Chapitre 4
Lorsqu'Ethan quitta les lieux en début de soirée, les couloirs résonnaient déjà des éclats de voix et du claquement des petites chaussures vernies. Enfin, petites... il avait souri malgré lui en constatant quelques quarante-trois fillette qu'il avait croisés et qui n'avaient rien à envier aux bodybuilders embauchés pour la sécurité. Un peu comme Beausoleil, qui avait essayé sa nouvelle robe cet après-midi-là. Il étincelait, drapé dans des étoffes rouges. Les sequins réhaussaient les nuances chatoyantes et le moiré des taffetas sur son corset. Tandis que Aaron l'apprêtait au mieux pour procéder à la liste des rectifications, Ethan n'avait pu s'empêcher de le détailler. Il avait une taille dure qui se camouflait facilement sous le jeu des lacets étroitement serrés. Son bassin était loin d'être large et, sous ses vêtements, son corps présentait une musculature comme il en voyait rarement au quotidien.
Il repensa à Eden et ses propos, pendant quelques instants. Éric Beausoleil avait-il eu lui aussi des « petits » souliers tout brillants, comme les autres ? Quel uniforme avait-il lorsqu'il travaillait au restaurant avec l'équipe ? Imaginer cet homme avec les petits chemisiers et les jupettes à carreaux vichy de la prochaine saison lui semblait presque comique. Aaron avait tranché et accepté ce rose dragée qui plaisait tant à Ethan, en définitive, et les tissus venaient d'être livrés, prenant une place monstrueuse dans le local de couture depuis un mois. Malgré ce que cette confection représentait en charge de travail, Ethan en était ravi. Voir ses propres croquis prendre vie en tant qu'uniformes du Manoir lui procurait une fierté qu'il n'avait pas réellement imaginée quelques mois plus tôt. C'était pourtant son but. Créer. Concevoir. Réaliser. Aaron, avec douceur et parfois sans grande subtilité pour autant, lui avait permis de vivre ce moment, insignifiant peut-être pour beaucoup. C'était une grande première qui faisait battre son cœur à tout rompre à chaque étape franchie.
Il adorait quitter l'établissement par la porte principale, avec ce sentiment que la ville l'accueillait comme un membre de cette équipe. Quand il se retourna, ce fut encore une fois avec le cœur gonflé d'espoir. Un peu comme le jour où il s'était présenté, à la recherche d'un stage pour ses études. Il n'avait pas été certain de l'endroit où il mettait les pieds, il y avait trop de choses et pas assez de ce qu'il voulait. Il cherchait la magie, la création, le soi que l'on obtenait avec l'acharnement de la vie. S'il n'avait pas encore personnellement trouvé cette dernière partie, il avait eu une surprise de taille lorsqu'il avait été rappelé pour une rencontre. Ethan avait souvenir de Gabriel Faure le conduisant dans une petite pièce, loin dans le dédale de couloirs, lui faisant traverser tous les bâtiments pour l'atteindre. Un endroit calme, isolé. Quand la porte s'était ouverte, il avait retenu son souffle.
Quelques machines à coudre, suffisamment pour occuper les quatre côtés d'une petite table de travail. Deux mannequins sur lesquels étaient épinglés des encours de costumes de scène. Jusque-là, rien de très différent de ce qu'il voyait en classe depuis des semaines. Cependant, il y avait quelque chose, dans cette pièce, dans ces morceaux de costumes qui traînaient çà et là. Quelque chose qui attirait son attention tout entière et le forçait à rester dans ce petit espace. Ou bien était-ce la main de Gabriel dans son dos ?
Puis, il y avait eu Aaron, ses questions quant à ses motivations, son parcours étudiant. Ethan avait dû avouer son manque d'expérience, sa sortie d'études en circuit classiques l'année précédente. Ce qu'il connaissait du milieu se résumait aux deux mois durant lesquels il avait absorbé autant de connaissances que ses professeurs voulaient bien leur en donner. Pas assez, pas assez vite. A cette dernière remarque, le costumier en face de lui avait ri. Comme ça. Sans réel amusement, aussi étonnant que ce soit, et Ethan n'avait pas vraiment compris, mais il était aussi occupé à observait tout ce qui l'entourait que les yeux chaleureux de l'homme. Gabriel était resté dans la pièce durant tout l'entretien.
Puis, il avait reçu ce mail, écrit simplement, sans formulation pompeuse, et signé de la main de Aaron Pral, costumier au Manoir Pourpre, établissement de renom dans le milieu de la nuit.
« Sois le bienvenu dans notre équipe, Ethan. »
Un soupir au bord des lèvres, Ethan se détourna de la façade. Le soleil de mars était encore assez haut dans le ciel. Il avait du temps. Marcher dans les rues durant cette saison était agréable. Les regards se retournant sur lui l'amusaient, la plupart du temps, et il en avait pris son parti : quitte à être observé, autant faire en sorte de savoir pourquoi. Son sweatshirt dégradé était haut en couleurs pastelles, recouvrant jusqu'au haut de ses cuisses, et un collant opaque à motifs géométriques habillait ses jambes minces. A ses pieds, ses baskets oscillaient entre les tons de rose et de blanc, dans des touches qui restaient délicates. Cependant, les passants ne regardaient pas tant ses vêtements. Les sourires amusés pour les plus jeunes et les airs pincés pour les plus anciens allaient à ses cheveux roses, à sa mèche peut-être trop longue maintenant, et à ses yeux maquillés de fuchsia. Il se contentait généralement de renvoyer un sourire.
Il n'avait rien à ajouter. Il se sentait bien, n'avait de comptes à rendre à personne et sa vie prenait le sens qu'il souhaitait, ou à peu près. Les problèmes n'étaient pas légion ou concernaient majoritairement ses études et les devoirs qu'il devait rendre. Rien d'alarmant, en soi. Cela lui convenait.
A mesure qu'il rejoignait le centre-ville, les rues devinrent plus animées et leur fréquentation augmenta. Ethan carra un peu les épaules, dans une position qui pouvait sembler drôle venant de lui, mais à peine eut-il cette pensée qu'on le percuta par l'arrière. Il n'eut pas le temps de réagir, la silhouette qui le dépassa courait presque et disparut dans la foule de la grande rue. C'était chose courante ici. Il bénit le fait de ne pas avoir de sac, ses mains enfoncées dans les poches de son haut. Dans ses oreilles, ses écouteurs crachaient une musique couvrant mal le bruit de la ville. Le brouhaha des passants, les sonnettes des vélos qui forçaient à travers la masse maintenant noire et grouillante des piétons, les cris des plus excités, les rires des plus joyeux.
Le cœur de Bordeaux était un grand bazar et il aimait tout cela.
Quand il poussa enfin la porte de son petit immeuble, coincée entre deux boutiques de l'immense rue, ce fut avec un certain soulagement. La fatigue commençait à lui peser, et il ne prenait conscience que depuis trop peu de temps de ce à quoi ressemblait la vie hors des cours. Aaron ne se contentait pas de le faire asseoir sur une chaise pour qu'il observe. Depuis des mois qu'il fréquentait le manoir, Ethan avait découvert jusqu'à combien de temps il pouvait supporter des aiguilles transperçant ses doigts, ou jusqu'à combien d'épaisseurs de tissu il pouvait couper simultanément jusqu'à ce que la douleur soit insupportable dans ses mains. Il ne comptait plus les heures à quatre pattes sur le sol, ses genoux râpés par le parquet qui datait d'avant la rénovation des locaux, alors qu'il traçait des lignes interminables sur un immense rouleau de papier, faute de table suffisamment longue.
Pourtant, chacun de ces instants semblait unique et si précieux qu'il ne voulait pas qu'ils se terminent. Peut-être avait-il une légère tendance au masochisme, avait supposé sa colocataire quand il lui en avait parlé – avec trop d'engouement dans la voix, visiblement.
— Je suis rentré ! lança-t-il d'une voix forte quand la porte de son appartement claqua derrière lui.
— Salle de bain !
Du bout des pieds, il se débarrassa de ses chaussures, les laissant dans l'entrée avec un tas de mocassins, bottes et bottines déjà conséquent. Il bouda les chaussons qu'il avait acheté sur un coup de tête au début de sa scolarité, quand il s'était installé ici, seul pour la première fois de sa vie.
Enfin, presque seul. Une colocation hasardeuse avait débuté, pour le meilleur et pour le pire, s'était-il dit à l'époque.
Dans sa chambre, les volets entrouverts laissant pénétrer la lumière de l'extérieur. Un rayon illuminait le mannequin de couture sur lequel était épinglé un travail si scolaire, en comparaison avec ce qu'il faisait en stage, qu'il se sentit un peu en deçà de ce qu'était la réalité. C'était comme s'ils n'étaient pas préparés à ce qui arrivait à grands pas, comme si on leur montrait un monde inexistant, propre et lisse, si carré que rien ne dépassait. Avec Aaron, il apprenait les enjeux réels, les deadlines risquées qu'ils s'imposaient eux-mêmes, et celles que les fournisseurs les obligeaient à tenir.
Lorsqu'il avait intégré une des écoles de stylisme les plus renommées de France, Ethan avait tout croisé pour être au niveau. L'énorme crédit étudiant qu'il avait contracté devait avoir une raison d'être et il n'était pas de ceux qui se laisseraient abattre par la difficulté. Après le premier trimestre, sa classe était déjà diminuée de presque un tiers, face à la quantité de travail demandée ou les élèves se rendant compte de ce qu'était réellement ce milieu.
Sur les murs de sa chambre, il avait accroché des dizaines d'images, transformant la pièce en un immense moodboard qui lui ressemblait. De la couleur, partout. Des touches brillantes, les images étincelant à travers le papier. Un jour, il serait styliste, ou designer, peu importait, mais il pourrait créer, habiller. Il voulait définir les gens à sa manière. Les redéfinir, même. Il créerait les autres. Cette simple pensée lui arrachait un souffle à chaque fois.
Aaron Pral avait été la première personne à comprendre ce qu'il avait en tête, ainsi que tous ces sentiments qui l'habitaient.
Se détournant des murs, Ethan ôta ses vêtements un à un pour enfiler une tenue plus confortable et se laissa tomber sur son lit. Au plafond, il avait réussi à accrocher les posters de ses groupes préférés. Hauts en couleur pour certains, comme lui. Intouchables, impossibles à voir en concert à moins de travers la planète. Parfois, il avait le sentiment d'être rempli de choses qui ne collaient pas entre elles, mais il ne parvenait jamais à saisir si c'était une bonne chose ou non. « Attends d'être adulte », disait sa mère quand il s'en plaignait. Alors, il attendait. Bon sang, il avait presque dix-neuf ans, il était adulte, non ? Quand les choses se mettaient-elles enfin en place ? Quand l'esprit s'assagissait-il ? A quel moment la vie devenait-elle évidente ?
— Wow, tu médites ?
La voix à la porte de sa chambre lui fit redresser la tête. Une serviette enveloppant son corps mince et ses longs cheveux humides tombant en cascade sur ses épaules rondes, sa colocataire, Juliana, l'observait avec un sourire en coin.
— Je réfléchis au sens de la vie, répliqua-t-il aussi sérieusement qu'il le put.
Ce qui était de l'ordre de l'impossible quand elle avait cette expression, se retenant de rire aux premiers mots.
— Comme c'est profond ! Manquait plus que ça.
Il aimait bien sa voix grave. Ça la caractérisait, même si elle-même détestait ce détail.
— Fatiguant de tenir des aiguilles ?
— Ouais, ricana-t-il. J'ai des trous dans les pouces !
Il grimaça aussitôt à ses propres mots, ses pensées voguant vers le souvenir de Aaron, quand il avait ôté ses gants pour la première fois en sa présence. Sans pouvoir y faire grand-chose, son regard était resté accroché aux mains de cet homme. Le silence avait envahi la pièce, Ethan retenant presque sa respiration. Puis, Aaron s'était contenté d'attraper une grande aiguille. En la tenant de cette manière si particulière, entre son index et son majeur, il avait passé les jours suivants à broder des étoiles, l'une après l'autre, constellant délicatement le drapé d'une longue robe. Sa voix basse et posée lui expliquait avec patience le moindre de ses gestes.
Ethan avait aussitôt su qu'il était tombé au bon endroit. Les journées s'enchaînaient sans qu'il y pense vraiment. Plongé dans un univers étonnant, il passait soit des heures dans cette pièce, à discuter avec cet homme tout en travaillant de son mieux sur des pièces qui relevaient de l'art, soit des heures à courir après les employés pour leur remettre leurs uniformes réparés ou ajustés. Un challenge dans les deux cas.
Ça lui suffisait. Après ces deux années de stage, il validerait son diplôme. Et tout continuerait à bien se passer pour le mieux, dans le meilleur des mondes. Il n'avait qu'à suivre ce fleuve tranquille qu'il avait réussi à attraper et qui lui plaisait tant, une porte ouverte sur ses rêves.
— Et te trouver un mec, au fait, c'en est où ?
Ethan grimaça de nouveau, mais différemment, faisant rire la jeune femme à sa porte.
— Pas ma liste de priorité, grommela-t-il. Mes études d'abord, je t'ai déjà dit.
— Avec tous les beaux gosses qui circulent au Manoir ?
— Comment tu sais la gueule qu'ils ont ?
— Y'a un blog et des réseaux sociaux, au cas où tu ne saurais pas.
Il s'assit brusquement à ses mots, les yeux ronds.
— Comment ça, un blog ?
— T'es même dessus, mon petit, dit-elle.
Elle leva les mains, mimant des guillemets du bout des doigts :
— « Au Manoir, tous les costumes sont imaginés et réalisés sur place par l'équipe de costumiers ». Y'avait une photo de toi. Et de ton tuteur, je suppose ? Un brun tout bouclé, là.
— Aaron, acquiesça-t-il. Mais ça date de quand ?
— Je sais plus, ils ont posté ça le week-end dernier, je crois ?
— Super...
— Depuis quand t'as un problème avec l'idée d'être famous ?
— Depuis jamais, répliqua-t-il. J'étais juste pas au courant qu'ils faisaient ça.
— T'es certain ? T'as bien dû signer un truc ou donner ton accord, hein. Paraît qu'ils sont réglo dans ta boîte.
Sur ce point, Ethan ne pouvait que l'approuver. Ils étaient intransigeants et se protégeaient de toutes les manières possibles. De Gauvet se plaignait régulièrement de tout ce que cela leur coûtait lorsqu'il leur rendait visite avec une salade ridicule, mais c'était peu comparé à ce qu'ils économisaient en s'évitant tout procès pour une quelconque faute. Les trois patrons du Manoir étaient rôdés en matière de justice, pour une raison qu'Ethan n'avait encore jamais saisie. Peut-être qu'ils étaient seulement parmi les rares personnes à vouloir faire les choses bien. Ça devait bien exister quelque part, alors pourquoi pas dans cette entreprise, après tout ?
Puis, il se souvint. Oh, ce n'était qu'un petit détail, mais qui avait sa place dans cette conversation, en fait. Il se laissa retomber sur son lit en soupirant.
— J'ai signé une décharge en même temps que le contrat d'apprentissage... marmonna-t-il en pressant ses doigts contre ses paupières jusqu'à voir des étoiles.
Comment avait-il pu oublier ça ? Non pas que ce soit un problème, mais il aurait vérifié ce qui sortait sur les réseaux sociaux du Manoir bien avant qu'on lui en fasse part. Et que ce soit sa colocataire qui lui en parle en premier était même un peu gênant. Il avait l'impression d'avoir raté quelque chose et n'aimait pas vraiment ça. Son besoin naturel de contrôle, peut-être.
— Y'avait rien de bizarre sur l'article, si tu veux savoir, soupira-t-elle. D'ailleurs, y'a rien de vraiment intéressant... enfin pas de trucs croustillants, tu vois ce que je veux dire !
— Toi et tes fantasmes pouvez aller vous faire voir.
Elle rit de nouveau.
— Oh, allez, t'es bien content quand je partage mes bouquins !
Il claqua de la langue.
— Rien à voir !
— Non, t'as raison, tiens. C'est juste parce que t'es frustré.
Pinçant la bouche, il attrapa l'oreiller à côté de sa tête et le lança dans la direction de Juliana, avec tant de maladresse qu'il atteignit son mannequin de couture et la structure instable épinglée dessus. L'ensemble s'écroula sur le parquet avec un gros bruit et Ethan exhala un long soupir.
— Merde.
— J'adore voir à quel point ça te touche, rit Juliana.
Il haussa les épaules, levant les yeux sur le plafond recouvert de posters.
— C'est pas la fin du monde, je le referai.
C'était facile. Il n'avait qu'à reproduire une seconde fois la façon dont il avait ajusté le tissu et fermé les pinces de cette moitié de veste à présenter pour les cours. Le col mériterait certainement un petit coup de repassage avant qu'il le replace, mais rien de grave.
Abandonnant le carnage sur le sol, il revint tout aussi vite à la jeune femme qui replaçait sa serviette autour de son corps.
— Et pour ta gouverne, je ne suis pas en manque, grogna-t-il.
— Non, c'est sûr. Ah, au fait, je t'ai entendu te branler sous la douche, hier.
Le deuxième oreiller vola à travers la pièce, la manquant de peu tandis qu'elle s'enfuyait en riant, scandant « Trouve-toi un mec ! » dans le couloir de leur appartement. Le cœur battant encore avec férocité d'avoir bougé trop vite et trop soudainement, Ethan se laissa encore une fois retomber sur son lit, incapable de s'empêcher de sourire.
Comment les choses pourraient-elles mal tourner, quand tout se mettait aussi bien en place ?
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