PROLOGUE



Le crépuscule s'annonçait sur le bleu grisonnant d'un ciel d'automne, dégradant quelques nuances orangées contre les nuages effilés. Le jour laissait doucement place à la nuit, éveillant les attentions presque paranoïaques des fermiers alentour. Entre les prédateurs nocturnes dérobant volailles ou bovidés et les pillards attaquant les fermes endormis, l'activité nocturne pouvait se trouver particulièrement agités et dangereuse. Se fut persuadé de cette idée qu'Izzy Graham empoigna sa vieille carabine planquée dans le coffre de la cuisine alors qu'un capharnaüm étrange résonnait de la propriété voisine. Il l'avait eu à une tombola trois mois plus tôt, remplaçant la Winchester de son père et il espérait que l'arme fonctionnait correctement. Son habilité au tir ne faisait serte pas de lui le meilleur tireur des environs, mais il en avait assez pour faire fuir la racaille qui tenterait de voler sur ses terres.

Au bout d'une bonne heure, le silence pris possession des alentours. Un silence qu'aucune nature n'aurait permis, parfait, oppressant, mirifique. Installé à la table de sa cuisine Izzy avala une gorgée de whisky au goût âcre, une main fébrile posée sur la Baïkal à ses côtés. Dans ce calme surnaturel, sa propre respiration le rassurait. Un bruit sec et sourd, comme un corps frappant les murs, retentit soudainement et une partie du liquide ocre quitta le verre pour souiller le pantalon du vieil éleveur. Grommelant, il resserra sa prise sur son fusil, alerte, ses petits yeux sombres tentant de percer l'obscurité naissante au travers des carreaux gras de la pièce. Un nouveau choc raisonna à l'autre bout de la maison, suivi de quelques raclements dont il s'aperçut avec angoisse qu'il ne pouvait en expliquer l'origine humaine malgré son esprit des plus cartésiens. Peut-être ses voyous était-il accompagné de chiens... Sa large mâchoire se tendit au son du bêlement de son troupeau et il termina son verre cul-sec puis souleva son énorme masse jusqu'à l'entrée, le canon de son arme reposant contre son épaule. Personne ne touchait à ses bêtes et il allait le rappeler à ses invités impromptus quels qu'ils soient.

Posté sur le pas de la porte, dans l'ombre d'un crépuscule avancé, les yeux plissés, il distingua difficilement une silhouette courbe au milieu de ses moutons. Humanoïde, visiblement rachitique et à l'allure dégingandée. La présence tourna brusquement le regard vers lui de ses petits yeux fixes, luisant, et Izzy douta un instant qu'il s'agisse bien d'un homme et non d'une bête. Les deux ? Improbable. Il y eut deux autres billes luminescentes dans l'obscurité puis encore d'autres, des pas précipités, des grattements, grognements, et le fermier fit un pas inconscient vers l'abri presque sûr que constituait sa maison. Mais lorsque qu'une main glacée et décharnée lui déchira la chair de l'épaule, il n'eut le temps que de voir le visage affreux de la mort et de renifler l'odeur pestilentielle de la décomposition avant que les dents acérées de cet être cauchemardesque n'entame son visage boursouflé pour étouffer son hurlement de terreur.

***

Il y avait ces voix. Deux. Un homme et une femme. Une dispute. Loin ou étouffée, comme dans un bocal bien fermé. Une explosion. Des cris. Des centaines de cris. Un bourdonnement terrible pour les couvrir. Et puis plus rien.

Ses yeux s'ouvrirent sur le plafond miteux d'une pièce plongée dans un calme assourdissant. Son crâne vibrait encore de ce son vrillant qui avait suivi la déflagration. À cette époque, son ouïe avait eu du mal à regagner son acuité et elle avait bien failli se faire prendre par l'ennemi. Aujourd'hui, elle était parvenue à faire abstraction de cet évènement sinistre, mais son inconscient la rappelait à l'ordre de quelques rêves hachés, brefs, incohérents. Elle tenta de se redresser, mais fut rapidement gagnée par une vive douleur lui brûlant la gorge et les entrailles comme le plus vivace des incendies. Elle se rallongea dans une exclamation frustrée et tourna la tête vers son acolyte négligemment appuyé contre la commode près de la fenêtre. Grande stature faussement grêle sous une tignasse charbonnée toujours soigneusement peignée – curieux contraste avec de grands yeux sombres aux sempiternels lueurs farouches - Lee avait détourné son attention des carreaux poussiéreux pour observer sa vaine tentative. Il soupira, posant le papier à rouler chargé de tabac sur le meuble dans son dos, et se redressa.

« Je vais le chercher. »

Il disparut dans la pièce adjacente, petite salle d'eau sombre et étriquée d'où parvint une agitation étrange. Bientôt un corps rachitique s'étala sur le parquet comme un sac de grain avant de se tortiller comme un vulgaire asticot. Les poignets osseux de l'inconnu étaient entravés par un lien en gros cordage et un linge crasseux lui couvrait la bouche, étouffant ses exclamations sans parvenir à les atténuer complètement. Ses yeux révulsés et les tremblements flagrants de son corps trahissaient une crainte presque primitive.

« Une bonne idée, le bâillon.

- Je sais que le bruit t'est difficilement supportable au réveil et il hurlait comme un porc, déclara-t-il en relevant le prisonnier pour le pousser vers le lit. »

Ce dernier s'affala sur la jeune femme et lui renvoya un regard de gibier apeuré, fixe, un éclat blanc convulsif au fond des pupilles. Elle plaqua une main dans son dos, l'autre enveloppant son large menton, pour l'immobiliser totalement. Ses iris d'un vert vif orné de prunelle sombre et fade se posèrent sur son ami.

« Tu t'es déjà nourri ?

- Oui, ce matin. Et hier... Et avant-hier. J'aime bien cet endroit, personne ne fait attention à personne. C'est pratique, répondit-il, un œil distrait rivé sur la fenêtre. »

Elle acquiesça puis s'intéressa à la peau mate saillante de quelques veines que lui présentait sa victime.

« Il est sale... C'est répugnant. Il n'a rien consommé au moins ? s'enquit-elle.

- Trois jours qu'il n'a rien touché. Juré. »

La population du pays se consumait à coup d'une substance appelée Deus, un nom né de cette impression d'immortalité et d'omniscience que conférait la drogue. Un toxique puissant et un goût immonde qui contaminait le sang et la chair. Elle essuya consciencieusement le cou moite de sa victime puis mordit la peau à la recherche du saignement qui la nourrirait. Un soubresaut. Des exclamations hystériques étouffées. Un œil blanc révulsé. Elle avait l'impression de planter ses crocs dans la gorge d'un chevreuil. Ces hommes ne savaient décidément pas se tenir... Sa langue écarta la plaie pour augmenter l'abondance du liquide chaud et âpre qui tapissait désormais sa bouche et sa trachée, tandis qu'agacée par les gesticulations mugissantes de sa proie, elle broya sa mâchoire si fragile sous ses doigts d'une simple pression.

Ce corps ne possédait plus beaucoup de sang, deux litres tout au plus, à peine assez pour la repaitre avant que le cœur du malheureux ne cesse de lui faire parvenir cette substance vitale. Son compagnon de voyage avait dû se servir à sa guise. Premier arrivé, premier servi. Bientôt la chair se tarit ne laissant que les quelques gouttes dont elle s'était imbibée à sa tortionnaire. Cette dernière laissa alors glisser le corps inerte de sa proie à terre et essuya grossièrement sa bouche couverte de sang du dos de la main avant d'en maculer les draps sans aucune gêne. Comme une gorgée de café ravivait un organisme mortel, le sang de cet homme l'éveilla rapidement, et dans quelques instants, elle pourrait à nouveau compter sur une énergie conséquente et la mobilisation de tous ses sens. Mourir de faim était sans doute la chose la plus ridicule qu'il puisse lui arriver et pourtant, il s'en était fallu de peu... Cette fois encore.

« Il y a une lettre du consulat pour toi, l'averti-t-il en lui tendant le pli déjà ouvert. »

Elle s'en saisit septique, observant une seconde de trop le cachet de cire déchiré ornant le verso.

« Encore une mission à crever d'ennuis ?

- Nous devons escorter la prochaine Reine jusqu'à son précepteur, répondit-il simplement. »

Il n'avait lu que l'ordre de mission. Pas plus. Lee avait bien trop de respect pour son équipière, il lui vouait même une admiration certaine et une bienveillance parfois bien trop avenante. Les yeux de Jade de la jeune femme parcoururent rapidement les lignes serrées à l'écriture tassée du vieux scribe travaillant pour le Consulat. Ses sourcils se froncèrent soudainement marquant l'arrêt du mouvement oscillant de ses pupilles.

« Beleth ? Sérieusement ? Cet incapable ? siffla-t-elle avant de laisser échapper une exclamation moqueuse. Le Consulat est encore plus ridicule que je ne le pensais... »

Ses yeux restèrent un temps accroché à la lettre comme absorbé par un mot, une idée, un songe. Le papier se froissa soudainement sous ses phalanges habiles. Elle laissa la missive prendre feu à la flamme d'une bougie et la lâcha négligemment sur le cadavre à ses pieds. Un ramassis d'absurdités. La prochaine Reine... Sans doute avaient-ils trouvé que l'envoyer sur cette mission avait quelques dimensions d'un comique inédit. Elle enfila ses bottes, passa sa cape de voyage et libéra machinalement sa chevelure épaisse du vêtement puis fit signe à son comparse de la suivre d'un bref mouvement de tête. Tout deux quittèrent l'Auberge où ils s'étaient arrêtés suite aux affrontements de leur précédente mission, reprenant les routes rurales sillonnant la région.

« Où va-t-on ? demanda Lee alors qu'il passait la dernière maison du village.

- À l'Est, vers les montagnes, c'est là qu'elle se trouve. L'escorter jusqu'à Launchtown ne sera pas long. »

Une brise s'empara soudainement d'une feuille ambrée cheminant de sa branche sèche à la terre meuble et se fut comme un signal muet appelant aux croassements morbides des corneilles. Le vent venait de tourner. Ses yeux fouillèrent les cumulonimbus un instant, peut-être à la recherche d'un indice, mais rien... Rien d'autre que cette sensation opprimante qui l'étreignait sous cette nappe anthracite menaçante. Elle rabattit la capuche de sa cape sur sa tête et reprit sa route, son camarade sur les talons. Elle le sentait de tout son être, ses sens séculaires vibrant des énergies soudainement perturbées de ce monde... Quelque chose d'anormal se mouvait désormais non loin, une chose que Sakura n'aurait su connaître... Et peut-être était-ce là le plus inquiétant.

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