Chapitre 6

La foule du samedi matin nous avale, une fois sortis de l'immeuble délabré. Le centre-ville ne désemplit jamais le week-end. Et à un peu plus d'un mois de Noël, c'est encore pire.

— Alors, qu'est-ce que tu en penses ? m'interroges Bruno tout en enfilant ses gants.

Machinalement, je me saisis des poignées de son fauteuil et entreprend de le pousser vers la rue piétonne où je dois retrouver Théo.

— J'en pense qu'on vit dans une société vraiment merdique.

Mon ami passe une main dans ses longs cheveux blonds. L'électricité statique les accroche à ses doigts et les laisse dressés sur son crâne. Il ne dit pas un mot, le regard fixé droit devant. Je sais qu'il mettait beaucoup d'espoirs dans la visite de cet appart. Pour enfin pouvoir s'affranchir de ses parents. Retrouver une vie un tant soit peu autonome.

— Non, mais tu as vu cette cuisine ? Si on peut appeler ça une cuisine. C'est à la limite de l'insalubrité, je ne comprends même pas comment ils peuvent avoir le droit de louer ce genre de taudis. Surtout à un prix si exorbitant.

Nous nous arrêtons devant notre stand de café favoris. Je commande deux macchiatos et pose une main qui se veut rassurante sur l'épaule de mon ami.

— Tu finiras par trouver. Tu as d'autres pistes ?

Il soupire longuement.

— C'était le dernier des logements soi-disant accessible disponible dans cette ville. Je crois que Mamoune va encore devoir me supporter quelques mois de plus.

Un sentiment de colère et de peine mêlée s'ancre en moi. Ce gouvernement ne fait rien pour les personnes en situation de handicap malgré leurs grands discours. Entre les quotas de logements accessibles non respectés, et les loyers complètement prohibitifs pour des personnes dans ce genre de situation, les choix sont inexistants. Je revois Birdy, véritable Don Juan, se taper une fille différente chaque soir, maintenant réduit à devoir se conformer à une permission de minuit, forcé de prendre chaque repas à heure fixe, lui qui croquait la vie à pleines dents. Ça me file la gerbe.

— Si j'entends parler d'un truc, je te tiendrais au jus.

Il hoche lentement la tête en s'emparant de son breuvage et nous continuons notre chemin jusqu'à notre banc favori. Birdy s'installe à mes côtés, bloque son fauteuil, et nous admirons tous deux les péniches qui passent dans un balai incessant sur le fleuve. Le visage si jeune de Bruno ne se départit pas de son air sérieux. Ses yeux vairons se posent sur moi.

— Alors, tu as dit que tu ne voulais pas en parler au téléphone, ni à proximité d'oreilles indiscrètes. Tu vas me dire ce que te voulaient les flics, maintenant ?

Le nœud dans ma gorge se resserre encore. J'hume doucement l'arôme du café qui se dégage de mon gobelet, et passe ma paume réchauffée par la boisson sur mon visage. Elle n'a pas vraiment cessé de trembler depuis que je suis sorti du commissariat.

— C'était pas un accident, Bird.

Bruno recrache le café qu'il venait tout juste d'ingurgiter.

— Quoi ?

Je prends le temps d'inspirer longuement. Parce que le dire à voix haute le rend un peu plus réel chaque minute. Parce que je croyais avoir fait mon deuil, et que toute cette merde rouvre des blessures à peine cicatrisées.

— Il y a un témoin.

Je déglutis avant de poursuivre :

— Il dit avoir vu une camionnette pousser sciemment le SUV de Nath dans ce foutu ravin.

Ma voix me parvient comme déformée. Comme si c'était quelqu'un d'autre qui parlait. Quelqu'un qui pouvait se permettre un détachement que mon état émotionnel ne pourra jamais atteindre.

— Les flics ont réalisé des analyses sur la carcasse de la voiture, je poursuis. Celles-ci semblent corroborer cette hypothèse.

Comme je l'ai fait quelques minutes auparavant, c'est au tour de Bruno de poser sa main sur mon épaule et de la serrer avec sollicitude.

— Merde, Luck. C'est terrible. Et tu as une idée de qui aurait pu faire ça ? De qui aurait pu leur en vouloir ?

Si je n'en avais qu'une. Plus je fouillais dans la vie parfaite de mon soi-disant citoyen modèle de frère, plus je me rendais compte que lui et moi, au fond, on n'était pas si différents.

— Je ne sais pas, Bird. Je ne sais pas.

Je regarde ma montre. Merde. Pour ne pas changer de mes bonnes vieilles habitudes, je suis à la bourre. Je me lève, englouti mon café sans compassion pour mes papilles carbonisées, et gratifie mon ami d'une accolade rapide.

— Je dois y aller, Théo va m'attendre. On se voit mardi soir ?

Soirée bière. Comme toutes les semaines. Sauf quand je suis forcé d'annuler, car je tombe littéralement de sommeil.

— Bon courage, me répond Bruno en me serrant fort.

Je me mets en route, tout en slalomant entre les familles en quête d'un quelconque fast-food pour se sustenter. Putain, dire qu'avant toute cette merde, je me moquais de Nath et Yas quand ils me disaient qu'ils étaient crevés. Je ne comprenais pas comment ils pouvaient si mal s'y prendre pour ne plus avoir de temps pour rien, pour leurs amis, pour leurs loisirs. Obligés de prendre une bonne pour faire leur ménage, et accros aux plats à emporter pour s'éviter la corvée de cuisine. Comme j'étais naïf. Je ne voyais pas la charge mentale permanente que représente le fait d'avoir quelqu'un à charge. La paperasse interminable. Les tâches qui recommencent chaque fois que tu crois t'en être enfin débarrassé. Et cette putain de peur qui te chuchote dans l'oreille que tu n'as pas la moindre petite idée de ce que tu es en train de faire pour l'éducation de ce gamin.

Théo m'attend devant le collège, son sac d'école sur le dos, et celui de sport posé au sol. À la façon dont il tortille ses mains sans discontinuer, il est nerveux. Je force un sourire sur mon visage. J'ai longuement débattu s'il fallait lui dire, pour ses parents. Mais quand je vois l'état dans lequel m'a plongé la nouvelle, je ne peux pas lui infliger ça. Pas alors qu'il peine déjà à mener tous les aspects de la nouvelle vie qui lui a été imposée.

— Alors, tu es prêt, Bonhomme ?

Je lui octroie une grande tape dans le dos. Je commence à connaître son mécanisme de pensées par cœur. Il va me sortir une excuse bidon dans cinq, quatre, trois, deux...

— Écoute, Ethan, j'ai un peu mal à ma jambe. Je ne pense pas que ce soit une bonne idée.

Je réprime mon amusement. Ah, sa jambe, ça faisait longtemps ! Il n'avait pas osé ressortir cette excuse, depuis l'accident qui avait coûté les siennes à Bruno. Certes, je veux bien croire que la vieille blessure infligée par le vélo pourtant hightech que lui avait offert Nath pour ses 8 ans le lançait de temps à autre. Mais là, le seul responsable est uniquement son trouillomètre. Je cale la plus rassurante des expressions sur mon visage.

— Au contraire, cette vieille blessure fait partie de toi, ils vont t'apprendre à l'intégrer dans ton processus de défense. Allez viens, ça va bien se passer.

Son teint, déjà blafard d'ordinaire, blanchit encore.

— Mais je ne connais personne. Et je n'ai aucune force. Je vais me ridiculiser.

Je passe un bras par-dessus son épaule. Nath était comme lui à une époque. Avant de devenir l'impitoyable requin des affaires, un grand gamin timide et mal dans sa peau avait hanté les couloirs de cette même école. Je n'ai jamais eu ce genre de problème ou d'appréhension. Je n'ai donc aucune espèce d'idée de ce que je dois faire ou dire pour le convaincre et le rassurer.

— Tu me connaîtras, moi, argué-je un peu pitoyablement.

Sans qu'il ne s'en rende vraiment compte, nous sommes déjà arrivés au dojo. Il ne peut plus reculer, maintenant. Un petit attroupement d'élèves et de parents rentre déjà à l'intérieur. Les vestiaires sont bondés. Je ne pensais pas que ce cours pouvait avoir autant de succès. Je me dessape rapidement et enfile ma propre tenue de sport extirpée de mon sac. Des odeurs de déodorants emplissent l'espace, me faisant tirer au cœur. Théo n'est toujours pas changé. Il tente par de vaines contorsions de se déshabiller tout en maintenant sa serviette de bain autour de sa taille, pour éviter que les personnes alentours puissent voir ses sous-vêtements. Je n'ose pas lui dire que les douches, auxquelles nous devrons fatalement passer une fois le cours terminé, sont collectives.

— Je t'attends à l'intérieur, lui fais-je signe tout en m'éloignant de l'air saturé de parfum.

Je pénètre dans l'immense pièce qui a accueilli mes premières passes d'arme. Papa avait tenu à ce que je sache me défendre, et à me transmettre sa passion pour les sports de combat en tous genres. Utile, quand tu intègres à seulement 16 ans un club de motards dont la majorité des membres sont tout sauf des enfants de chœur. « Un gros cliché », répondons-nous sans cesse chaque fois que la presse ou le voisinage nous pointent du doigt au moindre grabuge. Mais je sais pertinemment que je n'ai aucune envie de connaître le fonds de commerce de certains de mes petits camarades de virée. Moins j'en sais, et mieux je me porte.

Une foule compacte est rassemblée tout autour du tatami. L'un des encadrants m'invite à me déchausser. Je m'exécute et me penche pour déposer mes rangers dans un coin le long du mur lorsque deux pieds aux ongles peinturlurés de rose s'encadrent dans mon champ de vision.

— Salut !

La voix a ce quelque chose de rauque et sexy que maîtrisent parfaitement les opératrices de téléphone rose. Je me redresse, et ne peux masquer mon étonnement en découvrant une gamine qui doit avoir à peine 16 ans. Ses cheveux, qui cascadent jusqu'au bas de son dos en vagues régulières arborent la même teinte que ses orteils. Je regarde de droite et de gauche, pas certain qu'elle se soit bien adressée à moi. Pourtant, ses yeux d'un bleu hypnotique sont bien braqués dans ma direction, détaillant un à un les tatouages laissés apparents par mon débardeur de sport noir.

— Heu... salut, je réponds gauchement.

La môme redresse les yeux et bas deux fois des cils dans une parodie de pin-up de bas étage. Un petit sourire mutin s'affiche sur ses lèvres soulignées de ce qui semble décidément être sa couleur fétiche.

— T'es nouveau ? demande-t-elle en posant une main sur le mur à quelques centimètres de mon visage, envahissant mon espace personnel.

Non, mais j'hallucine. Elle me drague ? Elle croit que j'ai quel âge ? Je dois avoir 10 ans de plus qu'elle, au bas mot. Je fourre mes mains dans mes poches, sans savoir si je dois être effrayé ou amusé.

— ça se voit tant que ça ? demandé-je.

Elle parcourt une nouvelle fois mon corps de ses yeux perçants, s'attardant sur les deux bosses formées par mes pectoraux ayant pourtant perdu bien de leur superbe ces derniers mois.

— Je m'en serais souvenue, si je t'avais déjà vu dans le coin.

OK, c'est carrément flippant en fait. Son crop-top dévoile une grande portion de peau et un ventre qui ne connaît visiblement pas la définition du mot graisse.

— Le cours va bientôt commencer, tu devrais retrouver ton père ou ta mère, je me contente de répondre.

Elle tend le doigt comme si elle envisageait de toucher mon pectoral. Mes anciens réflexes se rappellent à moi, et je m'en saisis au vol.

— Ne me touche pas, grogné-je, ou je n'aurais aucun scrupule à te mettre au tapis avant même que le cours commence.

Son sourire s'élargit.

— Je dirais pas non à me rouler sur un tapis avec toi. Dis-moi, tu préfères être en dessous, ou au-dessus ?

Elle est sérieuse ?

Je lève les yeux au ciel, et lui désigne les vestiaires.

— Je préfère que tu me foutes la paix, et que tu arrêtes de m'allumer. Je ne suis pas intéressé. Tu vois cette porte là-bas ? Je te conseille de bouger tes petites fesses, et d'aller prendre une bonne douche glacée. Tu me sembles en avoir sacrément besoin.

Ses yeux étincellent.

— Je pourrais bouger mes petites fesses pour toi, si tu me le demandais.

Je suis sur le point de réellement m'énerver quand Théo émerge enfin des vestiaires. Ses grands yeux s'écarquillent devant la scène qu'il vient d'interrompre. Un court instant, je me demande s'il a surpris notre conversation, mais il se met soudain à bégayer :

— So... So... Sophie ?

La gamine se tourne vers lui. Elle le détaille de la tête aux pieds.

— Théodore ? Qu'est-ce que tu fous là ?

Il reste là à la regarder, la bouche béante, incapable de sortir un putain de mot de sa bouche même si sa vie en dépendait. Merde, je savais qu'il avait quelques problèmes de communication, mais je comprends maintenant pourquoi il a des difficultés à se faire des amis. Après une autre longue minute terriblement gênante, je me décide à lui venir en aide :

— Eh bien, on pensait être venu faire la même chose que toi, mais après notre précédente conversation, je commence à avoir quelques doutes.

Ses yeux bleus passent de Théo, à moi. Pour faire bonne mesure, je rajoute :

— Je m'appelle Ethan, je suis l'oncle de Théodore.

La gamine se décompose, et rougit jusqu'à la racine de ses cheveux. Tout à coup, la petite allumeuse est descendue de son piédestal. Théo, quant à lui, semble s'être découvert une soudaine passion pour ses pieds. Il est plus rouge encore que la jeune femme. À croire que finalement, notre conversation sur les capotes et les MST n'était pas si inutile que ça. Quelqu'un est amoureux, on dirait.

Je suis toujours là, à me demander qu'est-ce que je vais bien pouvoir faire pour aider le destin à pousser deux êtres si diamétralement opposés l'un vers l'autre lorsqu'une voix glaciale que je reconnaîtrais maintenant entre mille grince dans mon dos :

— Eh bien, Thorpe, vous êtes décidément plein de surprises ! Après la danse, le sport de combat ?

Le visage de Théo se redresse, et une moue d'incompréhension barre son visage. Vu mes piètres talents de danseur dont il a été témoin lors des rares fêtes familiales où Nath nous autorisait à mettre un peu de musique, il doit se demander s'il a bien entendu. Je me retourne, et pas de doute, la gueule cadavérique de Ravencroft me fait face. Il porte lui aussi un débardeur qui tire plus sur le marcel. Un pantalon à plis qui a l'air tout sauf confortable complète sa panoplie. Comme chaque fois, il paraît tout droit sorti d'un film en noir et blanc.

Si les tenues qu'il arborait à la villa masquaient toujours les formes de son corps que je pensais trop maigre et trop pointu, je découvre finalement une musculature tout à fait acceptable. Enfin, plus qu'acceptable, si je laisse de côté toute mauvaise foi. Putain, le mec est gaulé comme une statue antique : pas un poil de graisse, et des muscles divinement bien dessinés. Il faut dire qu'à force de manier la masse toute la journée pour démanteler pierre par pierre son propre manoir, ça doit forger un homme ! Je me force à détacher mes yeux de son corps avant que ce soit moi qui soit forcé d'aller prendre une bonne douche froide, et remonte jusqu'à son visage... qui attend visiblement une réponse à la petite répartie dont il est particulièrement fier. Je croise mes bras sur mon torse.

— Vous m'adressez la parole, maintenant ? J'avais cru comprendre que parler avec des « gens », ce n'est pas votre truc. Et vous voulez savoir ? Ça me va très bien comme ça.

Seule un léger changement de taille de sa pupille m'apprend qu'il a eu une quelconque réaction. Sa bouche, qui affichait un petit sourire suffisant jusqu'ici, se mue en une fine ligne crispée. Il devait penser que je n'avais pas surpris leur conversation pourtant pas si discrète avec sa sœur dans la cuisine.

Alors, on se sent un peu con, pas vrai, hein ?

Je jubile de lui avoir coupé la chique. Après tout, c'est lui qui a passé son temps à m'éviter toute la semaine. Je ne l'ai croisé que deux fois, quand il s'attendait visiblement à ce que je me trouve dans une toute autre pièce. Tous les matins, je découvre, cloutée à même la pauvre porte d'entrée à l'agonie, une feuille me précisant les pièces à nettoyer, et le menu des deux repas que je dois préparer. Et chaque jour, invariablement, je l'entends se parler à lui-même ou à quelque ami imaginaire que son cerveau de taré psychopathe invente, démolir une autre partie de cette maison, farfouiller dans les papiers que je prends pourtant des heures à trier, en faisant tout son possible pour ne croiser mon chemin à aucun moment. Bruno m'a dit que compte tenu de l'expérience des précédents employés, je devrais déjà m'estimer heureux qu'il me tolère.

J'avais fini par me construire l'image d'un genre d'être vampirique qui ne quittait jamais son nid pour le monde extérieur. Le découvrir dans un lieu bondé, et dans une activité qui allait nécessairement entraîner des contacts corporels avec ses semblables qu'il détestait tant cassait tout de suite le mythe.

Ravencroft semble enfin avoir trouvé quoi répliquer lorsqu'un coup de sifflet met fin à l'ensemble des conversations. Je me rends seulement compte à ce moment précis du niveau sonore à la limite de l'insupportable qui régnait quelques instants plus tôt.

— Mettez-vous en place, s'il vous plaît, clame le professeur. Deux par deux. Face à face.

Je chope un Théo toujours bouche bée par l'avant-bras et l'entraîne sur le tapis. Ses bras se recroquevillent sur son corps et ses mains les frictionnent mollement. Il fait pourtant une chaleur à crever dans la pièce, avec tout ce monde.

— Tu le connais d'où, l'oncle de Sophie ?

Non ! C'est son oncle ? Sérieux ?

Je passe une main sur ma barbe pour me donner une contenance.

— Je bosse pour lui. C'est lui le client dont je t'ai parlé.

Je crains quelques secondes qu'il ait honte. Après tout, qui aurait envie de s'afficher avec la personne qui récure les chiottes des parents de ses amis ?

Pourtant, ses yeux s'écarquillent de surprise, mais une certaine fierté y brille.

— Tu bosses au manoir de La Tombe ? Et tu ne me l'as pas dit ?

Euh... OK. Si j'avais su que travailler dans un lieu hanté, décrépi, sous le joug d'une entreprise de démolition méthodique fomentée par son propriétaire sociopathe, était le summum de la coolitude, j'aurais sorti ce joker beaucoup plus tôt !

— Tu sais, ça n'a vraiment rien de fantastique comme job.

Il continue pourtant de briller de fierté.

— Tu rigoles ? Je rêve de visiter cet endroit. Et le hangar à zeppelin ! Tu as pu y entrer ?

Je lance un regard en coin à Ravencroft qui a pris place non loin de nous avec sa nièce.

— Non, je n'ai pas eu cette chance. Et comme je ne semble pas être dans les petits papiers du maître des lieux, pas sûr que ça arrive un jour.

La déception l'envahit à vue d'œil. Merde. Il va falloir que je baisse mon froc devant Ravencroft pour qu'il m'autorise à faire venir Théo. Je ne l'ai pas vu aussi intéressé et enthousiaste pour quoi que ce soit depuis la mort de ses parents.

Selon les instructions du professeur, nous nous mettons face à face et entamons une suite de postures de garde et de riposte.

— Alors, comme ça, Sophie et toi... ? questionné-je.

Jusqu'ici très concentré sur l'exercice, son regard se fait fuyant.

— C'est tout juste si elle sait que j'existe. Il y a encore une semaine, elle ne connaissait même pas mon nom.

Me voulant encourageant, je bloque l'une de ses attaques, avant de poursuivre :

— Au moins, maintenant, elle le connaît.

Il hausse les épaules.

— Tu parles, c'est juste parce qu'elle était malade et que personne d'autre que moi n'a voulu se dévouer pour aller lui apporter ses devoirs à domicile.

Ah... Vu comme ça. Mais au moins, maintenant je comprends mieux pourquoi Ariette savait qui il était alors qu'elle n'a pas l'air d'avoir mit les pieds dans ce collège depuis des lustres.

Je pare à nouveau, et en profite pour lui ébouriffer les cheveux au passage.

— C'est un bon début. Les filles adorent les gentils garçons.

Dis le mec qui aurait pu avoir tout un harem à ses pieds en sa qualité de bad boy numéro un pendant toute sa scolarité.

— Mouais, si tu le dis.

À ma connaissance, Théo n'a jamais eu la moindre copine. Ou copain. Je sais comment sont les mecs, à son âge, je suis passé par là. Je sais à quel point ça doit lui peser. Un peu de bonheur ne lui ferait de mal dans cette chienne de vie qui ne l'a pas épargné ces derniers mois.

À nos côtés, le prof s'approche et sépare Ravencroft et Sophie.

— Non non non, ça ne va pas du tout. Monsieur, allez-y franco, elle n'est pas en sucre. Comment voulez-vous qu'elle travaille ses parades si vous n'y mettez pas un peu du vôtre ?

Le regard meurtrier que lui retourne Ravencroft a le même effet sur le pauvre prof que mes tatouages et ma gueule de taulard sur les gamins la dernière fois. Il blanchit, et recule de quelques pas.

— Vous voulez que je vous montre comment ça se passe, quand j'y mets du mien avec un adversaire à ma taille ? articule très lentement Ravencroft.

S'il avait crié, ou s'était énervé, encore. Mais ce calme glacial... L'homme au crâne rasé pâlit d'autant plus. Ravencroft n'a que très légèrement changé de position, pourtant, la façon dont il se tient, l'angle de son corps, tout en lui fait penser à l'un de ces grands félins juste avant qu'il ne fonde sur sa proie. Je peine moi-même à déglutir, me remémorant sa « blague » avec le couteau de boucher. Et si ce type était réellement un psychopathe ?

Crâne rasé scanne la salle du regard, à la recherche d'une échappatoire. Ses yeux tombent sur Théo qui, tout comme moi, a cessé l'exercice pour ne rien perdre de la scène.

— Toi, là, viens ici. Tu t'appelles comment ?

Théo est tellement décontenancé qu'il en a oublié son propre prénom. Il marmonne des paroles inintelligibles lorsque le prof le place en face de Sophie.

— Même exercice.

Un petit sourire s'imprime sur mes lèvres. Finalement, cette journée ne va peut-être pas être le fiasco attendu. Sophie lance un regard implorant au prof.

— Vous ne pouvez pas me mettre avec lui ? demande-t-elle en me désignant d'un doigt fin. Je suis sûre qu'il n'hésiterait pas à « y aller ».

Dans ses rêves. Même si la perspective de pouvoir lui botter son cul de petite insolente n'est pas sans avoir un certain attrait. Manquerait plus que je me retrouve avec un procès aux fesses pour détournement de mineure alors que je ne souhaite rien moins que de me tenir aussi loin d'elle que possible.

Excédé, et visiblement pressé de se trouver aussi loin que possible de Ravencroft, le prof ne prend même pas la peine de répondre.

Ravencroft se tourne vers moi, extirpe ses mains des poches où ils les avaient rangées pendant toute l'altercation, et les place à hauteur de visage comme l'a indiqué le formateur. Un petit sourire dérangeant, à la fois froid et malicieux, étire ses lèvres.

— Bien, je suppose que cela fait de nous des partenaires, Thorpe.

La façon dont il a prononcé la phrase, couplée à sa voix et sa diction parfaite, entraînent une sensation de chaleur dans mon bas ventre.

Je m'ébroue, et me force à soutenir ses yeux d'acier pour ne pas les laisser vagabonder sur ses muscles exposés à outrance.

— On dirait bien, je me contente de répondre.

Pour effacer cet air de satisfaction qui perce dans ses yeux clairs, je n'attends pas la fin de ma phrase et je charge avec toute ma force et tout mon poids. Il ne s'attendait visiblement pas à cette attaque et à cette puissance, accoutumé à celle de Sophie, puisque son corps est violemment projeté en arrière et qu'il manque de basculer à la renverse. Ses bras, qui n'avaient pas encore rejoint avec assez de fermeté la posture de parade, n'ont été d'aucune utilité.

— Bien, là vous bossez vraiment, nous félicite l'instructeur, tout en conservant ses distances.

Il faut dire que le regard de Ravencroft est venimeux. Il prend le temps de replacer son débardeur qui est sorti de la ceinture de son pantalon, me laissant au passage un aperçu furtif de ses abdominaux et des deux lignes marquées de part et d'autre de son nombril qui semblent pointer tout droit vers une promesse de merveilles.

L'attention totalement détournée, je ne me rends pas compte qu'il charge à son tour. Avant même que je ne comprenne ce qui m'arrive, il me saisit par la taille, et fait basculer mon poids sur son dos avant de me fracasser sur le sol. Ma vision est bloquée une courte fraction de seconde, remplacée par le blanc du choc. Lorsque je reviens à moi, deux pieds immenses totalement dépourvus de poils s'encadrent dans mon champ de vision.

Une expression de férocité mêlée de satisfaction froide s'affiche sur le beau visage de Ravencroft.

— Il faut croire que le combat, ce n'est vraiment pas votre truc, Thorpe. Ça me rend curieux de découvrir vos talents de danseur. S'ils sont aussi pitoyables...

Je prends un court instant pour vérifier qu'aucune douleur n'émaille mon corps. Mais il a une telle maîtrise qu'il m'a finalement déposé avec beaucoup plus de délicatesse que je ne l'ai d'abord pensé sur le moment. Ce mec est une véritable énigme.

— Un partout, déclame-t-il, sans rancune.

Il me tend la main pour m'aider à me relever, mais je ne l'entends pas comme ça. Je me saisis de ses chevilles, et donne un à coup jusqu'à ce que son centre de gravité se précipite à la vitesse de l'éclair vers le tapis. Ses fesses, heurtent le sol avec un bruit de claque qui me remet en mémoire des nuits de folie avec Freddy dans le loft qui surplombe le Devil's Lair.

Incapable de cacher ma satisfaction devant l'expression de stupéfaction qui déforme ses traits, je ne vois pas venir le même pied que j'admirais quelques secondes auparavant en plein dans ma figure. Un poids tombe sur mon corps, des membres enserrent ma taille, et d'autres s'enroulent autour de mon cou. Le temps que tout souffle quitte mes poumons, je me retrouve totalement immobilisé.

Ravencroft me surplombe. Ses joues rougies par l'effort et ses cheveux dont les mèches brunes retombent dans un désordre rafraîchissant sur son front le font paraître extrêmement jeune. Comme s'il avait soudain perdu cette aura de dangerosité et de froideur mêlée qu'il affiche d'ordinaire en permanence. Si l'un de ses bras maintien mes épaules au sol, l'autre est posé à plat sur ma poitrine et suit le mouvement saccadé de ma respiration. La sienne n'a pas augmentée d'un iota, comme s'il faisait ça tous les matins au petit-déjeuner. Ses yeux quittent les miens pour se porter sur cette main qui monte et qui descend. J'ai soudain une conscience bien trop accrue du poids de son corps sur le mien, de la chaleur qu'il dégage, de chaque point de friction de nos peaux nues. Comme si Ravencroft en prenait lui aussi conscience, il se redresse précipitamment. Sa tenue est totalement débraillée, et sa respiration semble enfin s'être légèrement accélérée. Pourtant, en une fraction de seconde, il revêt de nouveau son parfait masque de connard, s'empare du poignet de sa nièce, et la tire vers l'extérieur en grognant un simple.

— On s'en va.

C'est uniquement à cet instant que je me rends compte que l'ensemble des personnes présentes dans la salle a les yeux braqués dans ma direction et que tout le cours a assisté à la raclée que vient de me coller mon client. Comment je vais pouvoir me pointer de nouveau au boulot lundi comme si tout ceci ne s'était jamais produit ? Je n'en sais foutre rien. Pour peu que mon petit coup d'esbroufe n'ait pas sonné le glas de mon contrat. Ce ne serait pas la première fois que mon putain d'orgueil vient tout foutre en l'air. Merde, mais qu'est-ce que j'ai foutu, encore ? Je jette un rapide coup d'œil à Théo. Quand j'aperçois son visage rouge de honte et la torture qu'il inflige de nouveau à ses mains, je me dis que j'ai décidément déconné.

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