Je ne la reconnaissais pas. Étrange comme du jour au lendemain, tout avait changé. Théa n'était plus là, et Dylan creusait son trou.
La chasse d'eau a résonné dans la tuyauterie de la cuisine, Dylan est revenu, il s'est lavé les mains juste à côté de moi.
─ Trop marrant la photo dans les chiottes.
J'ai ri. À force de la voir tous les jours, je n'y faisais plus attention. C'était une photo de la famille en vacances. Teresa avait huit ans, moi dix. On s'était allongés sur une plage portugaise, et on s'était fait des seins avec le sable. J'étais la star de la photo, avec mes lunettes de soleil rose et mes mains sur les faux nichons.
─ Le gars, dessus, c'est ton père ?
Le grille-pain a fait sauter les tartines et la cuisine s'est emplie des effluves du pain grillé. J'ai secoué la tête en arrachant l'opercule doré du Nutella.
─ Non, c'est Eric, l'ex de ma mère. Je vois pas trop mon père. On s'est brouillés.
C'était une réponse bête, à l'époque, je lui rendais souvent visite. Mais ça, Dylan n'était pas obligé de le savoir. Dylan a acquiescé machinalement, le regard dans le vide. Une intuition m'a poussé à lui retourner la question, je sentais le moment venu.
─ Et toi ? Ton père, je veux dire.
─ Ah, mon père est mort.
Il avait prononcé cette phrase avec la force de l'évidence et l'indifférence d'un défaitiste. D'ailleurs, aussitôt, il a fui la conversation en attrapant la boîte de thés et en fouillant à l'intérieur, à la recherche d'un sachet à faire infuser. J'ai compris le message : ne parlons pas du papa de Dylan.
On a pris notre goûter à la table de la cuisine, sur nos téléphones, nous montrant l'un l'autre des tweets ou des vidéos amusantes. Dylan s'est enfilé quatre ou cinq tartines. En temps normal, j'aurais trouvé son appétit d'ogre ridicule, mais maintenant que je l'accompagnais dans ses séances de skate, je comprenais : ce truc vous donnait la dalle ! Mes portions avaient doublé ses dernières semaines. Si moi, avec mes ollies ratés et mes rampes de cinquante centimètres, je crevais de faim, je n'imaginais pas Dylan.
Maman est rentrée la première, vers 17 heures 30, on n'avait pas bougé de la table de la cuisine. Elle a levé un sourcil en découvrant l'invité. Les présentations n'avaient jamais été faites officiellement, alors j'ai dit :
─ Maman, c'est Dylan, un pote du lycée.
─ Bonjour Dylan, l'a-t-elle salué poliment, on s'était déjà vus, il me semble. À la fête, la dernière fois.
─ Oui, bonjour.
Sa posture et son sourire témoignaient de sa politesse gênée.
─ Il peut manger là, ce soir ? ai-je demandé.
C'était une formalité que de poser la question. En réalité, Dylan dînerait avec nous, je prévenais simplement ma mère. Naturellement, elle a accepté, maman ne refusait jamais une occasion de recevoir.
─ Lasagnes, ça vous va ? T'es pas végétarien, Dylan ?
─ Non.
─ Super.
Elle a fait ce truc de maman, où elle est restée plantée au milieu du salon, ses clés, son sac et son manteau encore sur son dos. Si on tendait l'oreille, on percevait le bourdonnement de ses pensées, alors qu'elle tentait d'y mettre de l'ordre. Elle a tapoté ses poches pour se sortir de son mutisme, avant de déclarer :
─ Je vais chercher Teresa. La voisine devrait passer récupérer un colis, je l'ai réceptionné pour elle ce midi. Vous pourrez lui donner ? Et il faut donner à manger au poisson et si vraiment, vous vous ennuyez, j'ai une machine à étendre. À tout à l'heure !
Sur ce, elle a claqué la porte d'entrée, nous laissant seuls, Dylan, moi et le tic-tac de l'horloge au-dessus du réfrigérateur. Il m'a fixée avec de grands yeux et un rictus amusé.
─ Quoi ? ai-je lancé.
─ Elle a l'air trop, trop cool, ta mère.
**
Bien sûr, ni Dylan, ni moi n'avons étendu la machine de ligne propre. Il a donné à manger au poisson, en revanche, parce qu'il ne l'avait jamais fait et ça l'amusait de saupoudrer les confettis dans l'eau. Après ça, on s'est posé dans ma chambre, sans plus d'extravagance dans nos occupations. On a discuté des séries que l'on regardait, il m'a montré des vidéos de skate, et on a débattu de l'âge véritable d'Étienne. Je maintenais mon 42, Dylan était plus clément, il disait 36.
La nuit est tombée rapidement. J'ai allumé les guirlandes de Noël qui décoraient les murs de ma chambres. C'était des guirlandes LED banales, mais en décembre, elles devenaient des guirlandes de Noël. J'avais même pendu des boules colorées aux barreaux de mon lit. L'ambiance tamisée a renforcé l'impression de cocon. J'étais couchée sur le ventre sur mon lit, Dylan était allongé sur mon tapis, on pianotait sur nos téléphones. Il a reçu un message vocal et l'a écouté, d'abord sans baisser le son. La voix nasillarde d'un de ses potes a résonné dans le haut-parleur.
─ T'es sérieux, mec ? Tu viens pas ce soir ? Et pour quoi ? Hein, dis-moi ? Pour une meuf ?J'te pensais pas comme ça, Dylan, t'es qu'un gros canard ! J'espère qu'elle est bonne au moins parce que...
Dylan s'est empressé de baisser le son, gêné, rouge comme une tomate. Un sourire amusé s'est invité sur mes lèvres, c'était marrant de le voir aussi embarrassé.
─ Pardon, s'est-il excusé. Il est con.
─ Tu peux y aller, ça me dérange pas, je t'assure, ai-je réitéré.
─ Non, non, je préfère rester manger des lasagnes.
J'étais contente qu'il soit là. Qu'est-ce que j'aurais fait sinon ? Regarder une série ou une énième vidéo pour passer le temps ? Sans Théa, les soirées me paraissaient interminables. J'étais continuellement à deux doigts de lui envoyer un message, mais je m'y résignais. Elle avait besoin de son espace. Le son sifflant d'une longue inspiration est monté, j'ai baissé les yeux, discernant Dylan à travers les barreaux du lit.
─ Gina ? m'a-t-il appelée.
─ Ouais ?
─ Tu m'aimes bien ?
Calmement, j'ai répondu :
─ Oui, bien sûr, pourquoi ?
─ Genre, bien bien ou juste bien ?
J'ai haussé les épaules.
─ Bien. Bien comme j'aime bien tous mes potes.
Je savais exactement à quel jeu j'étais en train de jouer, il était dangereux. Jusque là, les yeux de Dylan s'étaient accrochés à une fissure au plafond, soudain, il les a braqués sur moi. Avec les reflets des guirlandes, ils pétillaient d'étincelles dorées.
─ Moi, je t'aime bien bien.
J'ai été tentée de répondre d'un cynique « Je sais ». Rien de plus pertinent ne me venait à l'esprit. C'était l'unique réalité : je savais qu'il m'aimait bien bien. Je le voyais. Dans la manière dont il me souriait, dans le temps qu'il m'accordait, dans la promesse qu'il m'avait faite. Je n'aurais même pas dû m'en étonner, c'était mon but depuis le début, non ? De faire tomber Dylan Mercier amoureux de moi. Bravo Gina, mission accomplie ! Alors pourquoi je n'en retirais aucune satisfaction ? Pire, je me sentais coupable.
J'aurais pu tout arrêter, là, dans cette chambre, j'aurais pu lui dire la vérité, que rien ne se passera jamais entre nous, qu'il ne me plaisait pas, que je le manipulais, mais si je le faisais, alors qui me restait-il ? Personne. Je venais de périr en mer, et Dylan était la seule bouée de sauvetage sur le navire. Si je m'étais fin à notre amitié, je coulais sans aucun doute. Voilà, je m'étais coincée dans une impasse : pour empêcher les autres filles d'être dépendantes des bons sentiments de Dylan Mercier, j'avais endossé la responsabilité pour toutes. Théa avait raison. Théa avait toujours raison, c'était agaçant.
Je devais continuer de lui mentir, ce n'était pas une partie de plaisir ; quoi que vous croyiez, je vous l'assure.
Dylan n'a pas remarqué ma panique intérieure. J'ai filouté, rétorquant :
─ Bien, bien, bien. Nous vous remercions de l'envoi de votre dossier, nous le traiterons dans les meilleurs délais.
Il a roulé les yeux, un sourire narquois au coin de la bouche.
─ Quoi ? ai-je aboyé.
─ T'es pas possible.
Par la suite, je ne sais pas ce qui m'a pris. J'avais peut-être l'idée bête que si je lui donnais ce qu'il voulait, il me laisserait tranquille. Ou bien peut-être voulais-je m'assurer sa loyauté. Ouais... après réflexion, c'était sûrement ça. Je voulais garder Dylan près de moi. Quitte à lui mentir :
─ Je t'aime bien bien aussi.
─ Vraiment ? s'est-il redressé comme un chiot à qui l'on venait de promettre une balade.
J'ai haussé les épaules, faute d'être plus expressive.
─ On s'embrasse ?
─ Dégage !
─ On s'embrassera un jour ?
─ Dégage !
─ Ah ! T'as pas dit non ! a-t-il relevé.
Quelqu'un a frappé à la porte de ma chambre, Teresa est entrée comme une tornade, hurlant comme une hyène :
─ Maman dit que tu dois mettre la table !
En voyant l'autre loque sur le tapis, elle s'est immobilisée et a marmonné.
─ Salut Dylan.
─ Salut ! Ça va ?
Teresa a hoché la tête avec frénésie, interdite. Maman n'avait pas dû la prévenir. Étrange, maman était la plus grande pipelette de ce monde. Elle se doutait peut-être de quelque chose. Teresa est restée plantée dans l'encadrement de la porte, la main encore sur la poignée. J'allais lui dire de dégager, mais elle a bredouillé avant moi :
─ Je... je vais le faire. Je vais mettre la table.
Lentement, encore sous le choc, elle s'est retournée, Dylan s'est tordu le cou pour la suivre du regard – Teresa ou ses fesses, on ne saura jamais... – tandis qu'elle disparaissait dans les abysses du couloir. J'ai claqué des doigts.
─ Dylan, range tes yeux.
─ J'ai rien fait ! s'est-il dédouané un peu trop vite à mon goût.
─ Mmh, c'est ça oui.
Il a ri. J'ai soupiré. Dylan Mercier ne changerait pas.
**
L'odeur des lasagnes fumantes nous a sorti de ma chambre. Le couvert était mis au millimètre près, chose surprenante venant de Teresa. Généralement, elle jetait les fourchettes et couteaux au milieu de la table et il fallait se démerder avec. Dylan a pris la place à mes côtés, d'habitude vide. C'était étrange d'avoir quelqu'un manger à ma droite, les invités étaient rares. Mamie, parfois, mais elle mangeait toujours en bout de table.
Maman a fait le service. À Dylan, elle a servi une part si grosse que la crème débordait de l'assiette. Il n'a rien dit. Teresa mangeait plus de salade que de lasagnes, maman s'est contentée d'un bout riquiqui. J'ai senti qu'elle aurait préféré aller se coucher, mais qu'elle restait avec nous par politesse. S'efforçant d'être curieuse, elle a demandé à Dylan :
─ Toi aussi, tu es en terminale, Dylan ?
─ Euh, oui.
─ Ah, le bac alors ! Comment tu le sens ?
─ Bof, en vrai. On verra déjà le bac blanc... Mais bon, on a beaucoup bossé, avec Gina, donc ça devrait le faire.
Clairement, il essayait de se faire bien voir. Dylan la brebis, c'était nouveau. J'ai retenu un sourire moqueur. Ma mère l'a attrapé aussitôt et m'a lancé un regard réprobateur.
─ Gina ne m'avait jamais parlé de toi, a dit maman. Ça fait plaisir de rencontrer un de ses amis, pour une fois.
─ Ah bah d'accord, ai-je raillé, dis que ta fille n'a pas d'amis, ça ira plus vite !
─ J'ai pas dit ça...
─ En même temps, elle en a pas énorme non plus, a chuchoté Teresa.
─ Ta gueule La Schtroumpfette !
Teresa m'a adressé un doigt d'honneur et pour me venger, je lui ai lancé un morceau de pain. Maman a hurlé pour nous ramener au calme. On avait tendance à monter vite en pression. Dylan observait la scène avec interdiction, il a joué avec ses lasagnes du bout de sa fourchette, embarrassé. Maman l'a interpellé de nouveau :
─ Et tu fais du skate ? C'est toi qui retient ma fille tous les mercredis après-midis au skatepark ?
Teresa m'a fixé, bouche bée, elle n'était au courant de rien de tout ça. J'avais dû parler de ma nouvelle passion à maman, le soir que j'étais rentrée un skate dans la main – elle ne m'avait même pas puni pour avoir violé ma privation de sortie. Ma sœur ne devait plus rien comprendre. Dylan a acquiescé.
─ J'aime... j'aime bien le skate. C'est cool.
─ On dit plutôt que c'est « chillax », ai-je plaisanté.
Dylan n'a eu qu'un rire nerveux, d'autant plus mal à l'aise. J'ai cessé mes plaisanteries.
Le repas s'est terminé sans badineries supplémentaires. Maman a posé d'autres questions, auxquelles Dylan a répondu poliment. Il a terminé son assiette, il en a même repris. Quand Teresa a quitté la table pour se réfugier dans la chambre, maman s'est excusée et est allée se coucher, nous laissant la responsabilité de ramasser la table et faire la vaisselle. Une fois seule avec Dylan, je lui ai lancé une éponge pour qu'il essuie les miettes de pain. Il se l'est prise dans la figure, grimaçant à la sensation humide.
─ Beurk, casse-toi.
─ C'était quoi ça ? ai-je demandé.
─ Quoi ?
─ On aurait dit qu'on te mettait un flingue sur la tempe. Zéro enthousiasme, le mec.
Dylan a haussé les épaules.
─ C'est ta mère. Je vais pas faire le con, j'ai du respect.
J'ai secoué la tête.
─ Non, t'as pas de respect, Dylan Mercier. C'est ton truc, t'es un mec sans respect.
─ Je respecte les gens qui me respectent.
Sa phrase a résonné longuement dans mon esprit. Sans réussir à mettre le doigt sur la raison de mon sentiment, j'ai eu l'impression qu'il venait de me livrer une révélation importante.
J'ai ramené Dylan chez lui, il a paru nerveux de rentrer, mais après une hésitation interminable, il a claqué la portière de la voiture. On s'est souhaité de bonnes vacances, un Joyeux Noël, et cetera.
─ On peut fêter le Nouvel An ensemble, si tu veux, m'a-t-il proposé.
J'avais prévu de passer la soirée avec ma mère. On regarderait les dessins animés qui passeraient sur la Une. J'ai senti dans sa voix l'impatience de passer davantage de temps avec moi. Il en demandait de plus en plus, je n'étais pas sûre de pouvoir tout lui donner.
─ On verra. Mais si tu veux faire un truc avec tes potes, t'inquiète. Je te le redis, ça me dérange pas.
─ Ouais, on verra.
Il m'a fait un ultime signe de la main et a poussé la porte d'une maison éteinte. En le voyant disparaître à l'intérieur, j'ai eu un pincement au cœur. Je me demandais ce qui l'attendait de l'autre côté de ces murs...
En rentrant, la porte de la chambre de Teresa était entrouverte. J'ai glissé une tête à l'intérieur. Ma sœur était allongée sur le ventre dans son lit, recouverte d'une couverture jusque par-dessus la tête, elle pianotait sur son téléphone.
─ Coucou, ai-je lancé, je peux venir.
Sans répondre, elle s'est décalée sur le côté pour me faire une place. Je m'y suis jetée. Le temps de quelques secondes, on s'est regardé dans les yeux. Les siens s'étaient emplis d'une amertume piquante. Il n'avait jamais été mon but de blesser Teresa en devenant amie avec Dylan, c'était tout le contraire, même. Mais, depuis la soirée, je percevais son incompréhension face à notre complicité.
─ C'est ton copain ? m'a interrogé Teresa avec candeur.
Un sourire attendri est apparu sur mes lèvres, j'ai murmuré.
─ Non, promis. C'est juste un pote. Il se passera jamais rien avec lui.
Je ne sais pas si elle m'a cru. Néanmoins, Teresa a froncé les sourcils.
─ Je pensais que tu étais lesbienne.
Sur le coup, je me suis redressée. Ou bien quelqu'un avait craché le morceau, ou bien j'étais moins douée pour garder des secrets que je le pensais.
─ Qui t'as dit ça ?
─ Personne, mais je me posais des questions. Tu n'as jamais eu de petit ami, et tu parlais avec cette fille tous les soirs pendant des heures. Et... et tu mets des Rangers.
J'ai explosé de rire, avant de plaquer ma main contre ma bouche, me rappelant que maman dormait. Teresa m'a regardé avec de grands yeux affolés.
─ J'ai dit un truc de mal ? C'est vrai !
─ Non, l'ai-je rassurée. Non, t'inquiète. En fait... ouais, Titou...
J'ai levé les yeux au ciel, cherchant le courage de prononcer les prochaines phrases. Je me targuais énormément d'être à l'aise avec ma sexualité. J'avais un compte Twitter privé où je la rappelais à quiconque voulait l'entendre, mais, dans la vie réelle, j'étais toujours gênée de l'avouer. J'ai fini par cracher le morceau :
─ T'as raison, je suis lesbienne.
─ Pourquoi tu ne m'as jamais rien dit ? s'est-elle offusquée.
J'ai haussé les épaules. Au fond, j'avais mon idée. C'était la même raison qui guidait la plupart de mes actions. J'étais terrifiée que les gens me traitent différemment, ou m'apprécient moins s'ils l'apprenaient. Ça valait pour ma sœur aussi...
─ Théa, c'était elle ? a deviné Teresa. C'était la fille avec qui tu discutais tous les soirs.
─ Oui.
En entendant son prénom, une vague d'émotions a déferlé sur moi. Ma poitrine a comme pris un coup, me coupant la respiration. Un silence a suspendu le moment, mes oreilles ont sifflé. Teresa m'a questionnée :
─ Vous avez rompu ?
La boule dans ma gorge m'a empêché de parler, je me suis contenté de hocher la tête. Teresa a dû voir mes yeux brillants, et les larmes qui menaçaient de couler sur mes joues. Alors, pour conjurer le mauvais sort, elle s'est blottie contre moi, me serrant contre elle, une jambe par-dessus mon corps, comme une couverture réconfortante. Elle était bien plus petite que moi, c'était aussi la plus jeune, et dans mon esprit, la plus fragile. Mais, à cet instant, elle me portait à bout de bras. Elle aurait pu être la grande sœur de nous deux. Je me suis laissée pleurer dans ses cheveux.
La blessure laissée par la rupture était encore à vif ; chaque brise, chaque coup de soleil, chaque minuscule désagrément suffisait à la faire saigner. Il allait encore me falloir du temps avant de cicatriser. La première étape, c'était de pleurer pour désinfecter.
Titou n'a pas bougé jusqu'à ce que je me calme. Parfois, elle massait mon crâne du bout de ses ongles, je laissais les frissons m'apaiser. Plusieurs minutes se sont écoulées avant que l'on se sépare, pour autant, on est resté l'une contre l'autre. Teresa s'est lovée contre mon épaule, son bras autour de ma poitrine.
─ Gina, a-t-elle murmuré.
─ Oui ?
─ Faut que je te dise un truc.
J'ai relevé la tête, offrant à Teresa une vue splendide de mon double menton.
─ Quoi ? me suis-je enquise.
─ Tu sais quand tu as été privée de sortie parce que t'étais partie en soirée ?
J'ai senti l'entourloupe. Teresa a expliqué.
─ C'est ma faute... Enfin, c'est en partie ma faute. Le dimanche, j'ai appelé Jean Morrisson, et... et je l'avais mis en haut-parleur. Maman est passée dans ma chambre déposer du linge, et au même moment, il a dit un truc du genre : « Au fait, y avait ta sœur hier soir, elle est grave marrante ». S'teu plaît, m'en veux pas ! C'était pas voulu, c'était...
─ Chut, l'ai-je coupé. C'est bon, c'est oublié.
Je lui ai fait signe de se blottir de nouveau dans mes bras. Une autre fois, je lui en aurais peut-être tenu rigueur, je lui aurais peut-être fait la gueule.
Ce soir-là, je me suis endormie aux côtés de Titou. C'était le premier soir des vacances de Noël. Il y avait une certaine magie dans l'air.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top