7.

« Alors, monsieur mystère a disparu ? »

La voix me flanqua une trouille bleue, et je renversai sur le comptoir ma cuillerée de café.

Je me retournai pour lancer à Harry un regard profondément méprisant.

« Ça ne t'arrive jamais de travailler ? Ou de frapper ? »

Il était négligemment adossé à l'embrasure de la porte, me regardant préparer mon petit déjeuner.

« Je peux en avoir un ? »

Il désigna la bouilloire d'un geste du menton.

« Tu le prends comment ? »

« Deux sucres et du lait. »

« Je m'attendais à ce que tu me dises serré. »

« S'il y a quelqu'un de serré ici, c'est bien toi. »

Je lui fis la grimace.

« Tu veux un café, oui ou non ? »

Il grommela.

« Tu n'es pas trop du matin, on dirait. »

« Je ne suis pas non plus du reste de la journée. »

Je mis deux sucres dans sa tasse avec morgue.

Le rire d'Harry me heurta.

« C'est vrai. »

En attendant que la bouilloire fasse son office, je m'appuyai au comptoir en croisant les bras sur mon torse. J'étais on ne peut plus conscient du fait que j'étais totalement torse nu. En réalité, je n'avais jamais aussi conscience de mon corps que lorsque je me trouvais à proximité d'Harry. Pour être honnête, j'avais cessé de me soucier de mon apparence depuis que mes parents et ma sœur étaient morts. Je portais ce qui me plaisait, j'avais l'allure que j'avais, et je me foutais bien de ce que les mecs pouvaient penser. Bizarrement, cela semblait jouer en ma faveur.

A présent que je me trouvais debout face à Harry, je ne pouvais plus me targuer d'une telle confiance en moi. J'étais curieux de connaître son opinion sur ma personne. Je n'étais pas grand et maigre comme les tops modèles ou encore musclé et bourré de testostérone qui gravitaient généralement autour de lui. Même si je n'étais pas à proprement parler petit, j'étais loin des canons de beauté. J'avais de belles jambes et la taille fine, je n'étais pas particulièrement doté de tablette de chocolat et j'avais un cul bien rebondi. Mes cheveux étaient soyeux quand je me donnais la peine de les entretenir, ce qui se faisait de plus en plus rare. S'ils étaient d'une couleur indéfinie -quelque part entre le blond et le châtain-, ils étaient assez long pour un garçon, sans forme particulière et j'avais beau essayer de les dompter, j'avais toujours l'air de sortir du lit. Mes yeux constituaient sans doute mon meilleur argument -c'est en tout cas ce que l'on me disait. Je les tenais de mon père. Bleu clairs avec des reflets vert-de-gris, ils n'étaient pas aussi immenses et adorables que ceux de Taylor ou Niall, mais plutôt félins, en forme d'amandes. Et particulièrement efficaces pour les regards assassins.

Non. Je n'étais ni beau, ni mignon, ni même sexy. Je ne m'estimais pas moche non plus, bien qu'il ne me fût jamais venu à l'esprit de m'espérer extraordinaire.

Avec Harry... cela m'importait. Et je détestais cela.

« Sérieux, tu n'as pas de travail ? »

Il s'écarta du chambranle et se dirigea vers moi d'un pas nonchalant. Il portait encore un costume trois pièces fantastique. Quelqu'un d'aussi grand et carré que lui aurait sans doute paru moins dépareillé dans un jean et une chemise flanelle, surtout avec ses cheveux en bataille, mais bon sang, ce costard lui allait à ravir. Tandis qu'il s'approchait, mon esprit se mit à vagabonder au pays des merveilles : Harry m'embrassait, me hissait sur le comptoir, m'écartait les jambes, disparaissait en moi, plongeait sa langue dans ma bouche, refermait sa main sur mon engin...

Incroyablement excité, je fis soudain volte-face, enjoignant silencieusement à l'eau de bouillir.

« J'ai une réunion dans une demi-heure. » répliqua-t-il en saisissant la bouilloire avant moi. « Je suis juste venu faire un saut pour voir si tout allait bien. Les choses avaient l'air un peu tendues hier soir, quand Niall et moi t'avons laissé. »

Je l'observais remplir nos mugs, hésitant à lui parler de James et Zayn.

« Bonjour. » gazouilla Niall en entrant dans la cuisine.

Il n'était pas réveillé depuis longtemps, pourtant il s'était déjà lavé et habillé. Il avait enfilé son gilet à l'envers. Je tirais sur l'étiquette pour le lui montrer. Avec un sourire penaud, il s'en débarrassa d'un haussement d'épaules puis le remit à l'endroit.

« Alors ? Je suis rentré et James n'était pas sur le canapé. Il a dormi dans ta chambre ? »

Harry se raidit aussitôt, et je le vis qui fronçait les sourcils. Apparemment, il n'avait pas envisagé cette possibilité. J'eus un petit sourire narquois et suffisant.

« Non. » J'étudiai Niall un instant et, alors que mes réserves disparaissaient, je compris que, presque, si ça se trouve, plus ou moins, je lui faisais à peu près confiance. « James est le petit ami de Zayn. »

« Zayn... Zayn, ton meilleur ami ? » demanda-t-il en se servant un verre de jus d'oranges pressées.

Il s'attabla avec. Je pensais qu'il valait mieux pour moi de me trouver près de lui que de son frère, je m'assis donc sur la chaise qui lui faisait face.

« James l'a demandé en mariage, Zayn a paniqué, il l'a largué. »

Horrifié, Niall en resta bouche bée.

« Tu plaisantes ? Le pauvre... »

J'eus un large sourire en repensant au message qu'il m'avait laissé.

« Ça va aller pour eux. »

« Ils se sont rabibochés ? »

Punaise, il semblait sincèrement plein d'espoir alors qu'il ne les connaissait même pas.

« Tu es un ange. » lui dis-je doucement, et il fondit littéralement.

« C'est toi qui as rattrapé le coup, pas vrai ? » demanda-t-il avec espoir.

Lui seul pourrait avoir pareille foi en moi. Il était diablement déterminé à prouver que je n'étais pas aussi détaché que je voulais le laisser paraître. Le fait qu'il n'ait en l'occurrence pas tort était à la fois légèrement agaçant et parfaitement perturbant.

« Il était furieux contre toi. » intervint Harry sans me laisser le temps de répondre.

Je me tournai vers lui, toujours adossé au comptoir à siroter son café comme s'il avait la journée devant lui.

« Il croyait que c'était moi qui avait convaincu Zayn de... rompre. »

Harry ne parut pas franchement étonné. En réalité, il arqua même et un sourcil et répliqua :

« Pourquoi est-ce que cela ne me surprend pas ? »

Niall le rabroua d'un claquement de langue.

« Harry, Louis ne ferait jamais une chose pareille. »

« « Bien sûr que non. Mais selon moi, il ne l'a pas fait pour les raisons que tu t'imagines, Niall. »

Merde. Il se figurait donc qu'il me connaissait mieux que son frère. Je réprimai une grimace. C'était peut-être vrai. Saleté de petit génie perspicace. Troublé, je détournai la tête et plongeai le nez dans mon café afin de prétendre ne pas sentir le poids de son regard pénétrant.

« C'est un peu trop énigmatique à mon goût. » grommela Niall avant de s'intéresser de nouveau à moi. « C'est bien toi qui les as convaincus de se remettre ensemble, non ? »

Je t'en dois une.

Ce simple message me fit sourire dans ma tasse.

« Ouais. Ouais, c'est moi. »

« Vraiment ? »

Harry semblait tellement stupéfait que c'en était insultant.

Ouf, finalement ce petit génie pensait seulement me connaître.

« Zayn est mon meilleur ami. Je l'ai aidé, c'est tout. Je ne suis pas qu'un connard sans cœur, tu sais ? »

Harry tressaillit.

« Ce n'est pas ce que j'ai dis, bébé. »

Je frissonnais quand cette marque d'affection m'atteignit, touchant un point sensible dont j'ignorais jusqu'à l'existence.

« Ne m'appelle pas bébé. Ne t'avise plus jamais de m'appeler bébé . »

Mon ton cassant et ma colère subite firent s'abattre un silence de plomb sur la cuisine, alors que, soudain, je ne me rappelais plus pourquoi j'avais été si reconnaissant à Harry de m'avoir secouru la veille après ma crise d'angoisse. Voilà ce qu'on gagnait à s'ouvrir aux autres : ils commençaient à croire qu'ils vous connaissaient alors qu'ils savaient que dalle.

Niall s'éclaircit la voix.

« Et alors James est retourné à Londres ? »

« Ouaip. » Je me levais et vidai le fond de ma tasse dans l'évier. « Je vais à la salle de sport. »

« Lewis... » essaya Harry.

« Tu n'avais pas une réunion ? » l'interrompis-je alors que j'étais sur le point de quitter la pièce pour laisser la tension retomber.

« Lewis... »

Il semblait sincèrement préoccupé.

Je me calmai en poussant un profond soupir en mon for intérieur. On a compris, Louis. Inutile de continuer à en faire des tonnes. Cette fois-ci, je soufflai vraiment puis le gratifiai d'un mesquin :

« J'ai un mug isotherme dans le placard de gauche, si tu veux emporter du café. »

Il me dévisagea un instant d'un air scrutateur. Il finit par secouer la tête, un sourire mystérieux aux lèvres.

« Ça ira, merci. »

J'opinai, feignant l'indifférence vis-à-vis de la mauvaise ambiance que j'avais provoqué, puis je me tournai vers Niall.

« Tu veux venir à la salle avec moi ? »

Il fronça le nez.

« A la salle ? Moi ? »

J'étudiai son corps tout mince.

« Tu veux dire que tu es naturellement canon ? »

Il éclata de rire en rosissant légèrement.

« C'est génétique. »

« Ouais, eh bien moi, je dois faire de l'exercice pour rentrer dans mon corps. »

« C'est mignon. » murmura Harry, moqueur dans son café.

Je lui souris, ce qui constituait ma deuxième excuse non verbale pour l'avoir envoyé sur les roses.

« Peu importe. J'y vais en solo. A plus. »

« Merci pour le café, Lewis. » me lança-t-il en insolence tandis que je traversais le couloir.

Je grimaçai.

« C'est Louis ! » hurlai-je en ronchonnant, m'efforçant de ne pas entendre son rire.

***

« Bien, maintenant que les présentations sont faites et les formalités remplies, pouvez-vous me dire ce qui vous a convaincu qu'il était temps pour vous de parler à quelqu'un ? » me demanda d'un ton calme le docteur Kathryn Pritchard.

Pourquoi tous les psys parlaient-ils de la même voix douce ? C'était censé être apaisant, mais je trouvais cela tout aussi condescendant aujourd'hui qu'à l'âge de quatorze ans.

Une semaine s'était écoulée depuis l'accrochage avec Harry dans la cuisine, et je me trouvais désormais dans le grand bureau de ma thérapeute sur Noth St-Andrews Lane. Le cabinet était étonnamment froid et moderne, rien à voir avec le désordre réconfortant de celui du lycée. Par ailleurs, je n'avais alors rien payé, tandis que cette petite bonne femme tout en daim et lunettes allait me coûter les yeux de la tête.

« Vous devriez acheter des fleurs, ou un truc dans le genre. » fis-je remarquer. « Mettre un peu de couleur. Votre bureau n'est pas très accueillant. »

Elle me sourit de toutes ses dents.

« C'est noté. »

Je ne répliquai rien.

« Lewis... »

« Louis. »

« Louis. Pourquoi êtes-vous venu me voir ? »

Mon estomac se retourna, et une sueur froide commença à perler à mon front. Je m'empressai de me seriner que tout ce que je lui raconterais resterait confidentiel. Je ne la verrais jamais en dehors de cet endroit, et elle ne pourrait jamais se servir de mon passé ou de mes problèmes contre moi ou pour apprendre à me connaître personnellement. Je pris une longue inspiration.

« Je recommence à faire des crises d'angoisse. »

« Vous recommencez ? »

« J'en faisais souvent quand j'avais quatorze ans. »

« Eh bien, les crises d'angoisse peuvent avoir de nombreuses origines. Pourquoi en aviez-vous à l'époque ? Que se passait-il dans votre vie ? »

Je déglutis malgré la boule qui m'obstruait la gorge.

« Mes parents et ma petite sœur sont morts dans un accident de voiture. Je n'ai pas d'autre famille -à part un oncle qui n'en a rien à foutre-, et j'ai passé le reste de mon adolescence en familles d'accueil. »

Le docteur Pritchard prenait des notes tandis que je parlais.

Elle s'arrêta toutefois pour me regarder dans les yeux.

« J'en suis sincèrement désolée, Louis. »

Je me détendis légèrement en la devinant honnête, et je la remerciai d'un petit signe de tête.

« Après leur mort, vous avez commencé à faire des crises d'angoisse. Pouvez-vous m'en décrire les symptômes ? »

Je les lui énumérai et elle m'écouta en opinant.

« Y a-t-il un déclencheur ? En tout cas, en avez-vous identifié un ? »

« Je ne m'autorise pas à penser trop à eux. A ma famille. Les souvenirs -les souvenirs bien précis, tangibles, pas seulement les vagues impressions... ce sont eux qui déclenchent les crises. »

« Mais elles se sont arrêtées ? »

Je fis la moue.

« Je suis devenu expert dans l'art de ne plus penser à eux. »

Le docteur Pritchard arqua un sourcil.

« Pendant huit ans ? »

Je haussai les épaules.

« Je peux regarder des photos ou y songer rapidement, mais je prends soin d'éviter les souvenirs trop précis. »

« Cependant vos crises ont repris récemment ? »

« J'ai baissé ma garde. J'ai laissé les souvenirs affluer... J'ai fait une crise à la salle de sport, et une autre chez un ami, lors d'un repas de famille. »

« A quoi pensiez-vous à la salle de sport ? »

Je remuai sur mon siège, mal à l'aise.

« Je suis auteur. Enfin, j'essai. J'imaginais écrire la vie de ma mère. C'est une belle histoire. Triste. Cela dit, je pense que les gens l'aimeraient. Bref, j'ai eu une réminiscence -plusieurs, à vrai dire- de mes parents et de leur relation. Une belle relation. Tout ce que je me rappelle, c'est qu'un type m'a aidé à me relever de mon tapis. »

« Et le repas de famille ? C'était votre premier depuis les familles d'accueil ? »

« On n'en faisait jamais dans mes familles d'accueil. »

Je lui souris tristement.

« C'était donc votre premier repas de famille depuis votre perte ? »

« Ouais. »

« Et ça a fait remonter un souvenir ? »

« Ouais. »

« Avez-vous subi de gros changements dans votre quotidien récemment, Louis ? »

Je repensai à Niall, à Harry, et à notre petit déjeuner de la semaine précédente.

« J'ai déménagé. Nouvel appartement, nouveau colocataire. »

« Autre chose ? »

« Mon ancien coloc, mon meilleur ami, Zayn, est parti à Londres. Son petit ami et lui viennent de se fiancer. C'est à peu près tout. »

« Zayn et vous étiez-vous très proches ? »

Je haussai les épaules.

« Aussi proches que je ne me suis jamais autorisé à l'être avec quelqu'un. »

Elle serra les lèvres, compatissante.

« Eh bien, cette phrase en dit long. Et votre nouveau colocataire, alors ? Vous autorisez-vous à vous rapprocher de lui ? »

J'y réfléchis quelques secondes. J'avais partagé plus de choses avec Niall que je ne l'avais envisagé. Et je tenais plus à lui que je ne me l'étais imaginé.

« Niall. Nous sommes vite devenus amis. Je ne m'y attendais pas. Ses copains sont sympas, et ils traînent souvent ensemble avec son frère et la bande. J'ai une vie sociale bien remplie, désormais. »

« Votre deuxième crise d'angoisse a-t-elle eu lieu avec la famille de Niall et son frère ? »

« Ouais. »

Le docteur Pritchard hocha la tête et griffonna quelque chose.

« Alors ? » demandai-je.

Elle me sourit.

« Vous espérez un diagnostic ? »

Je haussai les sourcils.

« Désolée de vous décevoir, Louis, mais nous avons à peine effleuré la surface du problème. »

« Mais vous pensez que ces changements ont un lien avec tout ça, pas vrai ? Je veux que ces crises d'angoisse s'arrêtent. »

« Louis, vous n'êtes dans mon cabinet que depuis un quart d'heure, et je peux d'ores et déjà vous assurer qu'elles ne cesseront pas prochainement... à moins que vous essayiez d'accepter la mort de vos proches. »

Quoi ? C'est complètement idiot.

« Je l'ai accepté. Ils sont morts. J'ai fait mon deuil. A présent, je cherche un moyen d'aller de l'avant. C'est pour ça que je suis venu ici. »

« Ecoutez, vous avez eu la présence d'esprit de comprendre que vous aviez un problème et que vous aviez besoin d'en parler, vous êtes donc assez malin pour savoir qu'enterrer vos souvenirs familiaux n'est pas un moyen sain d'accepter leur décès. Vous n'avez pas fait correctement votre deuil, Louis, et c'est ce que nous allons devoir réaliser. Les changements au quotidien, les nouvelles rencontres, les nouvelles émotions, les nouvelles attentes... tout cela peut faire resurgir des évènements du passé. Surtout s'ils n'ont pas été correctement assimilés. Profiter d'un repas en famille après des années sans avoir eu un seul depuis des années peut effondrer les remparts que vous aviez pu construire autour de la mort de vos proches. Je pense qu'il est possible que vous souffriez d'un syndrome de stress post-traumatique, et ce n'est pas une chose à prendre à la légère. »

Je grommelai.

« C'est le trouble des anciens combattants, c'est ça ? »

« Les soldats ne sont pas les seuls concernés. Quiconque subit une perte ou n'importe quel autre traumatisme physique ou émotionnel peut être atteint d'un SSPT. »

« Et vous pensez que c'est ce que j'ai ? »

« C'est possible, oui. J'en saurai plus au fil des séances. Et avec un peu de chance, plus nous discuterons, plus il sera facile pour vous de repenser à votre famille et de faire appel à vos souvenirs. »

« Je ne suis pas sûr que ce soit une bonne idée. »

« Ce ne sera pas facile. Mais cela vous aidera. »

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