Chapitre 14

Ethan ne regrettait rien. Rien du tout. Bon, c'était plus facile à dire qu'à faire, assurément, mais il était chaque soir plus certain d'avoir trouvé la voie qu'il souhaitait suivre. Les preuves se succédaient à chaque représentation, tandis qu'il restait camouflé derrière les lourds rideaux de velours.

Le corset déchiré de Tanguy, deux semaines plus tôt, n'était plus qu'un évènement comme un autre, voire ridicule comparé à ce qui arrivait parfois dans l'arrière-scène du Manoir.

A sa ceinture, Ethan avait accroché de petites sacoches dans lesquelles il traînait tout son nécessaire, voguant d'artiste en artiste pour vérifier les tenues, les accroches, ou encore les coutures qui avaient souffert à l'habillage. Et tant, tant d'autres choses qui le faisaient courir dans tous les sens durant les interminables soirées du Manoir Pourpre.

Pourtant, il n'aurait échangé sa place avec personne.

— En scène !

Nerveux et prêt à gravir la dernière marche menant à la scène, Tanguy de Gauvet se tenait debout et frôlait les rideau du bout des doigts, comme s'il vérifiait le public. Haut perché sur ses immenses talons, il donnait l'impression que ses fines chevilles pouvaient se briser à tout instant. L'élégance de son personnage, Tanya, évinçait tout ce qu'Ethan avait pu imaginer avant de se rendre dans les coulisses. Il n'y avait pas que Tanguy, d'ailleurs. Un peu plus loin, Éric Beausoleil était penché aussi près que possible sur le miroir de sa coiffeuse, prodiguant à son visage les dernières touches de maquillage. Ses longs cheveux roux brillaient à cause des laques pailletées. Un corset étroit redessinait son corps, une multitude de petites pierres brillant sur les tissus. Il était éblouissant. Ce soir, les deux hommes se produisaient ensemble dans une nouvelle routine.

Ils étaient captivants.

Lorsque Beausoleil quitta enfin son poste de maquillage, Ethan retint presque son souffle. Il ne se lasserait jamais d'admirer le travail effectué, le visage entièrement travaillé à coup de pinceaux, les nuances qui le redessinaient en délicatesse et pourtant de façon suffisamment appuyée pour que ce soit visible loin de la scène, avec le jeu des lumières qui les agresserait. Avec ses longs cheveux blonds qui cascadaient le longs de ses épaules dénudées, Tanguy n'était pas en reste.

— J'ai les pieds en compote d'hier, gémit Beausoleil.

Sa voix grave brisa l'image et Ethan cligna des yeux tandis que le rire de Tanguy résonnait dans les coulisses.

— Dans cinq minutes, tu oublieras ta douleur, crois-moi.

— Tortionnaire.

— T'adores ça.

Ethan était parfaitement au courant que le danseur roux avait une relation avec l'un des videurs du Manoir, mais la proximité entre tous les artistes le rendait parfois dingue, et il était capable de voir des sous-entendus là où il n'y en avait pas la moindre parcelle. C'était un monde à part entière.

Et il avait la chance d'y participer.

Sur scène, la musique vrombissait, le chant s'élevait et leur revenait d'une curieuse façon. C'était quelque chose qui le rendait curieux, ça aussi. La scène. Le public qui vous dévisageait, dans l'attente. L'attente du spectacle, l'attente de vous. Comment était-ce, au juste ? Il savait que selon les artistes et leur spécialité, certaines parties du spectacle était un pur montage, notamment le chant. Tout le monde n'avait pas la voix de Tanguy. Tout le monde ne dansait pas comme Beausoleil. Tout le monde n'était pas capable d'aligner deux pas sur des échasses. Tout le monde n'avait pas un sex apeal comme Vladira, qui descendait justement de scène, le rideau se refermant sur sa grâcieuse silhouette. D'un mouvement fluide et anticipé, Aaron fit glisser une chaise le plus près possible du performer, qui s'y laissa tomber.

— Seigneur, laissez-moi mourir et renaître ! gémit-il.

— Meurs d'abord, on en parle après, ricana Tanguy.

Vladira s'éventait d'une main. Visiblement, la chaleur sur scène avait eu raison de son endurance. Son maquillage menaçait de couler, une fine sueur courant sur son visage et son cou, rejoignant le faux décolleté de silicone engoncé sous les couches de dentelles. Le fond de teint serait une horreur à nettoyer, Ethan en frémissait d'avance.

— Ethan, mon cœur, puis-je avoir de l'eau ?

Avec son accent à couper le beurre, Vladira était une de ces personnes hautement clichées avec cette gestuelle exagérée, mais qui faisait montre d'une grande douceur avec tout son entourage. Bouteille d'eau en main débouchée au préalable, la diva soupira. Beausoleil et de Gauvet avaient disparu derrière le rideau, et l'attention d'Ethan les avait suivis malgré lui. Ils étaient sur scène, et son esprit dériva encore.

— Curieux ?

Ethan haussa les épaules.

— Je ne suis jamais monté sur scène, dit-il. C'est comment ?

— Excitant.

L'accent de Vladira s'évanouit à ce simple mot. C'était un artiste différent des autres, qui n'appartenait pas au Manoir. Un invité, en quelque sorte, qui se produisait parfois sur cette scène. Ethan ignorait le lien qu'il pouvait avoir avec les gérants, mais il n'échangeait pas avec eux en qualité d'employé, c'était certain.

Il était plus vieux, aussi. Sous les épaisseurs de produits cosmétiques et du maquillage qui le faisaient défier les affres du temps, Vladira avait indubitablement passé la soixantaine. Peut-être plus encore, mais Ethan était incapable de le dire avec précision. C'était hors de ses capacités, mais sa curiosité allait bon train.

Vladira n'était pas non plus un transformiste comme l'étaient Beausoleil ou de Gauvet. Il était « plus » que cela. Plus de couleurs, plus d'exubérance, plus de froufrous. Un personnage à part entière, qui n'hésitait pas à se mettre en scène sous des allures étonnantes. Sa perruque, par exemple, n'avait rien à voir avec les artifices plus naturels des autres artistes du Manoir. Et pourtant, il semblait étonnamment à sa place dans ces coulisses.

— On t'a déjà dit que c'était bien vilain de dévisager les gens comme ça, mon garçon ?

Ethan sursauta, cligna des yeux, et revint à l'instant présent. Assis à la coiffeuse, Vladira se démaquillait avec application. La soirée touchait à sa fin.

— Oui, dit-il honnêtement.

— Et tu es du genre à écouter ce que l'on te dit, n'est-ce pas ?

Vladira rit sans attendre de réponse. Visiblement, cela ne posait pas de problème, alors Ethan s'approcha de quelques pas. Il se vit apparaître dans le miroir, à côté du visage de cet homme qui redevenait lui-même petit à petit. Sa perruque était posée sur une marotte accrochée à côté de la tablette. Sur son crâne, il y avait encore une résille qui retenait ses véritables cheveux, grisonnants.

— Je peux vous poser une question ? demanda Ethan.

— Ah, c'est mieux, dis donc !

Il avait l'impression d'entendre Aaron. Ce dernier avait dû quitter les loges pour régler une urgence ailleurs dans le Manoir, et Ethan avait été plus que ravi de prouver toute la soirée qu'il était capable.

— Comment...

Dans le miroir, les yeux bleus le dévisageaient, l'observation seulement interrompue par un coton.

Etonnamment, comparé à cet homme, Ethan se sentait... petit. Terne. Bon sang, oui, il se sentait incroyablement terne. Une pâle copie qui n'avait pas suffisamment de couleurs. Il n'était qu'un enfant, quelque chose d'encore inachevé et qui se cherchait. Une chenille qui ne parvenait pas encore à tisser son cocon.

— Comment avez-vous commencé à faire ça ?

— Ça ?

Vladira avait un petit sourire en coin et le cherchait ostensiblement. Quelque part, ça l'agaçait. Ses questions étaient pourtant évidentes, y avait-il vraiment besoin de précision ?

Non.

Mais il ne pouvait laisser Vladira sans réponse.

— La scène, dit-il avec une hésitation qu'il n'avait pas vue venir.

Etait-ce vraiment le sujet ? Il doutait, à présent. La scène ? Ou était-ce le fait de devenir quelqu'un d'autre ? le maquillage ? Le travail de la perruque ? Porter ces vêtements affriolants ? Les chaussures ? Vladira se mouvait avec une aisance mortelle sur ses immenses talons. Ses chevilles étaient fines, mais ses mollets semblaient incroyablement musclés et dirigeaient chaque millimètre du moindre de ses pas.

— Quoi d'autre ? demanda Vladira.

Il avait toujours ce petit sourire qui savait. Qui savait quelque chose qu'Ethan ignorait, et ça le frustrait. 

— Tout ça... je crois ?

Ethan fit un geste, essayant d'englober ce qui les environnait et plus encore. Tout. Vladira rit de nouveau.

— Il faut aimer les longues histoires, dit-il doucement.

— C'est quoi, la vôtre ?

— Tu es toujours aussi impertinent ?

Ethan se mordit la lèvre, contrit. Si Aaron réagissait bien à son caractère plutôt direct, il devait se rappeler que ce n'était pas le cas de tout le monde.

Pourtant, quelques minutes plus tard, Vladira baissa sa main et son produit, tout sourire disparu de son visage dans le miroir. Il n'avait fallu que cette seconde pour que l'artiste laisse la place à l'homme. Alors seulement, Michel, celui que Tanguy appelait toujours Michou lorsque sa voix résonnait à travers les loges, soupira tout bas :

— J'avais besoin de devenir quelqu'un d'autre. 

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