Partie 4 : AU-DELA - Ch. 29 "Le carreau brisé" (2)


C'est ainsi que le weekend suivant, je retrouve toute la bande au karaoké. Anne-Lise aussi a voulu venir quand je lui ai parlé de mon défi. Et... surprise ! Elle n'est pas seule. Un joli gars aux cheveux noirs attachés et aux yeux rieurs se présente à nous, même si je devine déjà son identité.

— Benoit, enchanté ! Le copain d'Anne-Lise.

On se serre la main, je constate qu'il est un peu replié sur lui-même et me dis que ça pourrait expliquer la longue période de « friendzone ». Discrètement, je glisse à Anne-Lise :

— Alors, qui a fait le premier pas, après sa rupture avec sa nana ?

— Moi, admet-elle les joues roses. Mon dernier échange avec mon frère avant son coma, ça... ça m'a fait réfléchir. Je comprends ce que cette épreuve vaut pour toi. Il a dû te servir les mêmes sermons.

— Pourtant, il disait toujours que c'était toi, la spécialiste des sermons.

Nous nous échangeons un petit sourire, dont les traits de complicité portent un nom : Mikaël.

Plus la soirée passe, plus je sens mes entrailles se nouer et mon cœur trembler. Mes comparses font tout pour me détendre ; ils vont tous chanter, parfois en faisant les pitres, ils m'incitent à boire sans trop arroser, Nadia masse mes épaules comme si j'allais franchir un ring de boxe, Jules s'évertue à m'exaspérer avec ses taquineries histoire que j'explose, Nora commente les prestations merdiques, arguant que je ne ferais pas pire qu'eux... Mais rien à faire, quand vient mon tour, je suis morte de peur.

Dès que je monte sur scène, je constate que la bande au complet s'est avancée, en guise de soutien. Nadia la première, son téléphone branché sur l'option « dictaphone » prêt à être brandi. Plusieurs lancent des « Vas-y ! » enthousiastes. Je suis contente qu'ils aient pris la dimension du moment. Nora lance son cri aigu saccadé si typique, Juliette siffle, Benoît applaudit modestement... non mais là, c'est trop, bon sang, arrêtez ! Ils ont compris ! Je deviens encore plus rouge. Enfin, je frôle le micro. Ma voix est si timide, c'est de mauvais augure pour la qualité de mon chant...

— Bonsoir ! Euh... je n'ai jamais chanté comme ça de-devant tant de monde. Et si je le fais, c'est parce que... voilà... Mike, que vous avez peut-être déjà vu chanter ici, est devenu mon petit-ami...

Des gens applaudissent et sifflent à leur tour, ponctuant ma confession et m'arrachant un demi-sourire gêné. Je crains de devoir effacer les leurs.

— Oui oui, merci, mais... aujourd'hui, il... il est dans le coma. Et... je voudrais lui faire écouter ceci, parce que... avant de tomber inconscient, il avait peur que je parte à-à cause de sa santé. Alors je... j'aimerais lui chanter « Let me love you » de DJ Snake et Bieber.

Mike aime bien les morceaux modernes et un peu électro, j'espère que mon choix lui plaira. Je ne réfléchis plus, je n'en ai plus le temps, les premières notes arrivent et l'intro est très courte. Cela démarre sur un ton grave et facile, mais je suis si crispée... Mon micro va finir par sortir du jus tellement je le presse entre mes doigts.

Je suis concentrée sur les paroles et tout ce qu'elles traduisent, car je n'aurai pas de pas de second enregistrement. Les mots vibrent, je m'en fous. Les personnes sont des ombres qui me fixent, je m'en fous. Les larmes pointent leur nez sous mes paupières plissées, je m'en fous. T'entends ça, Mike ? T'entends comme ça m'est égal, juste un instant ? J'ai un message plus important que mes craintes sociales les plus folles : laisse-moi t'aimer. Je n'ai pas envie qu'il reste seul, d'abandonner alors qu'on a traversé tant de choses. J'ai cru au miracle pour nous aussi, j'y crois encore et je ne le laisserai pas partir. Je n'ai rien d'autre à dire, en fait. Je gémis au micro comme à l'oreille de mon amour alité. Je lui couine de ne pas me laisser tomber. Les allusions au paradis me percent le cœur, j'espère que ce chant aura un effet sur sa santé. Je veux qu'il se batte.

Mon dernier refrain est chanté d'une voix éteinte, j'ai reniflé loin du micro durant l'interlude musical, pourtant, le public applaudit avec force après les ultimes notes. Je les remercie très vite, replace le micro en m'y reprenant trois fois, et me précipite hors de la scène pour laisser jaillir les pleurs. Jules m'enserre comme une championne et Nadia me montre son smartphone avec un grand sourire. Bizarrement, des inconnus que je frôle en revenant m'assoir me lancent des « Courage » et « C'était très touchant » qui me font rosir. Je n'ai pas l'habitude de recevoir des compliments désintéressés et bienveillants. Je suis remuée, mais heureuse. En fin de soirée, Anne-Lise me dit « À lundi ! » et je me réjouis de la retrouver le 25 décembre.

Je ne fuis plus et je ne veux pas entrer à moitié dans le monde de Mike : j'irai rencontrer sa mère. J'ai imprimé quelques photos de nous deux, pour prouver mes dires. J'en ai aussi une belle avec Amélie. La pauvre n'a pas l'air dans son assiette, et pas seulement à cause de son père hospitalisé. Quand je lui demande comment elle se sent, depuis hier je ne reçois que des « Bof » entourés d'anecdotes blasées, voir des propos vulgaires à mon goût.

Anne-Lise vient me chercher pour se rendre à la maison de repos. Les couloirs sont décorés pour les fêtes et le bâtiment semble récent, dans un écrin de verdure. Nous entrons dans une pièce sobre, tout juste personnalisée par des cadres photos et j'apprends son prénom sur la porte. Seul un lit est entouré de bibelots et de post-it. Assise dans son fauteuil roulant, une maigre femme nous sourit. Enfin, surtout à Anne-Lise.

— Oh ma chérie, tu es venue me rendre visite ! Si j'avais su, je me serais apprêtée.

— Maman, on est le vingt-cinq décembre, tu sais bien que je viens toujours te saluer à Noël.

Sa mère tourne la tête vers la table de nuit, derrière laquelle un calendrier mural indique le 25.

— Oh oui, tiens ! Joyeux Noël, ma fille ! Et à vous aussi, mademoiselle. Une amie à toi ?

Je lui fais la bise, un peu gênée, sans savoir comment présenter les choses si elle croit encore que Mike est avec Laeticia. Anne-Lise prend les devants.

— En fait, c'est une amie de Mike.

Bernadette Renard tapote son accoudoir d'un air agacé.

— Ah cet ingrat, il ne passe jamais ici, il doit me croire trop à l'article de la mort pour aligner trois mots, comme ma voisine de chambre.

Ça, au moins, elle s'en souvient !

— Mais bon, vous n'y pouvez rien. Il vous envoie à sa place...

— Non, ce n'est pas ça ! le défends-je aussitôt. Il est malade, nous n'avons pas pu fêter Noël ensemble non plus et... je ne suis pas juste son amie. Il s'est séparé avec Laeticia. Je suis avec lui depuis quelques mois.

On va sauter l'étape de la rupture provisoire, c'est déjà beaucoup d'infos. Surprise, elle regarde sa fille.

— Pourquoi ont-ils rompu ?

— Elle l'a trompé, résume celle-ci avec froideur.

— Ah, quelle garce ! Une femme volage, il n'avait pas besoin de ça ! J'ai éduqué mes gamins à la fidélité, moi ! Jamais un seul geste déplacé avec tous les mannequins qui lui faisaient la cour, et voilà comment elle le remercie, l'ingrate !

Je pouffe d'entendre de tels propos tenus par la mamie. Puis elle soupire.

— La pauvre Amélie, si jeune...

— Tu sais, elle va bientôt passer son CEB(*), fait remarquer Anne-Lise.

— Déjà ? J'ai l'impression de sauter parfois des années entières en une journée. Ça reste jeune. Ils jouent les petits adultes à cet âge, mais cette petite est sensible. Vous la voyez souvent, mademoiselle... ?

— Corinne ! Oui, et nous nous échangeons des sms chaque jour.

— Bien, bien ! Anne-Lise, donne-moi mon nouvel aide-mémoire. Que d'annonces pour Noël ! Une famille recomposée et personne ne me dit rien ! Si vous êtes enceinte de Mike un jour, je serai au courant qu'à la naissance ! Et toi, Anne-Lise ? C'est pour quand ? La roue tourne, je suis bien placée pour te le dire.

Moi qui appréhendais la rencontre, je retiens plusieursfois l'envie de rire. Je comprends d'où viennent les répliques piquantes deMike.

(*)Certificat d'Etude de base, tous les Belges le passent en fin de primaire, important pour aller en secondaire. 

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