La fin du service était toujours une délivrance, que ce soit pour les corps comme les pieds. Les chaussures étaient tout juste à la bonne taille pour chacun d'eux, leurs orteils se recroquevillant et souffrant durant des heures. Léo enferma les siennes dans son casier, sous sa jupe soigneusement pliée, et ce fut avec soulagement qu'il enfila ses bonnes vieilles baskets. A son long soupir, Guillaume rit. Arnaud avait déjà disparu de la circulation, courant probablement dans la rue en talons et jupette, afin d'attraper un tramway dès que possible.
Léo aurait pu faire la même chose : faire fi de ce qui les entourait et quitter les lieux dans son uniforme pour rentrer plus vite. Guillaume le faisait souvent, lui. Fardé de la tête aux pieds, même si quand ses jupons avaient disparu, il donnait toujours cette impression de posséder le monde et que rien ne l'atteignait.
Il ferma sa veste d'un geste rapide pour s'emmitoufler plus qu'à leur arrivée et rabattit sa capuche. Les nuits étaient encore fraîches. Son manteau cachant partiellement ses vêtements, Guillaume glissa discrètement sa main dans la sienne, entrelaçant leurs doigts sans un mot. C'était devenu une habitude, une chose sur laquelle ils ne mettaient pas de mots, parce qu'ils savaient tous deux de quoi il retournait. C'était ainsi. Et ça leur convenait. Depuis deux, peut-être trois mois, Léo appréciait dormir de temps en temps chez Guillaume. Avec Guillaume. De mémoire, il n'avait aperçu la deuxième chambre de cet appartement qu'une fois, lorsque Kyle Warren avait quitté sa chambre et les avait salués brièvement avant de s'y enfermer de nouveau. A présent, ce même Kyle qui hantait le Manoir avec un énorme appareil photo et remplissait un blog à succès pour l'établissement. Tout bougeait. Tout changeait. C'était effrayant, quand il se posait et y pensait simplement.
Dehors, les badauds se faisaient silencieux, presque fantômes, malgré le quartier inlassablement animé. Dans les rues, les sons montaient depuis les boîtes de nuit concurrentes. Il était encore tôt pour un jeudi soir. Les étudiants du tout Bordeaux se tassaient dans les bars et les soirées diverses dans un joyeux brouhaha mal étouffé par les murs. Détournant les yeux d'une vitrine derrière laquelle avait lieu un concours de beuverie plutôt animé, Léo ôta ses doigts de ceux de son camarade et lui jeta un coup d'œil en enfonçant ses mains dans ses poches. Le trajet n'était pas encore fini et ils pouvaient tomber sur n'importe qui ayant trop bu ou avec des idées n'allant pas dans leur sens. Léo voyait beaucoup trop d'articles sur ce genre de mauvaises rencontres.
— T'avais pas envie de te déhancher, ce soir ?
D'ordinaire, Guillaume faisait un long détour par la piste de danse du Manoir. Un parfois très, très long détour. Le jeune homme lui retourna son regard avec un sourire en coin et une moue enjôleuse.
— J'ai envie d'un autre type de danse, pas toi ?
Léo se contenta de rire tout bas.
— Proposé si gentiment.
Dès la toute première proposition de Guillaume, un soir où ils glissaient ensemble sur la piste de danse du Manoir, tard, si tard qu'ils en avaient la tête qui tournait, il avait su dans quoi il mettait les pieds en le suivant. Guillaume avait été clair sur ce qui pouvait se passer entre eux, et Léo était sur la même longueur d'ondes. Ce soir encore, leurs sourires entendus n'en disaient pas moins sur les heures à venir.
Dans la chambre de Guillaume, il y avait toujours une légère fragrance vanillée. Elle lui collait doucement à la peau. Quand Léo enfonçait son visage dans le cou de son collègue et ami, il aimait se laisser porter par ces vagues enivrantes. C'était sexy, comme Guillaume, comme la sensation de leurs mains voguant d'un corps à l'autre.
Le bruit des souffles, des gémissements, parfois des gloussements lors d'un petit raté. Puis les soupirs. Les râles et les grognements. Jouir était toujours plus appréciable entre les doigts d'un autre que les siens. Léo comme Guillaume en avait conscience, et ni l'un ni l'autre ne crachait sur le plaisir qu'ils se donnaient.
La fenêtre ouverte laissait pénétrer l'air plus frais de la nuit. Vautré sur le ventre et quasi somnolent depuis sa dernière vague de plaisir, Léo soupira d'aise. Puis, la voix de son ami s'éleva tandis que celui-ci revenait dans la chambre, ouvrit le tiroir de la commode, y jeta presque les deux sex-toys qu'il venait de nettoyer, et se laissa tomber sur le matelas :
— Au fait, t'es déjà allé dans les loges des costumiers ? demanda-t-il.
— Mm'non, maugréa Léo en se poussant.
Un bras lui claqua la joue par accident et il grogna plus fort. La descente post-orgasme avec Guillaume n'était pas le meilleur moment, il devait en convenir. Il voulait fermer les yeux, s'enrouler dans la couette et juste se sentir en sécurité, rassuré. Accompagné. Pas faire la conversation et causer boulot en se prenant les membres fous de son ami !
— Tu devrais.
Aussi curieux que fatigué, Léo tourna la tête vers Guillaume. Le bras de celui-ci s'allongea. Clic. La lumière de la lampe de chevet disparut.
— Quoi ?
— Je dis que tu devrais y faire un tour à l'occasion, répéta Guillaume.
Dans sa voix, Léo entendit son sourire, à travers son ton taquin et confident. Il roula sur le côté, le bout de ses orteils atteignant le bord du matelas.
— Je pense que t'avais raison sur ta première idée, ajouta Guillaume.
— Mec, les énigmes, c'est pas mon truc...
Un rire. Guillaume attrapa le bord des draps et les remonta sur leurs deux corps avant de se blottir contre le dos de Léo. Puis, il reprit :
— J'ai croisé ton méga crush à midi, au Manoir.
Machinalement, Léo appuya contre le corps derrière lui. Mais il n'avait fallu qu'une seconde et ces quelques mots murmurés pour que son esprit ne soit plus là, dans cette chambre, avec Guillaume.
Il était loin, quelque part au Manoir, à fixer le dos d'une silhouette sans nom disparaissant par des portes à double battant.
— Tu penses toujours à lui, hein ?
La voix de Guillaume murmura doucement. Avec un frisson, Léo se serra un peu plus contre son ami et le laissa glisser ses doigts dans ses cheveux, défaisant complètement la queue de cheval qui avait survécu au service du soir. Dans la nuit, une capuche rabattue sur son crâne quand il rentrait chez lui, personne ne remarquait ces détails.
— Je sais pas pourquoi, avoua-t-il tout bas.
— Il t'a tapé dans l'œil. Je t'ai vu quand il a débarqué, tu sais ?
Léo soupira. Il avait ressassé tout ça, plus d'une fois. Il ne comprenait toujours pas cette fixette stupide qu'il faisait sur ce type. Combien de fois avait-il cru voir sa silhouette au détour d'un couloir, ou encore scruté tous les types qui passaient devant les portes de la cuisine, quand il le pouvait, pour le repérer ?
— Tom m'a posé des questions, reprit doucement Guillaume. Tu voulais démissionner ? A cause de ça ?
Léo haussa une épaule. Il y avait songé, effrayant le barman du Manoir qui, plus tard, l'avait pris à part pour une nouvelle discussion plus réfléchie. Pour être honnête, ce coup de cœur pour un inconnu était plutôt une fausse excuse pour justifier d'un éventuel abandon, mais il y avait pensé. Très sérieusement. Quelques semaines plus tôt, son emploi du temps était devenu plus complexe à cause des cours et des examens. Robin, son colocataire, avait même émis l'idée de le déposer au boulot pour lui faire gagner du temps. La proposition était sympathique et ne relevait que de l'envie d'aider, de faire un bout de chemin tous les deux pour ensuite suivre leurs propres directions, mais Léo n'y avait gagné qu'une angoisse grandissante. Entre le risque soudain que son camarade de cours découvre où il travaillait et cette fixette étrange qu'il avait brusquement pour ses activités... il y avait trop de risques qu'il n'était pas prêt à courir. Il n'était pas prêt à s'ouvrir au tout-venant, à laisser son camarade connaître ses préférences pour les hommes. Il avait suffisamment vécu le mauvais côté de l'affaire pour ne pas risquer sa propre sécurité.
Une sécurité qui n'était jamais éternelle.
— Je sais pas trop, mentit-il tout bas. Peut-être... C'est flippant, tu sais ?
Les bras de Guillaume autour de lui étaient rassurants et un peu effrayants à la fois, eux aussi. Hors de leurs ébats, Léo ne savait jamais vraiment comment se comporter avec son collègue. Ils étaient amis. Suffisamment proches pour s'adonner à ce genre de choses tout en gardant à l'esprit qu'il ne s'agissait pas d'une relation basée sur des sentiments.
— Je sais, murmura Guillaume à voix basse.
La première fois qu'ils s'étaient retrouvés dans un lit, presque ivres, un fou rire les avait gagnés en constatant qu'aucun d'eux n'attendait la bonne position de la part de l'autre. Avec Guillaume, les choses s'étaient faites facilement, probablement parce qu'ils étaient assez similaires, dans le fond. La solitude, la peur, l'envie de quelque chose de grand, qui effrayait Léo et attirait Guillaume comme un insecte se jetait sur une lampe bleue durant les chaudes soirées de l'été.
— Mais tu devras bien avancer, reprit le jeune homme derrière lui. Tu tomberas amoureux, un jour.
Léo retint un soupir. Les belles paroles, ce n'était pas ce qu'il attendait d'un moment avec Guillaume, encore moins post-orgasme. Cependant, les longs doigts fins qui jouaient sur son crâne le maintenaient au calme, lui permettant de réfléchir presque posément.
— Peut-être, admit-il à contre-cœur. Un jour...
— Je te le souhaite. C'est vraiment une belle chose, tu sais.
Léo se retint de répliquer trop vite et pinça la bouche. Guillaume était connu pour s'enticher en quelques secondes et se faire jeter aussi vite... quand il avait de la chance. Ses relations éclair n'étaient plus à prouver. C'était un peu triste quand on le connaissait, doux et aimant. Cependant, il était également loin d'être un saint. Peut-être qu'en relation, ce dernier aspect prenait le pas sur le reste.
Léo n'avait certainement pas l'intention de le découvrir par lui-même.
— T'as déjà pensé aux coups de foudre ? demanda soudain Guillaume.
Et c'est reparti...
Léo gémit.
— Pitié...
— Non, mais je suis sérieux, hein !
— Gui, rappelle-moi combien de mecs t'as eus cette année ?
Dans son dos, les longs membre de Guillaume bougèrent.
— C'est mesquin, grogna-t-il.
— Mmmh, mais dis-le quand même.
Un souffle contrarié passa contre la nuque de Léo.
— Quatre...
— J'étais à trois, gloussa Léo. Il sort d'où ton quatrième ? On n'est qu'en mars !
— T'as pas eu le temps de le croiser, je l'ai trouvé en train de faire frotti-frotta avec un autre en boîte au bout d'une semaine.
— Toi aussi, tu fais frotti-frotta avec d'autres, hein.
— Mais pas en backroom avec ma queue dans la bouche d'un autre, rétorqua Guillaume.
— Merde...
C'était pourri, ne put-il s'empêcher de penser. Guillaume méritait mieux que ces types qui ne correspondaient pas à ce dont il avait besoin. Il se réajusta entre les bras de son ami, laissant sa chaleur envahir son dos.
— On est jeunes, marmonna-t-il. Ça viendra, hein ?
— Il paraît, rit Guillaume. Quand on sera vieux, peut-être.
Son rire changea, devenant amer avant de s'évanouir. Il raffermit sa prise autour de Léo. Il y avait des soirs, comme ça, durant lesquels ils n'étaient plus vraiment certains de ce qu'ils attendaient de leur propre avenir. Ni s'ils en voulaient un, finalement.
Puis, la voix de Guillaume s'éleva de nouveau, légèrement tremblante :
— J'veux pas attendre d'avoir cinquante ans pour qu'on m'aime...
C'était bien là une chose sur laquelle Léo le rejoignait. Il soupira encore, glissa ses doigts sur les poignets qui reposaient contre son ventre, et en caressa lentement la peau sensible.
— Ça te fait jamais flipper ? murmura-t-il.
— De quoi ?
— D'être... qu'on soit comme ça...
Il y eut un silence, pendant lequel Guillaume laissa l'atmosphère se charger d'un petit quelque chose que Léo ne parvint pas à définir. Quelque chose qui gonflait, lourd et angoissant dans son cœur et ses pensées.
— Tu parles de relation ? demanda enfin Guillaume. On se touche juste un peu, c'est pas...
— Non ! Non, c'est pas ce que je veux dire...
Ils en avaient déjà parlé. Il n'y avait pas de sentiments, pas de ceux qui liaient deux personnes. Une affection certaine, oui, mais leur amitié tranchait net la possibilité de plus. Être des sexfriends, déjà, était la dernière limite à ne pas franchir, et ils y étaient embourbés. Ce n'était pas une situation récurrente, songeait-il parfois. De même, ça ne pouvait pas durer. Une fois en passant, ça allait, mais à terme ? Guillaume avait admis de lui-même avoir besoin de plus.
— Ce que je veux dire, c'est... t'as jamais voulu être... normal ?
L'étreinte autour de lui se relâcha légèrement.
— Normal ? répéta Guillaume.
— Hétéro ?
L'inspiration brusque dans son dos lui donna le ton. Mauvaise question, n'est-ce pas ?
— Je suis normal.
Les mots de Guillaume claquèrent dans l'air, comme une gifle qui lui coupa le souffle.
— Et tu es normal, toi aussi.
La chaleur de son ami quitta son dos, les bras minces glissèrent autour de lui puis le relâchèrent. D'une main soudain ferme, Guillaume fit rouler Léo sur le dos et le surplomba sans un mot. Dans la pénombre, ses yeux semblaient briller, pris dans un rai de lumière qui s'échappait des vieilles persiennes.
— Ne laisse personne te faire croire le contraire, murmura-t-il. Jamais, tu m'entends ?
Trop tard, avait-il envie de dire.
— Tu as tout autant le droit d'aimer. Des hommes, des femmes, les deux... qui tu veux... ce n'est pas parce qu'on ne fait pas partie de la majorité qu'on a forcément tort.
L'émotion dans les yeux de son ami le dissuada de rétorquer. Pourquoi devaient-ils tous être enchaînés à ça ? A cette différence qui les liait tous, d'une façon ou une autre, par les tripes ? A cette différence, qui changeait les regards et les sentiments en une seconde d'honnêteté ? Pire, en un instant d'innocence ?
— Il y a des gens qui nous aimeront toujours tels que nous sommes, soupira Guillaume. Mais tu sais quelle doit être la première étape pour ça ?
Le coin de sa bouche s'incurva en un irrésistible et doux sourire auquel Léo eut du mal à ne pas répondre.
— Non, mais je suppose que tu vas me le dire ?
— T'aimer toi-même.
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