1.
Ecosse, huit ans plus tard.
C'était une journée idéale pour trouver un nouvel appartement. Et un nouveau colocataire.
Je quittai la vieille cage d'escalier humide de mon ancien immeuble pour profiter d'une température étonnamment élevée pour Edimbourg. Je jetai un rapide coup d'œil au short en jean que j'avais acheté quelques semaines plus tôt. Depuis, il avait plu tous les jours, et je commençais à désespérer de jamais le mettre. Aujourd'hui cependant, le soleil était pour une fois de la partie, émergeant au-dessus du clocher de l'église évangélique de Bruntsfield, dissipant ma mélancolie tout en me procurant un peu d'espoir. Même si j'avais laissé tomber ma vie entière en quittant les Etats-Unis pour rejoindre ma terre d'origine à seulement dix-huit ans, je n'étais guère adepte du changement. Plus maintenant, en tout cas. J'avais fini par m'habituer à mon immense appartement et à ses incessants problèmes de souris. Zayn, mon meilleur ami, avec qui j'avais vécu depuis ma première année à la fac de d'Edimbourg, me manquait. Nous nous étions rencontrés au dortoir et avions tout de suite accroché. Tous deux du genre plutôt secrets, si nous étions si à l'aise l'un avec l'autre c'était parce que nous n'essayions jamais de forcer l'autre à évoquer le passé. Dès la deuxième année, nous avions décidé de quitter la résidence universitaire pour prendre un appartement. A présent que nous étions diplômés, Zayn avait rallié Londres pour y préparer son doctorat, me laissant orphelin de colocataire. Comme si cela ne suffisait pas, j'avais également eu à subir le départ de mon deuxième ami le plus proche, James, le petit ami de Zayn. Il l'avait suivie à Londres -une ville qu'il déteste, soit dit en passant- pour rester avec lui. La cerise sur le gâteau? Mon propriétaire était en plein divorce et avait besoin de récupérer l'appartement.
J'avais donc consacré les deux dernières semaines à répondre aux annonces de jeunes hommes recherchant un colocataire. Un fiasco total. Personne ne voulait partager un appart avec un Américain. C'est quoi ce bordel ? Trois de ces logements étaient juste... horribles. Je suis à peu près certain qu'un de ces mecs dealait du crack ; quant à la dernière, elle semblait recevoir plus de visites que dans une maison de passe. J'espérais sincèrement que mon rendez-vous du jour avec un certain Niall Horan serait plus concluant. C'était l'appartement le plus cher que j'avais prévu de visiter, et il était situé de l'autre côté du centre-ville.
Je faisais très attention à mon héritage, comme si en dépenser aussi peu que possible pouvait adoucir l'amertume de ma « bonne » fortune. Néanmoins, je n'avais plus trop le choix.
Si je voulais devenir écrivain, il me faudrait le bon logement avec le bon colocataire.
Vivre seul était véritablement une possibilité. Je pouvais me le permettre. Toutefois, pour être parfaitement honnête, je redoutais la solitude. Malgré ma propension à tenir secrets quatre-vingts pour cent de ma vie, j'aimais bien être entouré d'êtres humains. Quand ils me parlaient de choses que je ne connaissais pas directement, cela me permettait d'appréhender le monde selon leur point de vue, et j'étais convaincu qu'un auteur digne de ce nom se devait d'avoir une perspective la plus large possible. Bien que j'en eusse pas besoin pour survivre, je travaillais dans un bar sur George Street tous les jeudis et vendredis soir. Les vieux clichés ont la vie dure : les barmaids surprennent effectivement les meilleures conversations.
Deux de mes collègues, Jo et Craig, étaient devenus des amis, mais nous ne traînions ensemble que les jours de boulot. Si je voulais un peu d'animation autour de moi, je devais donc me dégoter un colocataire. Point positif : cet appartement était à quelques rues seulement de mon travail.
Tout en m'efforçant de réprimer l'angoisse de ne jamais trouver d'habitation adéquate, je scrutai la rue à la recherche d'un taxi libre. J'avisai alors le glacier, regrettant de ne pas avoir le temps d'aller satisfaire ma gourmandise, et faillis laisser passer le taxi qui arrivait du côté opposé de l'avenue. Je le hélai d'un geste brusque de la main et m'assurai que la voie était libre. Je fus soulagé de constater qu'il m'avait aperçu et s'était rangé dans un virage. Je traversai la large route, parvenant à rejoindre l'autre trottoir sans finir écrasé tel un insecte sur un malheureux pare-brise, et courus jusqu'au véhicule qui m'attendait. Je m'apprêtais à en saisir la poignée...
... Au lieu de quoi, je refermai les doigts sur une main.
Perplexe, j'examinai la peau hâlée et remontai le long bras jusqu'à découvrir de larges épaules et un visage obscurci par le soleil à contre-jour. Grand, plus d'un mètre quatre-vingts, l'homme me dominait de toute sa hauteur. Je ne mesurai qu'un petit mètre soixante-dix.
Je remarquai son costume hors de prix et me demandai ce qui avait bien pu le pousser à poser sa main sur mon taxi.
Un soupir émergea de sa figure enténébrée.
« Vous allez dans quelle direction ? » S'enquit-il de sa voix puissante et rauque.
Je vivais ici depuis quatre ans, et pourtant le moindre début d'accent écossais produisait encore sur moi son petit effet. Et le sien me faisait clairement frissonner, en dépit du caractère brusque de sa question.
« Dublin Street. » répondis-je sans réfléchir, espérant avoir un trajet plus long que le sien afin qu'il m'accorde la priorité du véhicule.
« Parfait. » Il ouvrit la portière. « Je vais par là moi aussi, et comme j'ai déjà dix minutes de retard, je propose que nous partagions la course plutôt que de perdre dix minutes à décider qui en a le plus besoin. »
Une paume chaude se posa sur le bas de mon dos et m'encouragea délicatement à monter. Stupéfait, je me laissai malgré tout convaincre et me glissai à l'autre bout de la banquette. Je bouclai ma ceinture de sécurité tout en me demandant si j'avais réellement donné mon assentiment. Il me semblait que non.
En entendant monsieur Costard indiquer Dublin Street comme destination, je fronçai les sourcils et murmurai :
« Merci. Je crois. »
« Vous êtes américain ? »
La question ayant été posée gentiment, je finis par tourner la tête vers l'autre passager. Oh, je vois.
Waouh.
Monsieur Costard; plus ou moins trente ans, n'étais pas typiquement beau, mais ses yeux pétillants, la légère moue qui ourlait sa bouche sensuelle, ainsi que tout le reste de sa personne lui conféraient un certain sex-appeal. Je devinai, selon les courbes de son costume argenté parfaitement taillé, qu'il s'entretenait physiquement. Il était assis avec la classe des gens bien foutus, ses abdos d'acier ne tolérant pas le moindre bourrelet sous sa chemise blanche et son gilet. Ses iris vert pâles semblaient étonnés derrière leurs longs cils, et j'étais parfaitement incapable d'admettre le fait qu'il était brun.
J'avais un faible pour les blonds. Depuis toujours.
Pourtant, aucun d'eux n'avait jamais contraint mon ventre à se tordre de désir au premier coup d'œil. Un visage fort et viril était tourné vers le mien -une mâchoire bien affirmée, un menton agréablement creusé d'un très léger sillon vertical, des pommettes rebondies. Une légère barbe de trois jours assombrissait ses joues, et ses cheveux étaient quelques peu désordonnés. Dans l'ensemble, cette apparente négligence contrastait étrangement avec son costume haute couture.
Monsieur Costard haussa un sourcil interrogateur devant mon examen éhonté, et le désir que je ressentais s'en trouva quadruplé, ce qui me prit totalement au dépourvu. Je n'avais jamais plus envisagé de proposer un plan cul à quelque garçon que ce soit.
Hum, cela dit, je ne suis pas certain d'être capable de refuser une offre de sa part.
Dès que cette pensée me traversa l'esprit, je me raidis, aussi surpris que troublé. Je me tins aussitôt sur la défensive et m'efforçai d'arborer l'expression de politesse la plus neutre qui soit.
« Ouais, je suis américain. » répondis-je en me souvenant brusquement que mon compagnon de route m'avait posé une question.
Je détournais les yeux de son sourire lourd de sous-entendus, feignant l'ennui et remerciant Dieu que ma peau me préserve de rougissement intempestifs.
« Vous êtes ici en touriste ? » murmura-t-il.
Bien qu'irrité par ma propre réaction, je me résolus à demeurer aussi évasif que possible. Vu les circonstances, qui sait quelle idiotie j'aurais pu faire ou dire ?
« Nan. »
« Alors vous êtes étudiant ? »
Je me formalisai de son ton. Son « Alors vous êtes étudiant » avait été prononcés avec un roulement d'yeux significatif. Comme si les étudiants étaient la lie de la société et n'avaient aucun but dans la vie. Je tournais brusquement la tête pour le remettre à sa place d'un regard noir et le surpris à reluquer mes jambes avec intérêt. A mon tour, je haussai les sourcils en attendant qu'il décolle ses prunelles magnifiques de ma peau. Sentant le poids de ma fureur, il releva le menton et remarqua mon air mauvais. Je m'attendais à ce qu'il fasse comme si de rien n'était ou à ce qu'il s'intéresse soudainement à autre chose, un truc dans le genre. En tout cas, je ne m'attendais sûrement pas à le voir hausser simplement les épaules avant de me gratifier du plus lent, du plus prétentieux et du plus sexy des sourires qui ne m'ait jamais été adressé.
Je levais les yeux au ciel, maudissant la subite bouffé de chaleur qui naquit entre mes cuisses.
« J'étais étudiant. » rétorquais-je avec une pointe de bouderie. « J'habite ici. J'ai la double nationalité. »
Pourquoi me justifiais-je ?
« Vous êtes en partie écossais ? »
J'opinai à peine, me délectant silencieusement de sa façon d'insister sur les t.
« Et qu'est-ce que vous faites, maintenant que vous êtes diplômé ? »
En quoi cela l'intéressait-il ? Je l'observais discrètement. Le prix de son costume aurait pu nous payer toute une scolarité de plats étudiants infâmes à Zayn et moi.
« Et vous, qu'est-ce que vous faites ? Enfin, à part forcer des gens à monter dans des taxis. »
Son petit sourire satisfait fut sa seule réaction.
« A votre avis ?
« Je dirai que vous être avocat. Votre manière de répondre à des questions par des questions, de manipuler les gens, de sourire en coin... »
Il partit d'un rire tonitruant qui me résonna dans le ventre.
« Je ne suis pas avocat. Mais vous pourriez l'être. Je crois me souvenir d'une question en réponse à une question. Et si ça... » Alors qu'il désignait ma bouche, ses yeux s'assombrirent légèrement en caressant visuellement la courbure de mes lèvres. « ...ce n'est pas un sourire en coin... »
Sa voix était plus rauque, désormais.
Mon pouls s'accéléra quand nos regards se croisèrent, se soutenant mutuellement bien plus longtemps que ne l'autorise la décence entre deux inconnus, si polis soient-ils. Mes joues me brûlaient... ainsi que d'autres parties de mon anatomie. Lui et la conversation muette qu'entretenaient nos deux corps m'excitaient de plus en plus. Lorsque mes tétons durcirent sous mon tee-shirt, j'en fus suffisamment surpris pour replonger brusquement dans la réalité. Arrachant mes yeux aux siens, je contemplai la circulation en regrettant cette course de taxi ne se soit pas achevée la veille.
Alors que nous approchions Princes Street et le projet de tram que la mairie défendait, je commençais à me demander si j'allais réussir à m'échapper du véhicule sans avoir à lui parler de nouveau.
« Vous êtes timide ? » m'interrogea monsieur Costard, réduisant par la même mes espoirs à néant.
Ce fut plus fort que moi. Sa question me força à me tourner vers lui avec un sourire confus.
« Pardon ? »
Il inclina la tête, me scrutant à travers ses paupières mi-closes. Il ressemblait à un tigre paresseux, examinant sa proie avec un soin afin de déterminer si elle valait la peine de se mettre en chasse. Je frémis quand il répéta :
« Vous êtes timide ? »
L'étais-je ? Non. Pas timide. Simplement indifférent. Ce qui me plaisait assez. C'était plus sûr.
« Qu'est-ce qui vous fait penser cela ? »
Je ne transpirais tout de même pas la timidité, si? Cette simple pensée me fit grimacer.
Monsieur Costard haussa une fois encore les épaules.
« La plupart des femmes profiteraient de me savoir prisonnier dans ce taxi avec elles ; elles me mordilleraient l'oreille, me balanceraient avec audace leur numéro de téléphone... Ça, et d'autres choses. »
Ses yeux vagabondèrent jusqu'à mon torse avant de revenir se poser sur mon visage. Le sang m'échauffait les joues. Je ne me rappelais pas la dernière fois qu'on était parvenu à m'embarrasser. Peu habitué à me sentir intimidé, je tentais de repousser cette sensation.
Désarçonné par son incroyable égo, je lui adressai un large sourire et fus surpris d'être aussi satisfait de voir ses yeux se plisser devant mes dents dévoilées.
« Waouh, vous avez vraiment une haute opinion de vous-même. Et je vous ferai remarquer que je ne suis pas une femme. »
Il me sourit à son tour, exhibant une denture blanche, bien qu'imparfaite ; je sentis une décharge inhabituelle me traverser le corps.
« J'ai remarqué. Et je parlais d'expérience. »
« Eh bien, je ne suis pas de ceux qui donnent leur numéro à un garçon qu'on vient de rencontrer. »
« Ahhh. »
Il acquiesça comme s'il venait subitement de comprendre quelque chose à mon sujet. Son sourire s'évanouit, sa figure se crispa avant de se fermer légèrement.
« Vous êtes du genre à ne pas coucher avant le troisième rendez-vous, et à rêver de fleurs et de chocolat, de mariage et de bébé. »
Je fis la moue en réaction à ce jugement un peu hâtif.
« Non, non et non. »
Me marier et avoir des enfants ? Cette simple évocation me donna le frisson, alors que les craintes qui planaient quotidiennement autour de moi me comprimèrent la poitrine.
Monsieur Costard m'observa de nouveau et dut déceler une expression qui le poussa à se détendre.
« Intéressant. » murmura-t-il.
Non. Pas intéressant. Je ne voulais pas que ce type me trouve intéressant.
« Je ne vais pas vous donner mon numéro. »
Il sourit derechef.
« Je ne vous l'ai pas demandé. Et même si je le voulais, je ne vous le demanderais pas. J'ai une petite amie. »
Je passai outre au pincement de déception qui me noua l'estomac -et oubliai vraisemblablement la barrière mentale séparant mon cerveau de ma bouche.
« Alors arrêtez de me dévisager comme ça. »
Il sembla s'en amuser.
« Je suis en couple, mais pas aveugle pour autant. Ce n'est pas parce que je ne peux pas toucher que je ne peux pas regarder. »
L'attention que ce mec me portait ne m'excitait pas du tout. Je suis un homme fort et indépendant. Je jetai un coup d'œil par la fenêtre et constatai avec soulagement que nous nous trouvions à Queen Street Gardens. Dublin Street était au coin de la rue.
« Laissez-moi ici, c'est parfait. » lançais-je au chauffeur.
« Où donc ? » répliqua-t-il.
« Juste là. » répliquais-je un peu plus sèchement que prévu.
Je laissai échapper un soupir de soulagement en entendant le clignotant. La voiture se rangea le long du trottoir. Sans un regard ou un mot à monsieur Costard, je réglai ma course et cherchai la poignée de la portière à tâtons.
« Attendez. »
Je me figeai et, par-dessus mon épaule, interrogeai mon compagnon de route d'air prudent.
« Quoi ? »
« Vous avez un nom ? »
Je souris, enfin soulagé à l'idée de m'éloigner de lui et de cette étrange attraction née entre nous.
« En réalité, j'en ai même deux. »
Je bondis à l'extérieur, faisant peu de cas du frisson de plaisir qui me parcourut quand j'entendis son léger gloussement.
Dès que la porte de l'appartement s'ouvrit et que j'aperçus Niall Horan pour la première fois, je compris que j'allais sans doute bien l'aimer. Ce grand blond portait un ensemble short très mode, un chapeau mou bleu, un monocle et une fausse moustache.
Il me contempla en cligna à plusieurs reprises ses grand yeux bleu clair.
Surpris, je préférai demander :
« Est-ce que je tombe mal ? »
Il m'examina un moment de plus, comme médusé par la pertinence de ma question, étant donné son accoutrement. Semblant se rendre soudain compte qu'il portait une fausse moustache, il me montra du doigt.
« Vous êtes en avance. J'étais en train de ranger un peu. »
Ranger en chapeau mou, monocle et moustache ?
J'observai derrière lui le vestibule vaste et lumineux. Un vélo dépourvu de roue avant reposait contre le mur du dond ; des photos, des cartes postales et diverses coupures de presse étaient épinglées à une table disposée contre un meuble en noyer. Deux paires de santiags et une de tennis blanche gisaient sous une rangée de patères débordant de vestes et de manteaux. Le plancher était de bois brut.
Très joli.
Je me retournai vers Niall, un large sourire aux lèvres, appréciant chaque détail de la situation.
« Vous fuyez la mafia ? »
« Pardon ? »
« Le déguisement. »
« Oh. » Il éclata de rire et s'écarta d'un pas pour me faire signe d'entrer. « Non, non. Des amis ont passé la soirée ici, et on a bu un peu plus que de raison. On a ressorti tous mes vieux costumes d'Halloween. »
Je souris de nouveau. Ça avait l'air marrant. Zayn et James me manquaient.
« Vous êtes Lewis, c'est ça ? »
« Ouais, Louis. » corrigeai-je.
Personne ne m'avait plus appelé Lewis depuis la mort de mes parents.
« Louis. » répéta t-il en me souriant de toutes ses dents tandis que j'effectuai mes premiers pas dans l'appartement. Ça sentait super-bon -le propre et le frais.
A l'instar de celui que je venais de quitter, l'intérieur était de type géorgien, sauf que nous nous trouvions ici dans ce qui avait été une maison de ville. Désormais, elle était scindée en deux appartements. Plus précisément, la porte d'à côté était celle d'une boutique, et les chambres à l'étage lui appartenaient. Je ne les avais pas visitées, mais le magasin était très joli, et vendait des vêtements uniques faits main. Quand à cet appart...
Waouh.
Les murs étaient si lisses qu'ils avaient forcément été replâtrés récemment, et la personne qui s'était occupée de la restauration avait fait des merveilles. Les larges plinthes et les hautes corniches épousaient parfaitement le style de l'époque. Les plafonds s'étendaient à perte de vue, comme dans mon ancien chez-moi. La monotonie des murs d'un blanc froid était rompue par des œuvres d'art aussi colorées qu'électriques. L'aspect immaculé des cloisons aurait pu paraître austère, mais les portes sombres et le plancher de noyer conféraient au lieu un aspect simplement élégant.
J'étais déjà sous le charme, et je n'avais pas encore terminé la visite.
Niall retira en hâte chapeau et moustache, puis fit volte-face pour me dire quelque chose et s'interrompit en souriant innocemment quand il se rendit compte qu'il n'avait pas encore ôté son monocle. Lorsqu'il l'eut jeté sur le buffet, il rayonna de plaisir. Il était d'une nature enjouée. Généralement, j'avais tendance à fuir ce genre de personne comme la peste, mais Niall était différent. Il possédait une forme de charme hors du commun.
« Je vais vous faire faire le tour du propriétaire, d'accord ? »
« Ça me va. »
Niall alla ouvrir la porte la plus proche de moi sur la gauche.
« La salle de bain. Je sais que ce n'est pas commun juste à côté de l'entrée, mais elle comporte tout le nécessaire. »
Euh... ça reste à prouver, me dis-je en y pénétrant d'un pas hésitant.
Mes Tom's claquèrent sur les carreaux crème qui recouvraient chaque centimètre carré de la pièce, hormis le plafond, peint en jaune pâle et orné de spots puissants.
La salle de bain était immense.
En laissant courir mes doigts sur la baignoire aux pieds griffus et dorés, je m'y imaginai sur l'instant : immergé dans l'eau à écouter de la musique dans la lumière vacillante des chandelles, une bière à la main, tout en me laissant aller à des pensées... en tout genre. La baignoire trônait en plein milieu de la pièce. Dans le coin au fond à droite se trouvait une double cabine de douche dotée du plus gros pommeau que j'aie jamais vu. A ma gauche, une sorte de saladier moderne en verre disposé sur une étagère blanche en céramique. S'agissait-il d'un lavabo ?
Je passai rapidement en revue l'ensemble dans ma tête. Des robinets en or, un miroir gigantesque, un sèche-serviette chauffant...
La salle de bain de mon ancien appart n'avait même pas de portant.
« Waouh. » J'adressai un sourire à Niall.« C'est magnifique. »
Il opina en sautillant presque, ses yeux bleus pétillant.
« N'est-ce pas ! Je ne m'en sers pas beaucoup, parce que j'en ai une autre dans ma chambre. Cela dit, c'est un plus pour mes futurs colocataires. Ils l'auront quasiment pour eux tous seuls. »
Mmm, songeai-je en envisageant les charmes de la salle de bain. Je commençai à comprendre pourquoi le loyer était astronomique. Cependant, tant qu'on avait les moyens d'habiter ici, je ne voyais aucune raison d'en partir.
Je suivis Niall dans le couloir jusqu'à l'immense salon.
« Votre colocataire a déménagé ? » m'enquis-je poliment.
Je m'efforçai d'avoir simplement l'air curieux, alors qu'en réalité je sondais le propriétaire.
L'appartement était tellement génial que le problème venait peut-être de Niall. Avant même qu'il pût répondre, je m'immobilisai et pivotai lentement sur moi-même pour embrasser la pièce du regard. Comme dans n'importe quel vieux bâtiment, la hauteur sous plafond était incroyable. Les fenêtres étaient si grandes et si larges qu'une quantité de lumière impressionnante se déversait à l'intérieur depuis la rue encombrée. Au milieu du mur opposé régnait une immense cheminée, sans doute purement décorative, mais qui apportait encore plus de cachet à l'ensemble. Bien sûr, c'est quand même un peu trop le bazar à mon goût, songeai-je en remarquant les piles de livres dispersées ça et là parmi divers objets ridicules... comme un jouet Buzz l'Eclair.
Je n'allais même pas poser la question.
En observant Niall de plus près, le désordre ambiant n'était pas si surprenant. Ses cheveux blonds étaient un vrai désordre, à croire qu'une guerre avait eu lieu, il avait aux pieds des tongs dépareillées et une étiquette collée sur l'épaule.
« Mon colocataire ? » s'étonna-t-il en se retournant.
Je n'eus pas besoin de me répéter que son froncement de sourcils se dissipa ; il acquiesça enfin, comme si il venait de comprendre. Tant mieux. Ce n'était pas non plus la question du siècle.
« Oh, non. » Il secoua la tête. « Je n'en avais pas. Mon frère a investi dans cet appartement et l'a fait entièrement rénover. Puis il a décrété qu'il ne voulait pas me voir me débattre pour payer un loyer pendant que je préparais mon doctorat, et il a décidé de m'en faire cadeau. »
Sympa, le frère.
Même si je ne fis aucun commentaire, il dut lire ma réaction sur mon visage car il sourit, et une lueur tendre éclaira son regard.
« Harry a tendance à en faire un peu trop. Il ne fait jamais de cadeaux simples. Et comment aurais-je pu dire non à un endroit pareil ? Le truc, c'est que j'habite ici depuis un mois, et que c'est bien trop grand pour moi. Je m'y sens un peu seul, même si mes amis viennent traîner ici le week-end. J'ai donc dis à Harry qu'il me fallait un colocataire. Il n'était pas emballé au début, mais quand je lui ai dis quel loyer je pouvais réclamer, ça l'a fait changer d'avis. Les affaires avant tout. »
Je compris d'instinct que Niall adorait son frère (visiblement relativement fortuné) et que tous deux étaient très proches. Ça se voyait dans ses yeux dès qu'il en parlait, je connaissais parfaitement cet air-là. J'avais eu tout loisir de l'étudier au fil des années, de l'affronter régulièrement et de me forger une carapace me permettant de lutter contre la douleur que m'infligeait la vision de tant d'amour sur le visage des autres -de ceux qui n'avaient pas perdu leurs proches.
« Il doit être très généreux. » répondis-je, diplomate, peu habitué à voir des inconnus m'exposer leurs sentiments personnels alors que nous venions à peine de nous rencontrer.
Il ne sembla pas gêné outre mesure par mon manque flagrant d'enthousiasme. Il continua à sourire et me mena de nouveau dans le couloir, direction une cuisine tout en longueur. Elle était plutôt étroite, mais s'ouvrait à l'autre extrémité sur un demi-cercle où avaient été installées une table et quelques chaises. La cuisine en elle-même était aussi luxueuse que le reste des lieux. L'électroménager était haut de gamme, et une énorme cuisinière ultramoderne tranchait avec les meubles en bois sombre.
« Très généreux. » répétai-je.
Il émit un léger grognement.
« Trop généreux. Je n'avais pas besoin de tout ça, mais il a beaucoup insisté. Il est comme ça. Tenez par exemple sa copine : il lui cède tout. J'attends qu'il se lasse d'elle comme des précédentes, car c'est l'une des pires du lot. Elle est uniquement intéressée par son argent, ça saute aux yeux. Même lui en a conscience. Il dit que cet arrangement lui convient. Un arrangement ? Comment peut-on dire une chose pareille ? »
Comment peut-on parler autant ?
Je réprimai un sourire tandis qu'il me guidait vers la chambre principale. Elle était aussi désordonnée que Niall. Celui-ci déblatéra encore un peu sur la petite amie apparemment insipide de son frère; et je me demandai comment réagirai ce Harry s'il savait que son frère divulguait sa vie privée à un parfait inconnu ?
« Et ceci pourrait être votre chambre. »
Nous nous tenions dans l'embrasure d'une pièce tout au fond de l'appartement. Un imposant bow-window équipé d'un siège et de rideaux en jacquard tombant jusqu'au sol, un superbe lit rococo et un bureau en noyer avec son fauteuil en cuir meublaient l'endroit. Un endroit où je pourrais écrire.
J'étais définitivement sous le charme.
« C'est magnifique. »
Je voulais m'installer ici. Au diable l'avarice. Au diable le colocataire pipelette. Je vivais à l'économie depuis bien trop longtemps. Je me trouvais seul dans un pays que j'avais adopté. Je méritais bien un peu de confort.
Je finirai par m'habituer à Niall. S'il parlait beaucoup, il n'en demeurait pas moins doux et charmant, et ses yeux trahissaient une profonde gentillesse.
« Si on prenait une tasse de thé pour envisager la suite des évènements ? » me proposa-t-il en souriant à nouveau.
Quelques secondes plus tard, j'attendais au salon qu'il ait fini de tout préparer. Je compris soudain qu'il importait peu que j'apprécie Niall. C'était lui, au contraire, qui devait m'appréciait moi, si je voulais avoir une chance de me voir offrir cette chambre. Je sentis une pointe d'angoisse au creux de l'estomac. Je n'étais pas la personne la plus avenante sur Terre, alors que Niall semblait la plus ouverte du monde. Peut-être qu'il ne me "sentirait" pas.
« Ce n'a pas été. » annonça-t-il en réapparaissant. Il apportait un plateau pourvu de deux tasses de thé et de douceurs diverses « facile de trouver un colocataire. Les gens de notre âge susceptibles de se payer un endroit pareil sont rares. »
J'avais touché un gros héritage.
« Ma famille n'est pas à plaindre. »
« Oh ? »
Il poussa un mug fumant vers moi, ainsi qu'un muffin au chocolat.
Je m'éclaircis la voix, sentant mes doigts trembler autour de la tasse. Une sueur froide perlait sur ma peau et le sang me battait aux tempes. Voilà comment je réagissais quand j'étais sur le point d'avoir à admettre la vérité à quelqu'un.
Mes parents et ma petite sœur sont morts dans un accident de voiture quand j'avais quatorze ans. La seule famille qu'il me reste est un oncle en Australie. Il n'a pas voulu s'occuper de moi, j'ai donc vécu dans un foyer d'accueil. Mes parents étaient très riches. Le grand-père de mon père possédait des gisements pétroliers en Louisiane, et papa a toujours fait très attention à son propre héritage. Tout m'est revenu à mes dix-huit ans.
Mon cœur se calme enfin et mes tremblements cessèrent quand je pris conscience que Niall n'avait pas à subir le récit de mes malheurs.
« La famille de mon père vient de Louisiane. Mon arrière grand-père s'est fait beaucoup d'argent grâce au pétrole. »
« Oh, comme c'est intéressant. » Il semblait sincère. « Et vous avez quitté la Louisiane ? »
« Oui, pour la Virginie. Mais ma mère est née en Ecosse. »
« Oh, alors vous êtes en partie écossais, c'est cool. » Il m'adressa un sourire entendu. « Moi aussi, je ne le suis qu'en partie. Ma mère est française, mais sa famille a déménagé à Saint Andrews quand elle a eu cinq ans. C'est terrible, mais je ne parle même pas français. »
Il ricana en attendant mon commentaire.
« Et votre frère ? »
« Oh non. » Il balaya ma question du revers de la main. « Harry est mon demi-frère. On a le même père. Nos mères sont toutes les deux vivantes, mais papa est mort il y a cinq ans. C'était un homme d'affaire très célèbre. Avez-vous entendu parler de Douglas Styles & Cie ? C'est l'une des plus anciennes agences immobilières de la région. Papa a pris la suite de son propre père quand il était encore très jeune, et il a fondé une société de promotion immobilière. Il possédait également quelques restaurants, et même une poignée de boutiques. C'est comme un mini-empire. A sa mort, Harry a tout récupérer. Désormais, c'est autour de lui que tout le monde tourne -en espérant récupérer une part du magot. Et comme chacun sait à quel point nous sommes proches, on a souvent essayé de m'utiliser pour se rapprocher de lui. »
Sa jolie bouche fut déformée par une moue amère, lui conférant une expression qui ne semblait pas à sa place sur son visage.
« Je suis désolé. »
Je l'étais franchement. Je comprenais ce qu'il vivait. C'était l'une des raisons qui m'avaient poussé à quitter la Virginie pour repartir de zéro en Ecosse.
Niall se détendit, comme si il avait perçu ma sincère compassion. Il me semblait inconvenable qu'on puisse s'ouvrir ainsi à un ami, et encore plus à un parfait inconnu mais, pour une fois, tant de franchise ne m'effraya pas. Certes, il s'attendait peut-être à ce que je lui déballe tout en retour, mais, quand il me connaîtrait, il comprendrait à n'en rien douter que cela n'arriverait pas.
A ma grande surprise, un silence pas du tout gênant s'était installé entre nous. Niall parut s'en rendre compte également et il me sourit doucement.
« Qu'est-ce que vous faites à Edimbourg ? »
« J'habite ici, désormais. J'ai la double nationalité. Mais ici, je me sens comme chez moi. »
Cette réponse lui plut.
« Vous êtes étudiant ? »
Je secouai la tête.
« Je viens de décrocher mon diplôme. Je travaille les jeudis et vendredis soir au Club 39, sur George Street. Cependant, j'essaie surtout de me concentrer sur l'écriture. »
Cela eut l'air de l'emballer.
« C'est génial ! J'ai toujours rêvé d'être ami avec un écrivain. C'est tellement courageux de vivre de sa passion. Mon frère estime que préparer un doctorat est une perte de temps, car il pourrait m'embaucher, mais j'adore mes recherches. Je donne également des cours à l'université. C'est juste que... eh bien, ça me rends heureux. Et je suis l'une de ces horribles personnes qui peuvent se permettre de faire ce qui leur chante, même si ça paie mal. » Il fit la grimace. « Je passe pour quelqu'un d'affreux, non ? »
Je n'étais pas vraiment du genre à porter des jugements.
« C'est votre vie, Niall. Vous avez eu la chance niveau finances, ça ne fait pas pour autant de vous une horrible personne. »
J'avais vu une psy au lycée, et voilà que j'entendais sa voix nasillarde dans ma tête : « Pourquoi n'arrivez-vous pas à appliquer ce raisonnement à votre situation, Louis ? Accepter votre héritage ne ferait pas de vous une horrible personne. C'est au contraire ce que vos parents auraient voulu. »
De quatorze à dix-huit ans, j'avais vécu dans deux familles d'accueil différentes dans ma bonne vieille ville de Virginie. Aucune des deux ne roulait sur l'or, et je suis passé d'une grande maison chic où l'on mangeait des plats raffinés et où l'on portait des vêtements de marque à une bicoque remplie de pâtes toutes prêtes et dans laquelle j'échangeais mes fringues avec un "frère adoptif" plus jeune, qui se trouvait faire la même taille que moi. A l'approche de mon dix-huitième anniversaire, et alors qu'il était de notoriété publique que j'étais en passe de toucher un gros héritage, bon nombre d'homme d'affaires véreux avaient tenté de profiter de l'enfant naïf pour lequel ils me prenaient en me proposant divers investissements ; j'avais même été approché par un camarade de classe qui lançait son site Internet. Vivre avec des gens peu fortunés pendant mes années d'adolescence, puis rencontrer des gens plus intéressés par mes poches pleines que par ma personnalité étaient deux des raisons qui me poussaient à ne pas dilapider mon argent.
Me retrouver ainsi assis avec Niall, une personne dans la même situation financière que moi, et lui aussi, tourmenté par la culpabilité (bien que de façon différente), avait rapidement créé un lien entre nous.
« La chambre est à toi. » m'annonça-t-il de but en blanc.
Sa décision brutale me fit éclater de rire.
« Juste comme ça ? »
Reprenant soudain son sérieux, il opina.
« J'ai un bon pressentiment. »
Moi aussi. Je lui adressai un sourire soulagé.
« Alors je serais ravi d'emménager. »
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