Chapitre 1
Février
Ethan fredonnait doucement, perdu entre sa réflexion et le choix qui s'offrait à lui. Trop, il y en avait trop et il n'avait pas droit à l'erreur, c'était...
— Dragée, trancha-t-il enfin en attrapant un échantillon entre un index et un pouce graciles.
Face à lui, son tuteur enfonça ses propres doigts dans ses boucles brunes, grognant sa désapprobation.
— Ça va jurer.
— Chamallow, alors ?
— Tes profs doivent absolument t'apprendre qu'il y a autre chose que le rose dans la vie, mon petit. Bien que tu ne sembles pas intéressé par autre chose...
Ethan plissa les yeux en pointant une nouvelle couleur :
— Alors, rose balais-dans-le-cul, dit-il.
L'homme en face de lui leva les yeux au plafond, avec néanmoins un petit sourire amusé sur les lèvres.
— Je suis à peu près certain qu'il y a seulement écrit Rose balais, tu sais.
— Et c'est très bien.
— Ça reste du rose, Ethan. Change de nuancier.
Ethan rit, puis ramena son attention sur les bobines de fils posées devant lui. Rose clair, rose layette, rose fuchsia, rose lavande, lavande, parme, violet... Il plissa le bout du nez en essayant d'identifier la nuance exacte de la bobine suivante, mais abandonna rapidement. Peu importait, il avait déjà repéré celle qu'il lui fallait, quoi qu'en pense son vis-à-vis. Oh, peut-être pourrait-il même trouver un tissu dans ce coloris pour son prochain sweat-shirt...
— Au fait, as-tu regardé les croquis des prochaines tenues ?
La voix basse et grave de son maître de stage emplissait toujours délicieusement l'air lorsqu'elle s'élevait. Depuis deux mois à présent qu'il fréquentait dans ce petit atelier, Ethan se sentait de plus en plus à son aise. Une petite bulle qui le sortait du quotidien et l'avait happé au premier jour. L'homme en face de lui y était pour beaucoup, c'était certain, mais il aimait penser que les lieux en étaient les plus grands responsables.
— Mh mmh, vite fait, le dossier traînait sur la table.
— Hier ? demanda Aaron en arquant un sourcil surpris.
— La semaine dernière... vous vous souvenez que sept jours sont passés depuis mardi dernier ? On est de nouveau mardi, Aaron.
Un bougonnement lui répondit et il rit, sans réfléchir à s'il gênait son interlocuteur. Il savait ce qu'il en était. Une aiguille glissée au bout de ses doigts, entre son index et son majeur, l'homme avait entrepris de broder la capeline d'une des tenues principales prévues pour les prochains spectacles.
— C'est pour Tanya ? s'enquit de nouveau Ethan.
— Erika. Le vert bouteille fait ressortir ses yeux sur les photos et ses cheveux flamboient.
Aaron avait un coin de sourire lorsqu'il parlait. Ses yeux sombres ne s'intéressaient jamais vraiment à Ethan dans ces moments-là, voguant sur les matières, les fils, les perles et les aiguilles. Le jeune homme se força à lever les yeux, afin ne pas fixer les mains de cet artiste trop longtemps. Ce n'était pourtant pas l'envie qui lui manquait, fasciné qu'il était par ses gestes, mais lorsqu'il brodait, Aaron ôtait ses gants et se perdait dans sa propre joie. Il y avait cette beauté douloureuse, toujours présente en le regardant. Ce quelque chose qui empêchait de poser des questions et qui imposait de fixer sans discontinuer. Ou qui empêchait, plutôt, de l'abandonner du regard.
— Peux-tu être un ange et aller nous chercher deux chocolats chauds ?
— Tout de suite !
Conscient que Aaron l'avait pris en flagrant délit d'observation, Ethan bondit de sa chaise, bien trop ravi d'avoir une échappatoire.
Sous ses pieds, les semelles un peu épaisses et molletonnées de ses baskets lui donnaient toujours l'impression d'être propulsé, comme sur des ressorts. Une sensation qui le ramenait un peu à lorsque, enfant, il testait ses nouvelles chaussures en sautant le plus haut possible. S'élever, toujours plus, toujours plus haut. Des rêves d'enfant.
La porte de l'atelier claqua derrière lui et brusquement il ne fut plus dans le cocon rassurant de cette petite pièce où tout le bazar étoilé et brillant d'Aaron Pral s'entassait. Sur ses jambes minces, des paillettes glissèrent et s'échouèrent sur le sol tapissé de rouge sombre, échappées des tissus qu'il avait manipulés durant les heures précédentes.
A cette heure de la journée, les lumières du couloir étaient fortes. Les cuisines n'étaient pas encore en service. Le calme avant la tempête, disait toujours Aaron. Dans deux heures à peine, il y aurait un léger brouhaha dans les vestiaires pendant que les serveurs se prépareraient. Puis, les cuisines se mettraient en route. Les plaques de cuisson, les friteuses, les fours, les bacs de lavage...
Parfois, il passait devant et jetait un coup d'œil, curieux. Il observait les cuisines durant quelques secondes, puis la grande salle de restauration. Un jour, il s'assirait sur une des banquettes. Il commanderait. Observerait le jeu des froufrous sur les cuisses. Ecouterait le claquement des talons sur le carrelage. Il regarderait avec attention ces visages qu'il savait fardés à outrance, suivrait le tomber des longs cheveux sur les épaules ou dans les dos. Étaient-ce leurs vraies cheveux, à tous ? Où certains portaient-ils des perruques ? Aaron n'avait pas su répondre à cette question. Il s'était contenté de hausser les épaules avec un « qui sait ? » qui ne l'avait pas satisfait.
Quand Ethan poussa les portes battantes des cuisines, une silhouette familière l'accueillit. C'était toujours la même, depuis le mois de décembre. Pourtant, l'hiver avançant, il lui arrivait de se demander si cette silhouette pourrait un jour être celle de quelqu'un d'autre. Comme ce type, par exemple. Il ne se souvenait pas de son nom, mais était persuadé qu'il le reconnaîtrait en un coup d'œil. A travers la chaleur de la cuisine, Ethan avait plongé dans ses grands yeux bruns avec plaisir, durant un service du midi. Gabriel lui avait indiqué où le trouver grâce aux plannings mis en place, et ça n'avait pas raté. Il ne l'avait jamais recroisé par la suite. Peut-être était-il en salle, le reste du temps ?
— Salut, Eden.
— Salut, gamin. Comme d'habitude, hein ?
Il s'avança tranquillement en acquiesçant. Eden était un personnage gentil et imposant tout à la fois. Avec son physique un peu bedonnant et son visage joufflu, il détonnait toujours lorsqu'il apparaissait au milieu de ses collègues. Il était toujours le premier en place et, immanquablement, le dernier à quitter les lieux. Cette dernière partie, Ethan n'en avait connaissance que par ce qui se disait à travers les bâtiments. Et dans un tel endroit, absolument tout se savait. Que ce soit les désirs les plus secrets, ou bien les choses les plus vulgaires qui se passaient parfois dans des salles sombres. Tout, absolument tout, et cette simple idée lui arracha un délicieux frisson quand elle le traversa.
Tout.
— Vous travaillez sur quoi en ce moment ?
La voix d'Eden s'éleva, tandis que ses mains s'affairaient déjà. Deux grandes tasses, du lait, des plaques de chocolat, du miel. Eden connaissait cette habitude un peu particulière qu'ils avaient. Mieux : il avait vent des goûts de Aaron pour les véritables chocolats chauds. Cerise sur le gâteau : il était capable de les réaliser, avec une perfection qui les rendaient tous deux muets de béatitude lorsqu'ils se retrouvaient face à leurs boissons, dans le petit local, pour une pause qui s'éternisait avec délice.
— Aaron est sur une tenue pour, euh, Erika ? Et je finalise les choix de tissus pour les prochains uniformes. C'est super intéressant. Et une grosse responsabilité, aussi, j'ai un peu peur de faire n'importe quoi... imagine si ça ne plait pas !
— Je suis sûr que ton tuteur est là pour t'orienter comme il le faut.
— Ouais, il est cool...
Tout en parlant, Ethan fit un pas de plus dans la grande pièce, son regard courant sur toutes les surfaces encore propres et brillantes. Dans quelques heures à peine, il pouvait imaginer quelle pagaille régnerait entre ces murs.
— C'est calme, hein ? reprit doucement Eden.
— Ouais. C'est pour ça que tu viens aussi tôt ?
— J'imagine, oui.
Ethan ne retint pas son sourire. Les réponses en demi-teinte n'étaient pas sa tasse de thé, mais il ne connaissait pas suffisamment Eden pour se permettre de creuser plus le sujet. C'était, à priori, un chic type. Assez pour s'embêter à préparer des boissons chaudes de façon traditionnelle alors qu'il devait sûrement être occupé à autre chose à l'origine.
Curieux, Ethan observa le plan de travail devant lequel se trouvait l'homme, mais rien n'attira son attention, sinon la présence du chocolat et du lait. Autour de sa taille était noué son habituel tablier. Un jour, peut-être qu'il lui poserait des questions. Eden rirait certainement. Il avait, quoi, deux fois l'âge d'Ethan ? Il avait conscience de n'être qu'un gamin curieux, à leurs yeux. Cependant, même en ayant quasiment l'âge d'être son père – et, oh, Seigneur, il avait l'âge de son père –, Aaron se contentait de sourire face à toutes ses questions, alors qu'ils passaient de longues heures en tête-à-tête dans le local des costumes. Eden ne lui faisait jamais de remarque déplacée lorsqu'il observait tout, absolument tout. Il avait parfois le sentiment qu'il n'en avait jamais assez, assez, assez. Les gens, les choses. Il voulait plus, il désirait plus. Plus de quoi ? Il n'avait jamais trouvé. Alors, il avançait, le temps de comprendre. De se comprendre.
— Tu parlais d'une nouvelle tenue, le relança soudain Eden. Tu veux dire, pour les prochains spectacles ?
— Mh mmmh, acquiesça Ethan.
— Il a conscience qu'ils viennent juste de lancer le nouveau ?
Le jeune homme haussa les épaules et enfonça les mains dans les grosses poches de son immense sweatshirt. Même s'il faisait chaud partout dans les bâtiments, il se sentait toujours mieux avec le confort douillet de ses vêtements en prime. Plus c'était chaud, mieux il se portait.
— Les croquis ont été validés la semaine dernière, en fait.
— Sérieux ? Je pensais qu'ils avaient un peu plus de temps pour y penser...
— Ça prend du temps pour la réalisation, l'organisation...
Ethan plissa légèrement les yeux en se remémorant quelques réunions auxquelles il avait assisté.
— M'sieur Beausoleil est plutôt cool, mais m'sieur De Gauvet est du genre psychorigide, tu vois ? Tout est suuuuper millimétré, avec lui. Il est dingue ! Tu sais qu'on a dû lui remesurer les jambes quatre fois parce qu'il trouvait que c'était pas assez ajusté ?
Eden lâcha un grand rire tout en cassant des morceaux de chocolat dans la casserole. Il se remit à agiter la préparation. Ethan était persuadé que le chocolat n'avait pas commencé à fondre.
— Ça me fait toujours bizarre que tu les appelles « m'sieur », dit-il.
— Bah, ce sont les gros boss.
— Éric aussi, tu l'appelles comme ça ? C'est marrant, comment ça se fait ?
Ethan grimaça légèrement.
— Je sais pas, je crois qu'il y a un truc de prévu, genre il va s'associer avec eux ? J'ai pas trop compris, ça me passe un peu au-dessus pour le moment, tout ça...
— Éric est un chic type, il a toujours su s'intégrer quand il était ici.
— En cuisine, tu veux dire ? s'étonna Ethan.
Il avait un peu de mal à imaginer l'homme et tout son charisme dans un tel endroit. Était-il possible de l'invisibiliser ainsi ? Ou son caractère débordait-il en toute circonstance ?
— Parfois, oui. Plus souvent en salle, à vrai dire, Gabriel ne rechignait pas à le mettre en service sur les planning. Bah, il aurait eu tort de ne pas le faire, si tu veux mon avis !
— C'est fou, j'ai quand même du mal à l'imaginer avec un plateau.
Un rire s'éleva de nouveau. Ethan aimait bien Eden. Il avait ce petit truc, cette faculté à le mettre à l'aise. Il riait et souriait facilement. Un joyeux personnage, s'il devait lui coller une étiquette. Il aimait bien ce terme.
— Tu serais surpris, répliqua gentiment Eden.
— Peut-être.
Peut-être pas. S'il se donnait la peine d'y réfléchir, Erika pouvait aussi bien évoluer entre les tables que sur une scène. Ethan ne s'était seulement jamais posé la question sur ce qu'étaient les choses avant que le danseur ne rejoigne les coulisses du cabaret, les embarquant dans sa créativité sans borne. C'était comme si le roux était apparu dans les loges un beau jour, éblouissant et éparpillant ses idées tout autour de lui à peine Gabriel avait-il dit « oui ».
— Et pour ton tuteur ?
— Quoi mon tuteur ? demanda Ethan en sortant de ses pensées.
— Tu l'appelles Aaron. C'est un des patrons, lui aussi, non ?
— Oh !
Songeur, Ethan appuya une hanche contre le plan de travail sur lequel Eden s'activait tranquillement. Il ne semblait jamais pressé. Était-ce la raison pour laquelle il était toujours là avant et après tous les autres de l'équipe ? Sa vie semblait toujours être un long fleuve tranquille que rien ne venait perturber. C'était apaisant.
— Disons que dès le premier jour, il m'en a donné l'ordre, marmonna-t-il.
— Il est autoritaire ?
— Pas vraiment... mais il a menacé de me faire la vie dure si je le vouvoie. T'imagines bien que je me fais tout petit, hein ! Je passe mes journées en tête à tête avec lui !
— Pauvre de toi, ricana Eden.
— Marre-toi, tiens.
Un rictus amusé lui répondit. Du bout d'une spatule, Eden remua le contenu de sa casserole, fredonnant doucement. Les effluves qui remontaient déjà les enveloppèrent, les faisant basculer dans un sentiment étrange et plaisant : celui de la douceur et du réconfort.
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