Merry Christmas - Partie Un
Le chauffage du petit appartement avait lâché quelques jours plus tôt. Réfugiée sous un amoncellement de couvertures, la jeune fille redressa pour la centième fois le chignon catastrophique qui lui tenait lieu de coiffure depuis près d'une semaine.
Les examens étaient fixés la semaine suivant les fêtes de fin d'année, et Merry avait décidé de rester en autarcie dans sa chambre étudiante afin d'achever ses révisions. Grommelant, elle coinça les frisottis blonds fuyards à l'aide d'un cinquième crayon à papier et recommença à griffonner sur ses fiches.
Dehors, l'hiver pluvieux de l'Oregon s'installait doucement. Un crachin malveillant tapait contre la vitre de l'unique fenêtre de la chambre, produisant un bruit irrégulier. Le clapotis de l'eau fut cependant bien vite couvert par un grondement de protestation: le ventre vide de Merry venait de la rappeler à l'ordre.
Pestant contre sa fragile nature humaine, la jeune femme constata qu'il était presque deux heures de l'après-midi et que sa faim était légitime. Son estomac prenant le contrôle, elle se traîna jusqu'au petit frigo de sa cuisine - ou plutôt de l'espace cuisine, qui était situé juste en face de son lit. Le principal désavantage de cet agencement était l'odeur de ses draps; si elle avait le malheur de cuisiner autre chose que des pâtes, les couvertures en garderaient immanquablement des traces olfactives.
Constatant finalement que seul le vide régnait dans le réfrigérateur, Merry se décida à aller acheter quelque chose à se mettre sous la dent. Avant toute sortie, elle entreprit d'enfiler plusieurs pulls et un sweat universitaire distendu - mais oh combien confortable. L'étudiante dévala les escaliers de l'immeuble, considérant maintenant être assez protégée des éléments.
Son porte-monnaie à la main, elle se rendit à la supérette voisine de la résidence. Sur le chemin, les panneaux lumineux souhaitaient un joyeux réveillon de Noël aux rares passants tentés de défier la pluie. Soupirant devant une telle niaiserie de la part de la mairie, Merry eut une brève pensée pour sa famille. Sa mère lui avait parlé d'un Noël chez les grands-parents, ce qui n'avait pas emballé plus que ça Merry. De toute manière, elle n'avait pas de quoi se payer un billet d'avion pour l'Ohio - de l'autre côté du pays. Il vaut mieux se remplir la tête de procédés législatifs que se farcir le ventre de bûche, pensa-t-elle avec mauvaise humeur.
Morose, la jeune femme dévia de quelques mètres lorsque son chemin croisa celui d'un sans-abri. Elle se méfiait de ces gens; on lui avait souvent raconté d'effrayantes histoires d'agression à leur sujet. Le regard vitreux qu'elle discernait sous la tignasse grisonnante de l'homme l'encouragea un peu plus à presser le pas.
Un courant d'air chaud l'accueillit à son arrivée dans la supérette. Soufflant de bien-être, le soulagement fut néanmoins de courte durée. L'une des vitres venaient de lui renvoyer son reflet, ce qui lui valut presque un sursaut: son teint était cireux, les poches sous ses yeux s'étaient creusées depuis sa dernière entrevue avec un miroir et ses cheveux piquetés de crayons ressemblaient à une pelote d'épingles. Soudain inquiète de croiser une de ses connaissances dans un tel état de négligence, Merry pressa le pas jusqu'au rayon surgelé
Chargeant son sac de courses de quelques plats préparés puis d'une boîte de céréales, elle retint son souffle à la caisse. La fin de mois approchait et le montant de son compte courant était loin d'être brillant. Sa carte allait-elle passer ? Par chance, l'appareil émit le bip habituel. La blonde émit un long soupir de soulagement et récupéra ses achats.
De retour sous la bruine désagréable, Merry coiffa la capuche de son sweat XXL. Alors qu'elle pestait contre le crayon qui lui blessait le crâne, la jeune fille fut brusquement projetée face contre terre, percutée par un passant un peu trop pressé. Elle laissa échapper un grognement de douleur, les mains écorchées par le bitume mouillé.
- Vous pourriez faire attention ! cria Merry en retirant les gravillons incrustés dans ses paumes.
- Excuse-moi, je...
Se relevant de ses genoux meurtris, l'étudiante marqua un temps d'arrêt, les sourcils froncés en une expression de confusion totale. Face à elle se tenait... un père Noël. Débraillé, son faux ventre s'échappait à moitié de sa tunique rouge; son bonnet, quant à lui, tombait de manière comique devant son visage.
Le garçon - car c'en était un - releva ce dernier en plissant les yeux. Il les écarquilla immédiatement après, sa mâchoire se décrochant de manière presque synchrone. Nerveusement, il tenta d'arranger les quelques boucles brunes qui s'échappaient de son bonnet rouge et blanc.
- Est-ce que ça a fait mal quand... commença-t-il à bégayer.
- Oui, ça a fait mal ! gronda Merry, montrant ses paumes mouchetées de sang.
- Je voulais dire, quand tu es tombée du ciel ?
Devant la stupidité de la phrase d'accroche, la jeune femme resta coite. Elle venait de subir un véritable roller-coaster émotionnel. Ce malotru se permettait d'abord de la bousculer, puis de flirter avec elle ?
De plus, elle n'était sûrement pas digne d'un ange tombé du ciel: son jean avait été mouillé par sa chute, son sweat présentait quelques tâches de sauce tomate, et ses traits tirés révélaient pernicieusement qu'elle n'avait plus vraiment le temps de prendre soin d'elle.
Jetant un dernier regard venimeux à l'étrange père Noël, elle finit de rassembler ses vivres étalées au sol dans l'espoir de fuir le plus vite possible. Alors qu'elle allait demander à l'énergumène d'arrêter de la fixer comme si elle était le Messie, un cri l'interrompit:
- Monsieur, revenez ici !
Se retournant en provenance de l'appel, Merry remarqua un vigile courant dans leur direction comme si sa vie en dépendait. L'air soudain effrayé, le garçon se décomposa. D'un mouvement rapide, il se saisit du sac en plastique transporté par la jeune fille. Le temps que cette dernière réalise le vol, le garçon avait déjà déguerpi. Une décharge d'adrénaline la poussa à poursuivre le chapardeur. Elle n'allait pas laisser son repas s'envoler !
- Reviens ici, salopard ! se mit-elle à crier à son tour.
Tenant d'une main son faux ventre en mousse et de l'autre le sac de Merry, le faux père Noël adressa un sourire à la jeune fille par dessus son épaule. Manquant de percuter un autre passant, il bifurqua rapidement dans une petite rue perpendiculaire.
Tournant à l'angle de ladite ruelle, la blonde fut subitement attirée contre le mur. L'air paniqué, le père Noël cleptomane lui fit signe de ne pas faire un bruit. Naturellement, le premier réflexe de l'étudiante fut d'hurler à s'en déchirer les cordes vocales. Le trop plein d'émotions produisit un cri suraigu qui obligea le brun à se boucher les oreilles en grimaçant. Rapidement, il plaqua sa moufle rouge sur la bouche de la jeune fille.
- Calme-toi ! Je vais te rendre ton sac, mais calme-toi !
Suspicieuse, Merry le repoussa rapidement et instaura une distance de sécurité entre lui et elle.
- J'essaie juste de semer mon garde du corps, chuchota-t-il en lui tendant son sac.
- C'est ça, et je suis la jumelle cachée de Bob Marley ! aboya la jeune fille en s'approchant juste assez pour le lui arracher des mains. Tu...
- Monsieur Eliséo !
Le vigile ahanait au bout du passage, plié en deux et appuyé sur ses genoux.
- Monsieur Eliséo, haleta-t-il à nouveau. Je suis plus aussi en forme qu'avant, vous... (Il marqua une pause, la respiration coupée.) Attendez juste que...
Eliséo coula un regard insistant en direction de Merry. D'un petit signe du menton, il lui indiqua le bout de la ruelle, barré d'une palissade en bois. Farouchement, elle secoua la tête. Quoiqu'il veuille faire, qu'il le fasse loin et sans elle. Un sourire en coin étira alors les lèvres du garçon et fit pétiller ses yeux verts. D'un geste nonchalant, il secoua le porte-monnaie de la jeune femme. Paniquée, Merry tâta ses poches. Ce taré avait dû le ramasser lorsqu'elle avait trébuché.
- Donne-moi ça, commença-t-elle avec un regard lourd de menace, ou...
Avec la même vivacité que tout à l'heure, le garçon reprit sa course sans prendre la peine de l'écouter. D'un bond sur un muret bétonné, Eliséo se hissa assez haut pour glisser dans un même mouvement au dessus de la palissade. N'ayant ni l'agilité, ni la force de se propulser par dessus la barrière à son tour, la jeune fille s'arrêta et jura avec une telle grossièreté qu'elle s'étonna elle-même.
Sans s'arrêter d'insulter le fou furieux, elle se tracta péniblement sur le muret, fit passer par dessus la barrière de bois son sac, puis une jambe, et enfin son buste. Dans la hâte, Merry retomba lourdement et trébucha sur quelques pas. A moitié garé sur le trottoir, elle vit alors le bouclé au volant d'un tacot rouge poussiéreux, vitre baissée.
- Ho ho ho, monte dans mon traîneau ! chantonna Eliséo avec un sourire triomphant, secouant fièrement son porte-monnaie.
- Espèce de barge ! hurla Merry en se précipitant vers lui. Donne moi ça. Je vais appeler la police !
- Tu crois qu'ils vont se déplacer pour un vol de vingt euros ? (L'air amusé du jeune homme laissa place à un ton plus conciliant lorsqu'il s'aperçut du regard à la fois furieux et désemparé de Merry.) Je ne vais pas te voler. Aide-moi juste à fuir Gerald, je ne connais pas le coin.
- Je suppose que c'est ton "garde du corps", persifla Merry en mimant les guillemets.
Derrière Merry, ledit Gerald escaladait péniblement la palissade. Pressé par le temps, Eliséo tendit la main à la jeune fille.
- Tu me mènes loin d'ici et je te rends ton porte-monnaie.
N'ayant pas d'autre choix que de le suivre, la jeune fille se jeta sur la place passager en ignorant la poignée de main du jeune homme. Dès qu'elle fut assise, le Eliséo écrasa l'accélérateur et sema de peu le garde, qui venait de débouler de la petite rue. Le coeur battant, Merry s'agrippa à la poignée de la portière, serrant son sac contre elle. Elle venait d'être kidnappée par le père Noël !
- Tu prend à droite au rond-point et tu continues en suivant la direction des quais. Dès que "Gérald" est hors de vue, tu me déposes. Je ne veux rien avoir à faire avec toi, chevrota la pauvre étudiante d'une voix blanche.
Elle se rappelait de quelques techniques de judo, mais n'étais pas sûre que cela puisse lui sauver la vie si le père Noël décidait de l'agresser. Suivant ses indications, le brun s'engagea dans le rond-point et lui offrit un sourire radieux dans le rétroviseur. D'un ton enjoué, il demanda:
- Comment tu t'appelles ?
La jeune femme lui fit les gros yeux. Ce garçon était un cleptomane doublé d'un mythomane. Elle avait déjà été assez idiote de le suivre dans sa fuite, elle n'allait pas en plus lui révéler son identité.
- Va te faire foutre, siffla-t-elle.
Dans un geste d'apaisement, le jeune homme leva les mains - lâchant le volant au passage. Merry lui aboya de conduire correctement et se renfonça dans son siège.
- Je t'aurais rendu ton argent, même si tu n'avais pas accepté de me suivre. Je ne suis pas un voleur, souffla Eliséo d'un air dépité..
- Je n'en ai pas la preuve pour le moment, maugréa l'étudiante.
Le père Noël coupa le contact une fois arrivé sur le parking de l'unique église des vieux quartiers miniers désignés par Merry. Selon elle, c'était assez éloigné du centre-ville pour que Gérald n'ai pas l'idée de venir le chercher ici.
Eliséo se tourna vers sa passagère qui, inquiète, recula immédiatement contre la portière. Ce quartier était vide de passants - sauf si l'on comptait les quelques dealeurs et autres délinquants. Merry en conclut que si elle appelait à l'aide, personne ne viendrait l'aider. Quelle idiote elle avait été de le mener ici !
Sans avoir l'air de remarquer son trouble, Eliséo sourit d'un air rassurant et lui tendit son porte-monnaie. Elle s'en empara avec vivacité.
- Pourquoi tu ne veux pas me dire comment tu t'appelles ? l'interrogea-t-il doucement.
Merry interrompit son mouvement de sortie, une main sur la poignée de la portière.
- Je déteste les gens malhonnêtes, lâcha la jeune fille d'un ton cassant.
Dans une expression candide, les yeux du garçon s'ouvrirent à nouveau en grand, dévoilant quelques éclats caramel dans le vert sombre de ses iris. Quoique, on dirait plutôt la couleur des spéculoos, songea la blonde.
- Malhonnête ? demanda-t-il faiblement.
- Tu m'as d'abord volé mon sac, puis mon argent, fit remarquer Merry.
- Mais je te les ai rendus. Mon intention n'était pas de les garder.
Le visage de la jeune femme refléta son état d'incompréhension totale. Il était impossible à suivre.
- En fait, je t'ai trouvé très jolie, tenta-t-il d'expliquer. Puis vu que tu avais l'air d'être très engluée dans ta routine ennuyeuse, je me suis dit que j'allais être ton miracle de Noël.
- Je ne sais pas comment je dois le prendre... marmonna Merry. Pourquoi tu fuyais ton garde du corps si tu n'avais rien à te reprocher ? grimaça-t-elle ensuite, ne trouvant pas son explication satisfaisante.
- Je ne veux pas l'avoir sur le dos comme un bon fils à papa, soupira Eliséo. Je préfère la normalité.
Pour illustrer ses dires, il tapota affectueusement le volant patiné de sa vieille Clio.
- T'es vraiment malade, souffla Merry. Je te connais depuis dix minutes et t'es le mec le plus barge que j'ai jamais rencontré.
Un large sourire illumina le visage du père Noël. Le regard pétillant, il tendit une main en direction de sa passagère.
- Eliséo, ou père Noël. Comme tu préfères. Enchanté.
Merry lui rendit brièvement sa poignée de main, pas encore totalement convaincue par cette histoire - qui lui semblait bien trop tirée par les cheveux. Elle était quelqu'un de rationnel; elle aimait pouvoir ranger les gens dans des cases, avoir une pensée bien organisée et une conscience propre. Et, sérieusement, qui rechignerait à une vie de luxe dépourvue de soucis financiers ? P-e-r-s-o-n-n-e. Cela ne rentrait pas dans sa logique des cases.
- Merry, murmura-t-elle. Plus ou moins enchantée aussi.
- Merry ? Merry, comme "Merry Christmas" ? releva Eliséo.
- On me fait cette blague à chaque Noël depuis dix-huit ans, répondit sèchement la jeune femme.
- Désolé. J'aime beaucoup Noël, souffla le brun, un sourire rêveur aux lèvres.
- C'est commercial, railla Merry. Ca ne veut plus rien dire.
L'air piqué au vif, Eliséo plissa les yeux en direction de la blonde. D'un ton un peu moins enjoué que quelques instants plus tôt, il s'enquérit des plans de la jeune femme pour Noël.
Intriguée par la question, la blonde haussa les épaules. Des révisions l'attendaient - ainsi que ses plats surgelés, elle précisa en soulevant son sac de courses. Le visage du garçon s'affaissa.
- Mais, ta famille, tes amis ? demanda-t-il sans comprendre. Tu passes Noël à réviser ?
- Ma famille est à l'autre bout du pays. Noël ne représente rien pour moi, je ne suis pas croyante. Bonne après-midi, Eliséo, conclut l'étudiante, rajustant sa capuche avant de sortir.
- Attends !
Son cri avait fusé dans l'habitacle. D'une main, il retenait le sweat de Merry. Mal à l'aise, celle-ci se dégagea rapidement de l'emprise du garçon.
- Reste. On va passer le réveillon ensemble. On peut aller patiner et... Enfin, tu vas voir, ça va être extra ! Tu pourras réviser demain !
Abasourdie, elle fronça les sourcils, tentant de trouver une excuse. Les fous étaient imprévisibles, il ne valait donc mieux pas énerver Eliséo.
- Je dois vraiment travailler. Mes partiels sont dans deux semaines et...
- Et si je te paie pour rester en ma compagnie ? la coupa-t-il, secouant deux billets de cinquante mystérieusement apparus dans ses mains.
Les pensées fusèrent dans l'esprit de Merry. Cette histoire revenait à de la prostitution. Mais une centaine de dollars ? Il ne demandait que son temps, après tout, pas son corps. Et si l'argent provenait d'un réseau de drogue, de trafic d'armes - ou pire, si les billets se révélaient faux ?
Réalisant son niveau de paranoïa, Merry ne sut que répondre. Eliséo n'avait pas l'air dangereux, malgré sa tendance à partir dans son monde de guimauves et de rennes de Noël...
Les gargouillis de son ventre et le froid extérieur finirent par décider à sa place: la nourriture n'était pas gratuite, la réparation de son chauffage encore moins. Brusquement, elle se rassit et ferma la portière, offrant un regard agacé à Eliséo.
- C'est seulement parce que j'ai vraiment besoin de cet argent, râla la blonde.
Le brun poussa un petit cri de victoire. Merry fut impressionnée par la façon dont son visage s'éclairait de joie; des fossettes apparurent sur ses joues, son nez se plissa d'un air fripon et son teint solaire sembla un peu plus lumineux, en contraste avec la grisaille hivernale. Il a vraiment l'air d'un enfant, pensa Merry. Il a quoi, seize, dix-sept ans ?
Mentalement, elle se rappela à l'ordre. Ce garçon était fou. Peut être pas dangereux, mais il semblait avoir quelques araignées au plafond. Moins elle en saurait sur lui, mieux elle s'en tirerait à la fin de la journée, le ventre plein et ses cent euros en poches.
- Bon, je t'emmène manger, glissa-t-il d'un air espiègle. Ton estomac fait des vocalises depuis tout à l'heure.
- Je n'ai pas non plus besoin de ta pitié, s'insurgea Merry.
Eliséo fronça ses sourcils sombres, l'air confus.
- Ce n'est pas de la pitié. Plus... de la charité ?
- C'est du pareil au même, rétorqua la jeune fille avec mauvaise foi.
- Non, à Noël, la charité est de mise. On aide son prochain, c'est dans l'esprit des fêtes. Je suis croyant, affirma-t-il en se désignant d'une main sur son torse, et c'est important pour moi.
- T'es vraiment un gamin, finit par bougonner la blonde. La magie de Noël, toutes ces conneries sur l'entraide, ça n'existe pas. L'humain est égoïste par nature.
- Je te prouverais le contraire, énonça-t-il calmement.
Dans le silence pesant qui s'en suivit, cela sonna comme une promesse. Finalement et sans un bruit, Eliséo jeta à l'arrière son faux ventre en mousse.
☀☀☀
- Tu ne veux pas enlever ce déguisement ? marmonna la blonde.
Merry avait insisté pour passer chez elle d'abord. Les surgelés n'allaient pas se conserver si elle ne les mettait pas au frigo, et elle ne tenait pas à jeter l'argent par les fenêtres !
Pendant que Merry enfilait quelque chose de "plus présentable" - pour reprendre ses mots, Eliséo s'était calmement assis sur l'unique chaise de l'appartement. La blonde avait donc troqué son sweat contre un manteau bien chaud, un jean en meilleur état et une épaisse écharpe. Pour ses cheveux, elle n'avait rien pu faire: ses frisottis étaient la définition d'une catastrophe naturelle, et elle n'avait eu d'autre choix que de repiquer ses crayons dans son chignon de fortune.
Les deux compagnons étaient maintenant attablés dans un petit restaurant pittoresque de la vieille ville, décoré spécialement pour les fêtes. Les serveurs avaient même coiffé des serre-têtes ornés de bois de rennes en mousse. C'était l'une des principales raisons de la préférence d'Eliséo pour cet établissement, et pas un autre.
- Je suis ton miracle de Noël. Si j'enlève ce déguisement, ça ne compte pas, se justifia-t-il.
- Tu as quel âge exactement ? soupira Merry. Pour croire encore à la magie de Noël, tout ça...
- J'ai bientôt dix-huit ans, se renfrogna le jeune homme. La magie de Noël n'est pas un truc de "gamin". C'est simplement la foi en la beauté et en la bonté humaine.
- La beauté humaine n'existe pas, rétorqua la blonde en pointant sa fourchette en direction de son "miracle". Les hommes tuent, déforestent et polluent.
- Les hommes aiment, pleurent, rient. Ce n'est pas parce qu'une minorité est monstrueuse que la majorité est tout aussi mauvaise.
Le regard d'Eliséo était sérieux et clair, dépourvu de toute trace de joie enfantine. Il semblait simplement concerné par le débat. Troublée par le sérieux que le garçon dégageait, Merry baissa les yeux. Le blanc de la conversation fut coupé par l'arrivée d'un serveur. Souriant, il posa un doggy bag devant Eliséo, qui demanda poliment l'addition en laissant un généreux pourboire.
De retour dans le froid humide de la rue, Merry prit garde à ne pas déraper sur le verglas qui figeait certaines parcelles du trottoir. Intriguée par le paquet en aluminium transporté par son cadet, la jeune femme l'interrogea à ce sujet. Son compagnon ne lui répondit que par un autre de ses sourires complices. Le sourire semblait être son moyen de communication privilégié. Elle n'arrivait pas à savoir si elle trouvait ça intéressant ou écoeurant.
Au lieu de rejoindre son tas de ferraille rouge, Eliséo le dépassa et mena Merry vers des quartiers qu'elle évitait en général de fréquenter. Les miséreux s'y rassemblaient en masse et passer seule par là ne lui avait jamais semblé un itinéraire judicieux.
En totale opposition avec la crainte étouffée de Merry, le jeune père Noël s'approcha d'un pas sûr d'une silhouette blottie contre une benne à ordures. Ce simple fait fit frissonner Merry; elle s'imaginait mal perdre toute dignité, au point de devoir chercher un abri contre une poubelle puante. Certes, elle ne vivait pas comme une reine, mais ses petits tracas n'étaient rien à côté de ceux du mendiant. C'était simplement aujourd'hui, en voyant un garçon singulier penché sur le corps grelottant d'un sans-abri, un repas chaud entre les mains, qu'elle se rendit compte de sa chance. Un pincement se fit sentir dans sa poitrine. Ses yeux la piquaient; elle cligna rapidement des paupières et prit son courage à deux mains.
Approchant d'Éliséo, accroupi près de l'homme, Merry reconnut ce dernier. Elle l'avait croisé juste avant d'entrer dans la supérette. Une reconnaissance sans bornes éclairait ses yeux auparavant vides, tandis qu'il serrait contre lui le doggy bag que lui avait tendu le garçon.
- Un coiffeur offre des coupes gratuites, juste à côté du rond-point du Walmart, informa Eliséo d'un ton bienveillant.
- Merci mon garçon, balbutia son interlocuteur. Tu es une bonne personne.
- Je suis le Père Noël, glissa le brun dans un clin d'oeil.
Un rire rauque s'échappa de la gorge du sans-abri. L'air rayonnant, Éliséo le salua une dernière fois en lui recommandant de ne pas désespérer. Il entraîna ensuite sa nouvelle amie le long de la vieille ligne de chemin de fer, longeant les quartiers défavorisés. Étourdie, Merry le suivit sans un bruit. Cette rencontre lui avait paru irréelle et la laissait encore sonnée.
- Pourquoi est-ce que tu fais ça ? l'interrogea-t-elle alors soudainement. Tu as tout pour toi, pourquoi fuir ton garde du corps, avoir une voiture aussi pourrie, aller aider des SDF dans la rue... pourquoi ?
Le jeune homme, alors occupé à chercher l'équilibre sur les rails rouillés de la ligne désaffectée, s'arrêta brusquement et manqua de s'étaler de tout son long. Nerveusement, il passa ses doigts entre ses boucles brunes et bégaya:
- Mudita...
- Mu-di-quoi ? tenta vainement d'articuler l'étudiante désemparée.
- Mudita, reprit-il, toujours hésitant. C'est un mot sanskrit qui représente l'idée de... de trouver de la joie dans le bonheur des autres.
- Plus la journée avance, et plus je te trouve bizarre... murmura Merry.
- J'aime les mots qui sortent du commun ! s'écria Éliséo. Enfin, tout ce qui sort du commun, balbutia-t-il les yeux bas, en opposition totale avec son éclat de voix précédent.
Un mince sourire étira les lèvres de la blonde. Le garçon était certes étrange, mais attachant, et sûrement pas dangereux. Soufflant d'amusement, elle admira quelques instants la vapeur que dégageait sa respiration. Il avait arrêté de pleuvoir, et le froid n'en était que plus mordant. Frottant ses mains l'une contre l'autre, elle éleva la voix pour qu'Eliséo, s'étant éloigné de plusieurs mètres sur le rail, l'entende:
- Tu connais beaucoup de mots comme ça ?
- Voorpret, prononça le garçon après un court temps de réflexion. C'est néérlandais, ça désigne la mélange de joie et d'excitation que l'on ressent avant un grand évènement, une soirée par exemple.
- Comme le réveillon de Noël ? demanda-t-elle innocemment, connaissant d'ores et déjà la réponse de son comparse.
- Comme le réveillon de Noël, confirma-t-il, le regard brillant. Tu apprends vite, Mère Noël.
- Calme-toi gamin, je suis simplement là pour l'argent, lui rappela Merry en fronçant les sourcils.
- C'est vrai, soupira-t-il. Je t'emprunte ça.
Il la rejoint en quelques enjambées et retira il retira l'un des crayons piqués dans les frisottis clairs de l'étudiante d'un geste rapide. Ne se souciant pas des protestations de Merry, il se servit du dos de celle-ci comme d'un pupitre pour cocher l'une des lignes de la liste chiffonnée sortie des profondeurs de ses poches. Lorsque cette dernière lui fit remarquer qu'il prenait ses aises, il se contenta de rire. Le rire était aussi une réponse, pour Eliséo.
Fièrement, il secoua le papier froissé devant son nez et annonça d'un air faussement pompeux:
- C'est ma liste de Noël. Enfin, ma liste inversée, puisque je suis le père Noël.
Elle hocha la tête, lâchant un "mhm" à moitié convaincu et écarquillant exagérément les yeux pour mimer un semblant d'intérêt.
- Fais au moins semblant d'être enthousiaste, ronchonna le bouclé. Regarde.
☑ semer Gerald
☑ aider un nécessiteux
☐ faire une surprise aux enfants de l'hôpital
☐ décorer le sapin du centre social
☐ aller à la patinoire
☐ visiter le marché de Noël
☐ convaincre Merry que la magie de Noël existe
- On ne va pas faire tout ça en une après-midi, elle protesta. Il est déjà presque seize heures. Quant à la dernière tâche, je...
Levant les yeux au ciel, Eliséo retira sa moufle et la fourra dans la bouche de Merry. Pestant contre la mauvaise blague du brun, cette dernière s'empressa de recracher le bout de tissu.
- Contiens un peu tes mauvaises ondes, lui conseilla-t-il d'un ton malicieux.
- Ne refais plus jamais ça ! s'écria la blonde en lui jetant sa moufle au visage. Je suppose que la prochaine étape, c'est l'hôpital ?
- Exact, Sherlock. C'est plus très loin.
En effet, les grands bâtiments blancs et gris se profilaient à l'horizon.
- A SUIVRE -
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