Chapitre 7
— Explique-moi pourquoi tes omelettes ont cette gueule-là et pas les miennes...
Léo était dépité et ce n'était rien de le dire. Dans sa poêle, l'œuf avait une couleur normale, mais c'était bien la seule chose qui se passait correctement. Il faisait les mêmes gestes que son collègue et pourtant leurs plats, d'une simplicité qui aurait dû être enfantine, étaient à l'opposé l'un de l'autre.
— C'est la façon dont tu ramènes l'œuf, grommela Eden en titillant le contenu de la poêle, qui n'était pas encore assez cuit.
— Mais j'ai fait pareil !
— T'oses pas suffisamment. Tu frôles trop tes œufs, alors que tu devrais y aller franco, tu vois ?
Maugréant, Léo opina du chef et croisa les bras. Il était là depuis plus d'une heure, Eden et Kyle à ses côtés. Le petit blond glissait fréquemment un coup d'œil vers eux, la bouche pincée pour ne pas rire tandis que sa propre omelette ressemblait à celle d'Eden. Beaucoup, beaucoup trop parfaite, et Léo ne pouvait s'empêcher de s'en agacer. Pourquoi même le photographe du Manoir s'avérait-il meilleur que lui pour cuisiner ?
— Ton coloc' ne s'est pas encore plaint de tes talents culinaires ? demanda Kyle.
— Tu rigoles ? Il engloutit tout, tant que ça se mange !
C'était plus agréable que de constater qu'il ne parvenait pas à faire une simple omelette. Au moins, Robin dévorait les plats sans faire de chichi quant à leur apparence.
— Bon, bah, c'est que c'est mangeable, au moins, à défaut d'être beau, ricana le photographe. Mais sérieusement, hors de question que je la fasse bouffer à Thomas, il aura la mienne, hein.
— Va te faire voir.
Bougonnant, Léo reporta son attention sur sa propre poêle, qu'Eden avait pris en main pour rattraper le coup. Un côté avait un peu noirci, sans qu'aucun d'eux ne comprenne comment la chose était possible. Lorsqu'il était tombé sur ses deux collègues derrière les fourneaux, deux jours plus tôt, il avait été surpris de découvrir qu'Eden enseignait la cuisine à Kyle. Gabriel leur laissait l'endroit à disposition, avec quelques conditions évidentes.
Léo n'avait pas pris le temps de réfléchir et les avait rejoints aussitôt. Cuisiner n'était pas quelque chose qu'il avait eu l'occasion d'apprendre lorsqu'il vivait chez ses parents, malgré son attrait pour cet art. Il avait espéré développer ses compétences, entre le Manoir et sa colocation, mais force était de constater que c'était un échec, depuis deux ans qu'il vivait avec Robin. Au moins, ce dernier n'était pas compliqué à nourrir... c'était l'une des quelques raisons qui le rendait agréable à vivre.
— C'est pas grave, Léo, dit doucement Eden. Je suis certain que c'est très bon, d'accord ?
— Elle va être dégueulasse, marmonna le jeune homme.
Kyle se pencha au-dessus de la poêle.
— En tout cas, ça sent vraiment le cramé, ton affaire.
Léo plissa les yeux dans sa direction.
— Toi, tu vas pouvoir te brosser pour que je pose sur tes photos, si tu continues.
Le rire de Kyle résonna dans la grande cuisine. Il était tôt. Avec leurs uniformes à pantalon, leurs tabliers et leurs charlottes déjà enfoncées sur leurs crânes, Eden et lui étaient prêts bien avant que ne commence le service. L'avantage d'être à la faculté, c'était de bénéficier encore de longs congés entre deux périodes de cours, et Leo ne disait pas non à travailler un peu plus que d'ordinaire. Il avait encore suffisamment de temps pour potasser ses cours et se préparer pour la prochaine salve d'examens à venir, contrairement à Robin qui en profitait majoritairement pour dormir la journée et sortir la nuit. Chacun sa merde, avait ri le jeune homme la dernière fois qu'il s'était réveillé avec un mal de crâne carabiné. Le matin même, donc.
Quand la porte s'ouvrit, Léo s'attendait à voir débarquer la petite troupe en jupette. Il pouvait même les imaginer à l'avance, piaillant gaiement tandis que le battant se mettait en branle et que...
Ses pensées restèrent coincées quelque part dans son esprit. Droit comme un i à côté d'Eden, Léo fixa la silhouette qui venait d'entrer, une grande caisse en plastique dans les mains. Des cheveux roses, si clairs que la coloration était certainement en fin de vie. Un sweatshirt pastel, les nuages imprimés dessus ressemblant à s'y méprendre à de la barbe-à-papa.
Son cœur s'emballa quand le regard se posa sur lui, et plus encore quand les longues jambes se mirent de nouveau en mouvement. La caisse claqua sur le sol. Il portait des collants à motifs. Ses chevilles étaient fines. Ses baskets brillaient. Léo ignorait quoi faire de ces informations.
Son cerveau refusait de se poser la moindre question, et tout à la fois Léo se les posait toutes : qui, quoi, comment et pourquoi. Il n'eut pas à attendre très longtemps pour que certaines trouvent une réponse :
— Salut. J'ai ton uniforme pour le mois prochain, on va procéder aux essayages... Tu pourras jeter un œil et faire ton retour si tu as des modifications à faire ?
Le temps que Léo réponde sans bafouiller, le nouvel arrivant adressa un sourire à Eden.
— Hey, salut ! T'es bien accompagné, aujourd'hui, dis donc !
Eden eut un rire amusé.
— Que veux-tu, la rançon du succès ! Enfin, j'ai jamais eu autant de mecs autour de moi, va pas falloir que je m'y habitue trop longtemps !
Tandis qu'il attrapait l'uniforme dans la caisse, le jeune homme eut un rire à son tour.
— Oh, allez, ça viendra, j'en suis sûr.
— M'ouais. Je te prépare la même chose que d'habitude ? C'est un peu tôt, non ?
Du bout des doigts, l'inconnu dégagea sa longue mèche de cheveux de son visage, ses yeux noisette riant avec ses mots lorsqu'ils furent à découvert.
— Na, je bosse, m'sieur. Je repasserai sûrement plus tard pour ça, Aaron n'a pas l'air de vouloir s'arrêter pour le moment. Donc, je disais, tu es bien...
Son regard quitta Eden. Léo retint son souffle quand il en fut de nouveau la cible.
— ... Léonard Dupond ?
Son nom prononcé ainsi, Léo sentit le rouge lui monter aux joues. Ça ne devrait pas être aussi indécent, et pourtant ! A ses côtés, Kyle lui donna un coup de coude en souriant, goguenard, et souffla un « Tu t'appelles Léonard, sérieux ? » qui ajouta à sa gêne.
— Si je me souviens bien, c'est toi.
Le regard brun ne le lâchait pas. Le garçon avança d'un pas, sourire aux lèvres, jusqu'à ce qu'il ne reste que quelques centimètres entre ses mains tenant les vêtements et Léo. Il semblait un peu plus grand que lui. Son regard plongé dans le sien, le jeune serveur déglutit.
— C'est bien moi, répondit-il d'une voix faible.
C'était la deuxième fois qu'il voyait ce type. Pourquoi leurs rencontres étaient-elles toujours ridicules et orientées autour de ces uniformes ? En cuisine ? En public ?
Le type n'avait pas changé, des mois après leur première tête à tête de quelques instants. Le rose de ses cheveux était encore un peu vif aux racines. Peut-être l'avait-il refait peu de temps auparavant. Sa couleur naturelle n'était pas encore visible. Ses sourcils étaient fins, bruns et contrastaient légèrement avec tout le pastel qui l'englobait. Sa bouche mince s'incurvait dans un sourire assuré et charmant. Oh, Seigneur !
— Eh.
Léo cligna des yeux. Derrière lui, le rire étouffé de Kyle fit chauffer ses oreilles. Devant, c'était toujours ce sourire un brin narquois, sans sembler méchant pour autant. Les bras bougèrent pour attirer son attention sur les vêtements qui lui étaient tendus.
— Hello ? Je vais pas rester comme ça pendant dix ans, hein, reprit le garçon. C'est pour toi, j'ai dit.
— Oh, euh... oui... d-désolé...
Il sentait ses genoux trembler, son ventre se serrer et sa respiration s'accélérer. Peut-être qu'il tombait malade, il aurait dû suivre les conseils de sa mère et se couvrir un peu plus ces derniers temps, le printemps n'était même pas encore vraiment là. Avait-il de la fièvre ? Il était certain que oui, son visage lui semblait brûlant.
Il s'empressa de tout attraper. Les carreaux roses étaient minuscules et en même temps trop visibles à son goût. Du rose, et puis quoi encore ? Comme si ce n'était pas assez la pagaille, ici ! Comme si ce n'était pas suffisant de lui faire porter ces jupettes affriolantes. Et est-ce qu'il s'agissait d'un jupon à dentelle ? Son sang ne fit qu'un tour et quitta son visage. Il allait devoir planquer ça encore plus attentivement, et faire en sorte que les froufrous ne soient pas visibles. Oh, cette galère...
— Pour quand, les retours ? demanda Léo d'une petite voix.
Il était ridicule. Ri-di-cule.
— D'ici deux semaines, maximum. S'il n'y a rien à modifier, pas la peine de le ramener, c'est bon pour la saison.
— ... compris.
Dans un clignement d'yeux, le regard le lâcha. L'air revint dans ses poumons comme l'on gonflait un ballon de baudruche et son cœur eut des ratés. Quelques secondes de plus et la silhouette disparut, emportant la caisse presque vide avec quelques salutations rapides. Les portes se refermèrent, et en un instant, ce fut comme s'il n'avait jamais été là. Enfin ça, c'était sans compter sur Eden et Kyle.
Les bras ballants, Léo tourna le regard vers les deux hommes qui le fixaient, l'un retenant son rire et l'autre lui dédiant un petit sourire compatissant.
— Le premier qui dit quoi que ce soit... chuchota-t-il.
— Tellement pas mon genre, ricana Kyle.
— Vraiment, vraiment pas, compléta Eden en se tournant vers la cuisinière. Au fait, ton omelette a changé de couleur.
— Ah, et tu peux respirer, maintenant, il est déjà parti, ajouta le petit blond en riant.
Léo soupira et jeta un œil dans sa poêle. L'odeur de brûlé, qui l'aurait agacé quelques minutes plus tôt, ne parvint même plus à l'ennuyer. Là, dans la grande cuisine, son nouvel uniforme dans les bras, il avait de nouveau l'impression que son cœur venait de chavirer sans crier gare.
Il détestait ça.
Il détestait cet élan d'espoir, et plus encore le battement affolé de son palpitant qui se mélangeait à l'aigreur de la peur.
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