Chapitre 5
Je repose mon téléphone sur le plan de travail, ne pouvant m'empêcher un petit sourire amusé. Cette femme a vraiment de la ressource, ça, on ne peut pas le lui enlever. Troisième message d'Ariette, qui est parvenue à soudoyer mon numéro de téléphone à la petite jeune qui relaie Bruno au standard chez SAP. Ce dernier a promis de lui passer un savon, mais le mal est fait.
[Bonsoir, c'est Ariette. Vous savez, on s'est vus aujourd'hui chez mon frère. Je sais que j'aurais dû vous demander directement votre numéro, mais je ne me voyais pas attendre mon prochain jour de congé pour vous parler. ]
[ Le Queen 's, 21H samedi soir ? ]
[ Oh, allez, ne faites pas votre mauvaise tête. Je vous promets que je me ferais pardonner mon indélicatesse samedi soir. De toutes les façons qui vous plairont ]
De toutes les façons qui me plairont ? Tu n'es pas équipée pour ça, ma Belle.
Un profond soupir désespéré me sort de mes pensées. Installé dans le sofa, Théo est penché sur ses devoirs depuis des heures. Il a daigné se trouver dans la même pièce que moi, aujourd'hui. Sacrée amélioration par rapport à tout le reste de la semaine où il a refusé de m'adresser la parole et s'est enfermé dans sa chambre, mangeant à peine et prétextant être malade à crever. Moi qui aie tant de facilité à parler aux gens, à m'intégrer, à les faire rire, je ne sais vraiment pas par quel bout prendre le « problème Théo ». Je ne sais pas quoi lui dire. Ou plutôt si, je sais. Mais j'ai toujours la désagréable impression que chaque parole qui sort de ma bouche peut tout aussi bien être l'étincelle qui déclenchera une nouvelle bombe dans notre relation déjà délabrée.
Je verse les derniers ingrédients dans la casserole qui mijote sur le feu, et m'approche doucement de mon neveu. Comme s'il était un putain d'animal sauvage. Je suis tellement nul dans ce nouveau rôle de père, que j'aurais certainement moins peur face à un tigre enragé.
— Tu t'en sors ?
Je m'installe sur le tapis, le dos contre le sofa, et attrape l'une des feuilles qu'il vient de balancer de rage sur la table basse. Des maths. Autrement dit la pire chose existant sur cette putain de planète. Les chiffres ont autant de sens que du chinois pour moi.
Théo garde le silence un long moment, mais il finit malgré tout par me répondre, comme résigné.
— Non, je ne comprends rien. Le prof va beaucoup trop vite pour moi. J'ai beau lui demander de me réexpliquer, il me dit qu'il n'a pas le temps de faire de l'individuel.
Une boule se forme dans ma gorge. Si seulement j'avais eu les moyens de continuer de lui payer l'école privée où Nath et Yas l'avait placé depuis l'enfance. Si seulement je n'étais pas le cancre ultime, incapable de lire une seule ligne de ces calculs.
Je repose doucement la feuille, et l'assemble en un tas bien net avec ses autres copies.
— Tu veux que je t'aide ?
Il refuse de croiser mon regard.
— Non, c'est bon, t'inquiète.
Je sais ce que Nath n'a cessé de lui répéter depuis toujours. Que je suis un raté. Que s'il y a bien un exemple à ne pas suivre, dans la vie, c'est moi. Je suis l'équivalent de cette caissière que les mères montrent à leurs enfants pour les inciter à travailler mieux à l'école. « Voilà ce que tu deviendras, si tu n'écoutes pas la maîtresse ». Et putain, le pire, c'est que Nath avait raison. Je ne pourrais pas aider Théo, même si ma vie en dépendait. Parce que je suis aussi nul que tout le monde l'a toujours pensé. Parce que je n'ai jamais prêté la moindre attention, en classe, trop occupé à gribouiller sur mes cahiers, à me rêver dessinateur de manga, puis de jeux vidéos, puis tatoueur. Si j'avais su comment ça finirait...
J'humecte mes lèvres. Je sais qu'il faut qu'on parle de ce qu'il s'est passé avec les deux gosses.
— Écoute, Théo, pour l'autre jour...
Merde. Je suis pathétique. Pourquoi c'est si difficile de lui parler ?
Il pose son stylo et ses bras s'enroulent autour de sa poitrine. Comme s'il cherchait à se protéger de ce que j'allais dire. Le silence s'étire entre nous.
— Pourquoi tu ne m'as pas dit, que des jeunes te menaient la vie dure ? finis-je par demander.
Il prend une profonde inspiration. Ses yeux verts, si semblables à ceux de Nathan, se plantent enfin dans les miens.
— Parce que je voulais éviter qu'il se passe ce qui s'est passé lundi.
Je ne parviens pas à masquer mon incrédulité.
— Tu voulais éviter que je te protège, c'est ça que tu es en train de me dire ?
Il ramasse ses jambes sous son menton, les pieds posés sur le canapé. En temps normal, je lui aurais fait la morale, et répété que les pieds, c'est sur le sol uniquement, mais le peu d'instinct parental dont je suis investi se dit que ce n'est pas le moment de me la ramener sur ce sujet.
Il soupire à nouveau et lève les yeux au ciel. Il tire jusqu'à les déformer sur les manches de son pull crème et fait disparaître ses mains à l'intérieur.
— Tu ne te rends pas compte, Ethan. Déjà que peu de personnes me parlaient, avant ça. Mais maintenant que la rumeur que je suis sous la protection des Snakes s'est répandue dans le collège, tout le monde me fuit comme la peste. Les autres ont peur de moi.
Ma bouche s'ouvre d'incrédulité. Je m'attendais à tout, sauf à ça.
— Théo, ils te rackettaient, et te harcelaient. Tu aurais voulu que je fasse quoi ? Que je les laisse faire jusqu'à ce qu'ils en viennent à te tabasser ?
Il détourne le regard, n'ayant visiblement pas la réponse, ou refusant de me la donner pour ne pas que je m'énerve.
— Mes amis me manquent, finit-il par dire.
Mon cœur se contracte dans ma poitrine. Si je pouvais, j'aspirerai toute la douleur, toutes les peurs qui le consument à l'extérieur de son corps pour les porter comme mon propre fardeau. Mais c'est impossible. Et je n'ai aucune espèce d'idée de la façon dont je dois m'y prendre pour veiller sur lui. Il n'y a pas de mode d'emploi, ou de guide du parfait parent. Je n'ai jamais été aussi paumé de toute ma vie. Je me hisse sur les paumes pour me glisser à ses côtés sur le canapé. Je me sens terriblement gauche quand mon bras passe par-dessus ses épaules pour l'étreindre doucement.
— Je sais, bonhomme. Tu pourrais les inviter, si tu veux, le week-end prochain.
Ses yeux parcourent le minuscule appart, les trois meubles qui se battent en duel. Je sais pertinemment ce qu'il pense : que ce serait une honte sans nom d'amener qui que ce soit ici, alors qu'ils l'ont connu dans le faste de la maison 8 pièces avec piscine et sauna où il a passé tout le reste de sa vie.
— Tu pourrais t'inscrire à une activité, histoire de faire de nouvelles connaissances, proposé-je.
Il se dégage de mon étreinte, comme si celle-ci l'avait brûlée.
— Je ne saurais pas comment me faire des amis. Je suis nul.
Je réprime un petit sourire attendrit sous l'appréhension qu'il le prenne pour de la moquerie.
— Mais non, tu n'es pas nul. Pourquoi tu n'irais pas à ce cours de Self Defense dont tu m'avais parlé l'an passé.
Ses yeux se font de nouveau lointains.
— Papa ne voulait pas que j'y aille. Il disait que se battre, c'est pour ceux qui cherchent les ennuis.
Je dois mobiliser tout mon self-contrôle pour ne pas exploser de rire. C'est bien les conneries de cul-béni de Nath, ça. Tendre l'autre joue, ne rien dire, ne rien faire, et surtout, surtout se la fermer et attendre que ça passe. On voit où ça a failli mener son fils...
— Il n'y a rien de mal à apprendre à se défendre. Et puis comme ça, tu n'auras plus besoin de moi pour te sauver les miches.
J'ai tenté d'instiller le maximum d'humour, et retient mon souffle de peur d'avoir une nouvelle fois tout fait foirer. Pourtant, c'est bien un sourire qui s'imprime sur le visage fatigué de Théo.
— C'est un cours parents/enfants, se défend-il encore. Ils refuseront que je m'inscrive seul.
Je tends une main pour lui ébouriffer les cheveux.
— Dans ce cas, je viendrais avec toi. Ça pourrait être sympa, qu'on fasse un truc ensemble, toi et moi.
Ses yeux s'illuminent.
— Tu ferais ça pour moi ?
Punaise. Ce n'est peut-être pas le mien, mais qu'est-ce que j'aime ce gosse.
— Bien-sûr, Bonhomme. Je ferais n'importe quoi pour toi.
Nous sommes interrompus par la sonnerie de mon téléphone portable. Je serre une dernière fois le genou de Théo dans ma main, et grince des dents lorsque mes jambes ankylosées de ma journée de ménage protestent pour propulser mes fesses en dehors du canapé. Mon front se plisse en découvrant le numéro qui m'est totalement inconnu. Si c'est Ariette Ravencroft, elle va m'entendre. Aussi, c'est sur un ton légèrement agressif que je réponds :
— Allô ?
Une voix grave et résolument masculine m'interpelle :
— Monsieur Thorpe ? Ethan Thorpe ?
Théo me fait signe en me mimant « C'est qui ? » du bout des lèvres. Je lève une épaule pour lui signifier que je n'en sais pas plus que lui.
— Oui, c'est moi. Qui est à l'appareil ?
Un bruit de documents qui sont feuilletés.
— Sergent Holstrom. Nous avons du nouveau sur la mort de votre frère et de sa femme.
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