11 : DYLAN + TRAQUENARD = BOBARD
CW : Relation conflictuelle parent/enfant.
**
Le mardi s'est déroulé sans accrocs, comme un jour de lycée comme les autres. Le mercredi matin, aussi. L'après-midi, je devais faire mon heure de colle. Je suis rentrée chez moi à midi, pour engloutir un cordon bleu et des pâtes avant de retourner au lycée. Je me suis pointée à la Vie Scolaire cinq minutes avant le début, Étienne m'attendait. Étienne, moi et les heures de colle, c'était le triangle amoureux sur lequel tous mes fans s'extasiaient. Le nombre d'heures passées seule à seul avec lui dans cette salle avait de quoi faire tourner les têtes.
Il m'a accueillie d'un sourire cordial. Ouf, il ne m'en voulait pas pour la veille.
─ Trop beau votre gilet, Étienne !
C'était un sans-manches en laine marron. On aurait dit qu'il avait été tricoté avec des poils de fesses de mouton.
─ Tu me chambres.
─ Je vous chambre pas, promis.
─ Tu m'as l'air de meilleure humeur qu'hier, en tout cas ! s'est-il réjoui.
─ Oui, pardon pour ça. J'aurais pas dû vous manquer de respect.
Il a balayé l'air d'un revers de la main, signe que c'était oublié. Il était cool, Étienne.
─ Gina, après coup, ça m'a plus inquiété qu'autre chose. Ça te ressemble pas. Tout va bien à la maison ?
Pourquoi tout le monde me posait cette question ?
─ Oui, oui. J'avais seulement passé une mauvaise journée.
─ Ah, t'avais tes machins de fille.
Il m'a fait un clin d'œil, se pensant drôle. Je suis restée de marbre.
─ Non, j'avais juste passé une mauvaise journée.
Mal à l'aise, Étienne s'est raclé la gorge et m'a ordonné de m'asseoir. J'ai pris la place au fond de la salle d'étude, contre un mur. Pendant une heure, j'ai disserté sur un sujet de philo à la noix. J'ai fait trois lignes, sans regrets. Étienne a ramassé mon sujet, quand je suis sortie de la Vie Scolaire, je l'ai aperçu jeter ma copie à la poubelle. Il était cool, Étienne.
Entre temps, j'avais reçu un message de Dylan : « 🛹🛹 » Je n'ai même pas hésité. J'ai pris le premier bus pour le skatepark. Ce n'était même pas par souci de mener à bien la suite de mon plan. J'avais envie de skater et de m'amuser. Point. Ma mère travaillait, et de toute manière, je lui avais dit qu'une heure de colle m'obligeait à retourner au lycée. Je n'avais pas précisé l'horaire. Techniquement, j'avais tout l'après-midi de libre pour violer l'interdiction de sortie.
Le ciel était chargé quand j'ai passé le portail en fer blanc. Sous des nuages menaçants, presque noir, le gris de l'enrobé luisait à la lumière sèche de l'après-midi. Les tags apparaissaient plus colorés, seule touche de couleur dans un monde assombri. Les rampes étaient désertes. Un petit groupe d'adultes squattaient le bowl. La bande avait élargi son territoire, et Kärcher prenait des libertés géographiques, s'aventurant sur de plus grandes rampes que la sienne. Il a manqué de me rentrer dedans pendant que je traversais le skatepark, il a sauté de sa planche au dernier moment, l'attrapant au vol.
─ Wesh la zone, a-t-il lancé.
J'étais incapable de savoir si la formule était ironique ou non. Il m'a tendu la paume de sa main, je suis restée interdite quelques secondes. Kärcher a agité ses doigts, j'ai tapé timidement dans sa main. Il m'a montré son poing, je l'ai cogné contre le mien. Après ça, content, il a remis sa planche au sol et s'est dirigé vers le groupe. Mon premier check... c'était presque émouvant.
Dylan et Jennyfer m'ont accueillie avec le même enthousiasme.
─ Il n'y a personne, leur ai-je fait remarquer.
─ T'as vu ! a répliqué Dylan. C'est trop bien. On va s'éclater. Attends, Gina, j'ai un truc pour toi.
Me plantant sur ce mystère, il a couru jusqu'au mur d'enceinte, à quelques mètres, contre lequel ils avaient déposé leurs vestes et leurs sacs à dos. Il en est revenu avec une planche au grip délavé, qui s'effritait sur les bords. Sur l'envers, le dessin était un imbroglio de motifs psychédéliques, style années 70 et révolution hippie. J'ai levé un sourcil, Dylan m'a indiquée :
─ Pour toi.
─ Pour moi ? me suis-je étonnée.
─ Oui. Enfin, c'est mon ancienne planche, donc je voudrais la récupérer à un moment, mais je te la prête pour l'instant.
Il m'a tendu un peu plus le skateboard et j'ai fini par le prendre, déboussolée par le cadeau. Dylan m'a encouragée à l'essayer. J'étais encore loin d'être à l'aise sur un skateboard, avec à peine une semaine d'expérience derrière moi. Mais l'idée d'en avoir un à moi, de pouvoir progresser me donnait la confiance nécessaire pour rouler sans avoir peur. Pendant l'après-midi, je ne suis tombée que douze fois. On avançait.
Entre deux sessions d'entraînement, Dylan et moi avons discuté, d'abord sur le ton de la rigolade.
─ Ta sœur est à fond.
─ Ne t'approche pas de ma sœur, l'ai-je mis en garde.
─ Pourquoi je m'approcherais de la petite quand je peux avoir la grande ?
J'ai levé les yeux au ciel pour seule réponse. Il a ri.
─ Tu ne m'as toujours pas dit ce que ça t'avais fait d'apprendre que j'avais rompu avec Clem ? Ça a dû te faire extra plaisir.
─ J'ai dû la ramasser à la petite cuillère en sport, donc ça ne m'a pas fait extra plaisir. En revanche, je comprends pas pourquoi tu restais avec elle, si tu savais que tu étais capable de la larguer sans sommation.
─ Sans quoi ?
─ Sans prévenir. Pourquoi Clémence était ta copine ? Pourquoi tu restais pas simplement célib ?
Dylan a haussé les épaules avant de fournir l'explication du siècle – non.
─ J'aime bien Clémence.
─ Ah.
─ Ouais.
Je n'aurais pas pu en tirer plus de lui. Au même moment, Kärcher est passé juste à côté de nous et a piqué le bonnet de Dylan à la volée. Son meilleur ami est monté sur sa planche et s'est élancé à sa poursuite.
─ Je vais le baiser, a-t-il crié.
Dylan Mercier dans toute sa splendeur.
Vers 16 heures, les premières gouttes ont mouillé le béton et les effluves d'humidité nous ont chatouillé les narines. Au début, les garçons ont ignoré la pluie, rien ne les priverait d'une après-midi sur roulettes. Jennyfer et moi, en revanche, étions plus frileuses à rester. D'un commun accord, on a décidé de rentrer chez elle et Dylan avant l'averse, leur maison était la plus proche d'entre toutes. Je n'étais pas à l'aise pour rouler tout le long, Jennyfer et moi avons marché une bonne partie du chemin.
─ Je croyais que tu étais chez ta mère, ai-je dit à Jennyfer.
─ J'y étais. J'y reste jamais longtemps.
La pluie avait cessé, mais le ciel s'assombrissait à chaque mètre parcouru. Une bourrasque de vent a secoué les branches des arbres autour de nous et a fait tinter les girouettes des maisons voisines. Entre Jennyfer et moi, il y avait un malaise palpable d'origine inconnue. On ne s'était pas revue depuis le week-end dernier, c'était comme s'il fallait reprendre l'amitié depuis zéro. J'ai demandé :
─ T'as entendu parler de la rupture, du coup ?
Elle a agité sa main devant elle avec agacement.
─ Oh non, pitié. Il va la récupérer d'ici deux jours.
─ Comment ça ? me suis-je étonnée.
─ C'est tout le temps comme ça entre eux deux. Ils se séparent et se remettent ensemble.
─ Ça a l'air assez sérieux, cette fois.
─ Depuis quand Dylan fait quelque chose de sérieux ?
Elle marquait un point. Mon regard s'est perdu sur le trottoir sous mes pieds. Une bruine formait une voile autour de nous, déposant des gouttelettes sur les pointes de mes cheveux. Notre pas s'est accéléré sous la menace de l'averse. Les dernières mètres ont eu raison de nous. Lorsque la maison de Jennyfer s'est dessinée au loin, la pluie a percé les nuages, l'eau a déferlé sur le quartier. J'ai crié de surprise, Jennyfer m'a plantée sur le trottoir, lançant sa planche devant elle et sautant dessus avec grâce. J'ai couru aussi vite que j'ai pu, mais le déluge m'a prise au piège. En arrivant devant le garage, je dégoulinais, trempée jusqu'aux os. Jennyfer m'a attrapée par la manche pour me faire rentrer plus vite :
─ Allez, grouille !
À l'intérieur, on s'est regardé, les cheveux ébouriffés de notre course et plaqués par l'eau sur notre crâne. J'ai ri, amusée. Mes joues étaient rougies par l'effort, mes doigts pâles. Jennyfer a essoré son bonnet au-dessus du sol, une flaque a mouillé le béton. Dans l'entrée du garage, un vaisselier encombrait la pièce. On ne pouvait pas ouvrir la porte sur tout le long, juste rabattre le volet, mais il restait une interstice entre le plastique et le bois du meuble. Si je précise ça, c'est que soudain, Jennyfer m'a attirée dans le recoin et m'a plaqué une main contre la bouche pour m'empêcher de parler.
Elle avait l'ouïe plus fine que moi. Dans la seconde suivante, la porte du cellier s'ouvrait et une voix féminine résonnait contre les canalisations en métal au plafond. La personne semblait au téléphone.
─ Nous ? Oh, tu sais, ça va comme d'habitude. Guo a récupéré le carnet d'adresse de son ancien collègue à la retraite, il a du travail par-dessus la tête. Non, maman, il n'y aura pas de bébé. Oui, je sais que je pourrais encore, mais c'est déjà assez compliqué avec Dylan. Il...
Elle a soupiré, le claquement du couvercle du conteneur à poubelles retentit. Jennyfer et moi nous regardions toujours dans les yeux, concentrés sur les paroles. La femme – la mère de Dylan, je présume – a repris :
─ Non, non, attends, maman. Moi, j'en peux plus. Ça va faire trois ans qu'on essaie de trouver une solution, mais il ne coopère pas.
Elle a laissé l'autre personne parler.
─ Mais oui ! Les psys, les médecins, tout ! Il n'écoute rien, il n'en fait qu'à sa tête. Moi, je suis à bout. Tiens, l'autre week-end, il a fait une fête, alors qu'on le lui avait interdit. Il fait le mur, il boit, il fume, qu'est-ce que tu veux que je fasse ? Je suis à bout. Ah non, mais, son bac, il ne l'aura pas, c'est certain.
Nouveau silence. La main de Jennyfer se faisait de plus en plus moite et chaude sur ma bouche. Son regard noir perçait le mien, j'avais l'impression qu'elle cherchait dans mon âme. Elle était concentrée, en réalité, mais c'était tout comme.
─ Oui, oui... OK, crise d'adolescence. J'espère que ça lui passera, j'en ai marre de m'engueuler à table tous les soirs. Après les gens s'étonnent qu'on monte sur Paris quand on peut, mais c'est invivable ! Bref, maman, je te laisse. Passe le bonjour à papa. On se voit à Noël, de toute façon.
La voix s'est éloignée, la porte a claqué. Jennyfer n'a pas retiré sa main pour autant, les yeux accrochés au mien. Vers la fin du monologue, l'ambiance avait changé, comme si quelqu'un avait activé l'interrupteur de la tension. Soudain, le corps de Jennyfer m'a paru plus proche, et l'espace entre le meuble et la porte moins grand. Je n'ai pas bougé, pour ne pas compromettre notre cachette, mais ce n'était pas l'envie qui manquait. Je commençais à manquer d'air, la ferveur du regard de Jenny n'arrangeait rien.
J'ai fini par retirer moi-même sa main de son visage. Jennyfer est revenue sur terre à son tour. Elle s'est raclée la gorge, embarrassée, pendant que je me faufilais en dehors de notre tanière. J'ai recoiffé mes cheveux trempés, plus pour me donner une contenance que par souci de mon apparence. Dehors, la pluie cognait contre la porte du garage, je me suis rapproché de l'entrée pour récupérer de l'air.
─ Dylan ne s'entend pas super bien avec sa mère, a déclaré Jennyfer pour briser le malaise.
J'ai acquiescé.
─ Ouais, il l'avait mentionné.
─ Ne... ne lui en parle pas. De ce qu'on vient d'entendre, je veux dire. Il le prendrait mal.
─ Bien sûr, l'ai-je rassurée. Bien sûr. Je ne dirais rien.
La discussion bateau n'est pas parvenu à chasser le blanc malaisé. Le souvenir cuisant des dernières secondes, et le tilt électrisant entre nous se faisait encore ressentir dans chaque particule de la pièce. Mon corps n'y comprenait rien. C'était un sentiment plaisant, se disait-il, d'être proche de quelqu'un comme ça. Pourquoi n'aimait-on pas ? Quand ma tête a commencé à partir trop loin pour mon propre bien, j'ai préféré couper court à l'entrevue. J'ai affirmé :
─ Je vais rentrer.
─ Oui !
Sa hâte a dû lui paraître déplacée, elle s'est reprise :
─ Enfin, oui, c'est mieux. Mes parents sont à la maison, on serait obligées de rester dans le garage à se le peler.
─ C'est ce que je me disais.
J'avais mon sac à dos sur mes épaules – il contenait avec fierté un stylo et ma carte d'identité – et j'ai récupéré la planche de Dylan restée dehors. Il pleuvait encore, j'avais un peu de marche jusqu'à l'arrêt de bus. Aucune importance, je venais de prendre une douche. Jennyfer a eu le courage de m'accompagner jusqu'au bout de l'allée.
─ À plus, a-t-elle lancé.
Sa voix trahissait le même tiraillement que moi. Je n'étais pas folle, quelque chose était passé entre nous, derrière ce meuble. Pour lui dire au revoir à mon tour, je lui ai fait des pistolets avec les doigts. Parce que j'étais une meuf gênante comme ça. J'ai regretté mon geste aussitôt.
**
Le soir-même, je suis restée en mode hors-ligne longtemps après le repas. Je repoussais au maximum le moment de me connecter pour discuter avec Théa. J'avais l'impression d'avoir fait quelque chose de mal. C'était bête, objectivement, il ne s'était rien passé dans ce garage, entre Jennyfer et moi, mais nos yeux avaient suffisamment parler pour me persuader du contraire. Je ne voulais surtout en parler avec Théa, ma honte ne faisait que confirmer mes doutes. Si je n'avais rien à me reprocher, pourquoi étais-je si inquiète ?
Après deux messages de sa part où elle me demandait ce que je foutais, j'ai craqué. Je me suis connectée. Théa m'a raconté sa journée pendant une demi-heure, j'ai écouté d'une oreille distraite, ponctuant son discours de « Mmh. » et de « Tu déconnes ? Mais non ! » Quand elle m'a donné la parole pour de bon, la panique est grimpée.
─ Et toi ? T'as parlé à Dylan ?
J'ai vu une opportunité, je m'y suis engouffrée.
─ Oui !
Mon manque de bagou l'a perturbée.
─ Et alors ? Il a dit quoi ?
L'impulsivité a eu raison de moi. J'ai dit, sans réfléchir :
─ C'est bon. C'est réglé. Plus de Dylan Mercier.
─ Pour de vrai ? s'est étonnée Théa.
─ Tu croyais pas que j'en étais capable ?
─ Non, en vrai. Je pensais que tu allais rester pote avec lui.
Plus elle me tendait pour approfondir le mensonge, plus je les saisissais.
─ Eh bah non. Je lui ai tout expliqué, je lui ai dit que je voulais plus le voir parce que c'était une mauvaise influence. Il l'a un peu mal pris, mais on était pas amis, hein, je lui devais rien.
─ C'est cool ! Tu te sens comment ?
J'ai froncé les sourcils, mon agitation intérieure se lisait sur mes yeux.
─ Pas super. On peut éviter d'en parler ? Ça me travaille encore.
─ Oui, évidemment.
Respectueuse, Théa a changé de sujet.
Ce soir-là, je me suis couchée avec une boule au ventre. J'aurais bien eu envie d'une bière pour me détendre avant de dormir.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top