Chapitre 3
— Dites-moi que je rêve...
Je stoppe ma Honda dans un hurlement de ses vieux freins effrités, et vérifie une énième fois le GPS. Pas de doute pourtant, c'est bien l'adresse que m'a fournie Bruno. Les eaux boueuses de la rivière tourbillonnent à un débit monstrueux de part et d'autre du pont où je suis arrêté. Face à moi, un portail en fer forgé monumental me met au défi de passer son seuil. Quelques branches mortes d'un arbre depuis longtemps emporté par les flots s'accrochent à ses grilles, où des toiles d'araignée à moitié déchirées brinquebalent dans le vent. Je sors de la voiture et m'approche lentement. Les bourrasques glacées de ce début d'automne fouettent mes vêtements de toute part. Des souvenirs d'enfance affluent dans mon esprit. Je me rappelle de cette fois où je suis venu ici avec Nath et ses potes. Ils s'étaient tous pissé dessus avant même de toucher les grilles. Comme à mon habitude, il avait fallu que je fasse mon malin. Quand mon pied s'était posé sur la poignée pour escalader le fer, un sifflement de vent particulièrement strident s'était engouffré dans les arbres qui entouraient la villa. Nous avions eu une telle frousse que nous tremblions encore lorsque nous étions rentrés à la maison, tous penauds. Papa s'était foutu de nos gueules. Il aimait ressortir cette anecdote chaque fois que nous recevions des potes à la maison. Histoire de bien nous coller la honte.
Coincé entre deux bras de rivière, le lieu-dit consacré à l'île qui accueille la sinistre demeure porte bien son nom : La Tombe. Si on en croit les vieux du village, c'est juste l'endroit le plus hanté de toute la région. Et je viens de signer pour 2 mois de mise à l'essai avant de m'y enfermer 8 heures par jours pour une durée indéterminée.
Le grincement lugubre qui m'accueille n'est pas pour me rassurer. Pourtant, je n'ai pas vraiment le choix : rester au chômage en attendant d'arriver en fin de droit, c'est du passé. Si on m'avait dit, avant la crise sanitaire, quand je sillonnais encore les route au guidon de ma Harley avec les Snakes, que je me retrouverais un jour technicien de surface... On a beau dire qu'il n'y a pas de sous-métier, je ne vais pas me mentir : récurer les chiottes d'un nanti ne m'a jamais fait bander.
Je remonte dans la voiture et emprunte le petit chemin non revêtu qui mène jusqu'à la bâtisse. Des volutes de brume s'accrochent encore aux rares brins d'herbe qui peuplent le jardin décharné. Je tente de ne pas trop laisser traîner mon regard sur ce qui ressemble à s'y méprendre à un amas de pierres tombales un peu plus loin.
Malgré l'obscurité, aucune lumière ne point depuis les larges fenêtres en vitraux qui percent le rez-de-chaussé de la maison au style architectural typique de la fin du 19ᵉ siècle. À l'arrière de la maison, un bâtiment qui a enflammé mon imaginaire d'enfant apparaît enfin : le hangar à dirigeable. De taille monumentale, je peine à appréhender le gigantisme des monstres de technologie et d'ingéniosité qui y étaient stockés. À l'idée que le proprio me laissera peut-être le droit de jeter un œil à l'intérieur si je fais bien mon job, mon palpitant s'affole. Finalement, j'ai peut-être décroché un job de rêve.
Je m'extirpe du véhicule et révise immédiatement mon jugement lorsque la combinaison intégrale qu'on m'a forcé à revêtir me rentre dans le derche. C'était ça, où un vêtement de deux fois ma taille qui me donnait l'impression d'avoir chié dedans trois jours durant tant je nageais à l'intérieur. Et s'il n'y avait eu que l'inconfort, encore. Mais la couleur ! Quand j'avais mimé un vomissement compulsif en découvrant l'habit rose Barbie, Bruno m'avait rappelé mon engagement concernant ces fameuses concessions. Je t'en foutrais des concessions de ce genre, moi.
Affublé de ma caisse de produits et autres accessoires de nettoyage, je prends une grande inspiration tout en cherchant la sonnette. Peine perdue : la porte est uniquement affublée d'un immense heurtoir. Le métal semble avoir traversé les siècles et la patine donne un aspect encore plus inquiétant au visage torturé qui tient le cercle dans sa bouche béante. Réprimant un frisson en entendant un sifflement sinistre sur ma gauche, je m'en empare et cogne trois fois.
Je comprends pourquoi personne n'a voulu bosser ici. Le décor serait parfait pour le prochain film d'horreur en vogue. Quelle espèce de taré peu bien avoir envie d'habiter ici ?
Au moment où je m'apprête à frapper à nouveau, la porte pivote sur ses gongs dans un grincement d'outre-tombe et me fournit ma réponse.
— Putain de merde !
L'ensemble de mes poils se dresse, et des milliers de petites aiguilles de peur aiguillonnent mon corps. Car devant moi, un homme brandit un immense couteau de boucher ensanglanté. L'hémoglobine ruisselle le long de la lame, et ajoute une constellation de gouttelettes au tablier déjà maculé de liquide vital qui ceint son corps décharné .
Sans pouvoir m'en empêcher, je marque un mouvement de recul et manque de m'étaler au bas des quelques marches du perron.
Les yeux d'un bleu glacial enfoncés dans deux orbites cernées de noires me scannent de la tête aux pieds.
— Vous êtes qui ? grince une voix aussi polaire que son regard.
Je déglutis.
Allez, mec, t'en as vu d'autres. Tu ne vas pas imiter les gamins de l'autre jour, non plus ?
D'autant qu'on doit avoir à peu près le même âge, à deux ou trois ans près. Je repasserai pour mon a priori sur les vieux fous peuplant ce genre de demeure.
Ma main se glisse dans la poche de la combinaison et se referme sur mon canif porte bonheur qui ne m'a pas quitté.
— Je suis envoyé par la société SAP.
Il passe un avant-bras sur son visage pour en essuyer le sang mais ne parvient qu'à l'étaler plus encore. Son regard me détaille de nouveau.
— J'ai demandé une femme de ménage, pas un gogo danseur.
Sur quoi il me ferme la porte au nez sans autre forme de procès.
OK... ça commence bien. Ça commence même très bien. Dans quelle merde je me suis encore fourré ? Si j'ai envie d'étriper le client avec son propre couteau dès notre premier échange, ça augure d'une remarquable et sereine ambiance de travail.
Mes poings se serrent. Les gravures du manche de mon arme s'incrustent dans ma paume. Je me force à penser à Théo, et rien qu'à Théo. Il n'a plus que moi. Je ne peux pas me permettre de tout foirer une nouvelle fois. Même si ça a toujours été ma spécialité.
Je ferme les yeux et m'exhorte au calme, une respiration après l'autre. Je peux le faire. Pour le gosse. Je m'empare de nouveau du heurtoir et cogne avec toute la rage que m'a inspirée cet échange. Le bois tremble sur ses gongs. Aucune réponse.
Oh s'il croit qu'il va s'en tirer comme ça ! Non mais c'est quoi, ce mec ? Il s'imaginait quoi ? Une bombasse attifée en soubrette prête à réaliser le moindre de ses désirs ? Ah c'est sûr que le barbu baraqué de 90 kilos dont il écope à la place, ça casse tout de suite le rêve.
Je m'acharne sur la peinture écaillée pendant 10 bonnes minutes, n'offrant aucun répit à ce connard qui ose me snober.
— Je ne partirais pas d'ici ! hurlé-je pour asseoir mon propos.
Comme si le tambourinement incessant et la douleur qui débute d'irradier dans toute ma main n'en étaient pas une preuve suffisante. Je suis sur le point de me saisir de l'énorme statue de chien qui orne le perron pour la balancer dans la première fenêtre à ma droite lorsque la porte s'ouvre de nouveau. Il a retiré son tablier, et, si son visage arbore encore quelques traces carmin, il a profité de l'intermède pour se débarbouiller. Il porte un pantalon à pli gris qui allonge encore ses jambes interminables, et un gilet du même tissu sur une chemise blanche à col hirondelle. D'où peut bien sortir ce type ? On le croirait échappé d'une faille spatio-temporelle menant tout droit aux années 40.
— Vous allez enfin vous décider à me laisser entrer et faire mon travail ? grondé-je.
Je désigne ma tenue de deux mains couvertes de tatouages :
— Ou il va falloir que je vous fasse une petite danse pour gagner mon droit d'entrée ?
Il passe une main aux doigts interminables dans sa chevelure noire qui tombe jusqu'à ses oreilles en un amas de boucles sombres avant de la fourrer dans sa poche. Il m'observe de nouveau, une petite moue appréciatrice accrochée à ses lèvres fines. Sa voix charrie toujours des glaçons mais une légère teinte d'amusement la colore lorsqu'il s'exclame :
— Vous êtes un coriace, vous.
Il se balance d'avant en arrière sur ses pieds serrés dans des chaussures oxford noires avant de découvrir ses dents à la blancheur éblouissante dans un sourire carnassier.
— ça me plaît.
Et comme ça, tout à coup, alors que j'hésite encore entre l'étrangler avec sa cravate colorée ou lui faire gober ses putains de dents d'un coup de poing bien placé, il s'efface pour me laisser entrer.
Si de l'extérieur la maison ne payait pas de mine, à l'intérieur, les proportions des pièces me paraissent monumentale. Rien que l'entrée, où un escalier de marbre nous fait face, pourrait accueillir mon appart sans problème. Le sol est recouvert de tapis baroques. Super... je vais m'amuser à aspirer tout ça.
L'asperge referme la porte derrière moi et m'observe de ses yeux acérés. Il tend sa main vers moi.
— Philéas Ravencroft.
Je ne sais pas trop si j'ai envie de serrer cette main. Main qui baignait dans le sang il y a encore quelques minutes. Main que j'ai bien envie de broyer pour faire ravaler son petit air supérieur à son propriétaire. Le mec pue l'autosuffisance. À croire que je ne suis qu'une petite merde sous ses pompes hors de prix qu'il essuiera sans sourciller sur son paillasson du siècle dernier à la première occasion. Mec, tu ne sais pas à qui tu as à faire. La merde la plus collante de toute l'histoire des merdes vient de te tomber dessus.
Je finis par m'emparer de sa main. Nos pupilles s'accrochent. Je soutiens son regard. Il s'en dégage une détermination et une certaine force mêlée de vulnérabilité qui remuent mes entrailles pour une raison que je ne m'explique pas.
— Ethan Thorpe.
Sa peau est froide, mais étonnement douce contre mes doigts calleux. Elle n'a jamais dû voir l'ombre d'un produit ménager. Ce que me confirme d'ailleurs l'état de la pièce dans laquelle nous pénétrons maintenant. Je dois me faire violence pour réprimer un juron : du sol au plafond, des étagères couvertes d'objets croulent sous la poussière. Il me faudrait une vie entière pour m'acquitter de la tâche qui m'a été confiée. Je m'attends presque à le voir sortir un vieux parchemin de son dos et à me demander de le signer avec mon sang. Dans un coin de la pièce, un bureau monumental est recouvert de documents, et de tâches dont je n'ai aucune envie de connaître l'origine. Ravencroft se racle la gorge avant d'en ôter quelques détritus pour les jeter dans la corbeille. Corbeille qui déborde tellement que tout finit par de répandre sur le sol.
Putain de merde. Moi qui croyais qu'on ne pouvait pas faire pire que le dépotoir qui me servait de studio jusqu'à l'an passé, je crois bien que j'ai trouvé mon maître.
— Je vous laisse faire votre travail, se contente-t-il de dire. Si vous avez besoin de quoi que ce soit, je serais dans la pièce attenante.
Sur quoi il se saisit du tablier qu'il avait posé sur un fauteuil maculé de substance noire, avant de quitter la salle.
Le jour qui s'est enfin levé ne laisse pénétrer qu'une faible portion de luminosité au travers des vitraux, mais la température de la pièce semble avoir gagné dix bons degrés depuis que Ravencroft en est parti. Où j'ai bien pu tomber ? J'ai l'impression de nager en plein cauchemar. Je vais me réveiller, et tout ce merdier ne sera qu'un mauvais rêve.
Je pose ma boîte sur le sol, en évitant les multiples documents qui le jonchent, puis place mes mains sur mes joues. Le métal de mes chevalières s'imprime dans ma chair. Si j'ai besoin de quoi que ce soit, hein ? Un clone, 6 bras, et un putain de miracle, c'est possible ?
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