Chant quatrième : reconnaître la Grandeur

Puisque tu poursuis ta lecture – ô lecteur fidèle, inlassable, opiniâtre –, et puisque tu tiens encore ce livre ouvert sous ton regard, c'est que son contenu ne t'a pas offusqué, et que tu n'as trouvé, ni dans son ton d'admonestation solennelle, ni dans son propos de reproche, l'embarras de l'idiot, la lassitude du distrait, la vexation du faux. Tu persévères et, si ce n'est par inertie ou par coutume, tu vaux déjà mieux que ce que tu as été : en effet, depuis combien de temps n'avais-tu pas produit un effort pour comprendre ce que tu lis ?

Pourtant, il ne suffit plus que la seule curiosité, que l'obstination seule, te poussent sur ce support à fatiguer ton esprit et tes yeux : tu dois sentir, déjà, que tu désires devenir ce que tu n'es plus. Ce livre veut toucher ton être : éprouve l'excitante et angoissante tension qui prélude aux grandes œuvres ! Dès ce jour, lecteur, tu vas tâcher d'être glorieux.

Mais à quoi reconnaître la Gloire et la Grandeur ? Voilà à quoi tu dois t'atteler tout d'abord : discerner largement la visée et le cap, et, comme une boussole tressaillant à l'approche du point d'arrivée, établir en toi-même le sentiment-guide pour ne jamais dévier, pour qu'à son avertissement aussitôt tu redresses la barre. Car quelle direction prendras-tu, ambitieux oiseau, si tu ne sais où est la hauteur ni en quoi consiste l'envol ? Dans cette ignorance, tu devrais te contenter d'errer, myope volatile, au gré de tes envies et du hasard ; tu raserais mille terres sans jamais t'élever, tu te heurterais aux rochers de la mer ou tu redouterais les hauts nuages et les grands vents. Tu aurais beau rencontrer l'altitude, tu l'ignorerais faute de la distinguer ; et tes tentatives, mal conduites en dépit de tes efforts, seraient maladroites et vaines. Il faudrait compter, au surplus, sur le pouvoir des Hauts au regard vaste qui fatalement te trouveraient et qui, dans ta faiblesse de nouveau-né, aisément sauraient te réduire au découragement et au silence : certes tu ne chuterais pas, mais tu te résignerais à abaisser ton essor en volant en dessous des courants supérieurs qu'appellent ta nature et tes puissantes ailes. Tu continuerais, en somme, à te conduire à la manière d'aujourd'hui.

Tout cela, je ne le permettrais plus : ce livre, mieux que tout autre, doit servir, c'est-à-dire t'offrir à gagner de la vie, en adjoignant une existence à la tienne. Dans ton périple futur, je suis ton auxiliaire, tu n'auras pas à tout retenter de zéro en repassant par le lot innombrable des erreurs humaines : c'est inutile cela, l'expérience est déjà faite, et tout esprit est assez fort pour embrasser d'un œil la conséquence des insuccès d'autrui. Heureusement, tu peux réussir du premier coup, sans avoir manqué de gagner quelque chose par l'échec. De toute façon, tu constateras qu'assez de difficultés se présenteront à toi pour que tu ne sois pas, de surcroît, forcé de rater volontairement pour satisfaire à quelque chose comme une bêtise de proverbe.

Et d'abord, pour identifier la Gloire, tiens pour assuré que ton sentiment le plus net est aussi le plus juste, car c'est précisément celui qui n'a pas été altéré par les insidieuses et lentes persuasions des Hauts : c'est, proprement, ton sentiment, retrouve-le, retrouve-toi, affranchis-toi de ce qui n'est pas toi-même. Ceci est plus facile, le premier pas franchi, que tu ne peux le croire, car tout s'enchaîne, alors, dans un système de pensées qui, progressivement, redevient clair et cohérent. L'âme dépolluée appelle – la pureté.

Et même en vérité, tu sais déjà ce qu'est la Gloire, tu reconnais déjà la Grandeur et la Beauté, parce que tu sais admirer : nul homme au monde, si perverti, si dénaturé soit-il, n'est défaussé de son pouvoir – de son désir – d'aimer. Encore que sur ce mot règne un malentendu perpétué depuis longtemps : ce que tu aimes, lecteur humain, ce n'est rien d'autre que ce que tu sens plus élevé que toi, par quelque partie où il se présente ou dans la totalité de son être. Tu aimes, en vérité – ce qui te surpasse.

Si l'amour que tu portes est le signe infaillible d'une certaine Grandeur de la chose ou de l'être aimé – Grandeur, cela s'entend, relative à toi-même et à l'état de ta propre élévation puisque tu n'aimes que ce que tu n'as pas encore atteint (cela, d'ailleurs, suffit à expliquer pourquoi celui qui se perfectionne est de moins en moins porté à aimer l'être humain : sauf à apprendre, aussi, à admirer, il rencontre davantage de défauts et de vices à mesure qu'il s'instruit à les reconnaître) –, encore faut-il, et c'est l'une des premières nécessités, que tu ne jalouses pas ce qui t'est supérieur. Car ce sentiment de jalousie d'une part est absurde et mortifère puisqu'il t'interdit d'aimer ce que tu dois et veux aimer, et d'autre part il s'oppose à la reconnaissance de la Grandeur, car le jaloux La dévalorise en se mentant à lui-même : il reconnaît la Beauté, mais il La souille de son aigreur et de sa mauvaise foi ; il en reçoit la sensation nette, mais il s'efforce de La nier ; pour ainsi dire, son âme et son cerveau sont en conflit : la vérité de l'une fait la rancune de l'autre, et le goût inné de glorifier et d'aimer devient l'ambition d'écraser et de nuire.

Ce paradoxe trouve son origine dans la façon dont le sentiment de la Grandeur renvoie toujours à sa propre finitude, à son infériorité, à son inaccomplissement et, quelquefois, à sa misère, mais il ne se peut aussi, à bien réfléchir, que celui qui l'éprouve ne soit capable d'y remédier peu à peu par tous les efforts de sa volonté pour s'améliorer en cette matière, ou, du moins, qu'il ne puisse en compenser les effets par quelque autre vertu particulière qu'il n'a plus qu'à pousser qu'autant qu'il se jugera lui-même devenu admirable. Dans tous les cas, la jalousie blesse la Vérité et les Vertus, elle jette un voile sur l'Homme, entrave son élévation. Quant à moi, jamais je ne l'ai éprouvée et comprise, car il m'a toujours été évident qu'on ne peut atteindre la Grandeur si, La voyant, on croit devoir La mépriser. Rendons-Lui justice au contraire ! Pourquoi espérer être reconnu et loué quand nous agissons pour l'exemple, si déjà tout ce que nous retirons de la supériorité des autres est une haine silencieuse : ils en feront autant à notre égard, c'est un cycle qui s'entretient ! À blâmer toujours les vertus, on ne triomphe que du bien, et seuls demeureront les vices que, malheureusement suivant cette triste logique, on ne jalousera jamais.

Ainsi, j'y viens plus tôt que prévu : l'admiration est le sentiment premier de la Gloire, tous les Grands ont su admirer. Elle est la force intérieure qui pousse à s'améliorer, car celui qui admire sans jalouser, au lieu de lui nuire envie son objet, et s'il ne se complaît dans la paresse de la contemplation, il tâche activement à l'égaler. Or, à force, il ne se peut qu'il n'y parvienne, au moins qu'il s'en rapproche quelque peu : il n'est pas encore Grand peut-être, mais du moins il s'est grandi. Ne te défends donc pas d'admirer, car dès lors tu sais au moins quelle direction suivre pour te conduire mieux.

C'est donc de la haine du Glorieux qu'il faut te débarrasser à présent et pour toujours. Voici le refrain auquel tu dois résoudre toute ta vie : Il me dépasse : je l'aime. De sorte que, tu le sens désormais, bien des choses en vérité sont à la portée de ton amour, et tu n'es pas condamné à n'aimer que des êtres convenus et restreints parmi ceux qu'on t'a désignés. Un pays, une étendue, un lac, un arbre, un cheval ; un homme, une femme, l'enfant, un vieillard, un père, une sœur ; une pensée, une croyance, un songe, une douleur : tout cela peut créer de l'admiration, aussi ne t'en défie pas, ce sont des objets d'amour, d'amour sûr et véritable, d'une même espèce et d'une même nature, c'est de l'amour qui admire ce qu'il sent au-dessus de lui, quoique la visée de cet amour ne confine pas à la perpétuation de soi-même ni à la satisfaction des besoins animaux. Et qui peut t'interdire d'aimer ? Certes, on n'embrasse pas un tableau, mais on peut l'aimer quand même : qui prétendra qu'aimer l'Art vaut moins que de s'étendre dans la couche de quelqu'un ?

Aussi, tu devines, tu distingues peu à peu les choses, les idées, les personnes aimables qui t'ont toujours fasciné : alors dis-toi dorénavant qu'elles sont grandes, et confesse à toi-même que tu les admires. Or, le culte secret que tu leur voues intimement, c'est la Gloire. J'ignore si tu découvres, en cherchant quelque exception à cette règle, que même le mal peut comporter de la Grandeur, que bien des idées prétendues « bonnes » ne suscitent nulle ardeur amoureuse, et que l'adulation fiévreuse qui touche nombre de tes contemporains ne se rapporte aucunement à la Grandeur : on ne les aime pas, on se contente plutôt de convoiter les effets de leur gloire.

Maintenant, recense et énumère les êtres de Gloire : par ces mots, je ne te demande pas d'identifier qui tu voudrais être – les avantages à devenir quelqu'un n'ont guère de rapport avec la Grandeur mais se rapportent le plus souvent à la Puissance, cette force de réalisation à laquelle chacun, pour son plaisir immédiat, aspire toujours inconsidérément – ; mais je t'enjoins plutôt à reconnaître qui tu admires. Cette méthode sera profitable, parce qu'il est probable qu'à les dénombrer tu finiras par trouver le point commun qui te les rend glorieux, de sorte que tu n'auras plus qu'à fixer là ton objectif ; car rappelle-toi qu'il faut que toi-aussi, bientôt, tu deviennes admirable.

Parmi tous les hommes, tu distingues aisément ceux que tu veux qualifier de Grand, il n'y a guère d'embarras. Pourtant, je ne veux pas t'inciter à n'y penser qu'en surface, c'est-à-dire en ne faisant que suivre le courant moralisateur des préjugés ordinaires, mais tu sais, et souvent même avec une pointe de lassitude, qui sont ceux que tu admires. Cette lassitude en vérité provient de l'incapacité que tu te supposes à leur ressembler : c'est que tu t'es résolu, en mesurant leur hauteur et les difficultés à se hausser ainsi qu'eux, à ne pas vouloir prétendre à leur grandeur. Effort trop pénible ! accès impossible ! C'est ce que répond ta bêtise comme une excuse à ne jamais se donner de la peine, à ne jamais rien tenter, d'où ce souffle ironique qui approche la jalousie chaque fois que tu les envisages : il est Grand, donc – je me moque de lui.

Mais tu as tort, car tu demeures attaché à la représentation que le Grand est puissant, qu'il ne tire sa valeur que d'opportunités chanceuses ou d'investissements nécessaires qui ne t'ont jamais été offerts ou ne te sont plus permis, et tu ne vois encore parmi les Glorieux que ceux qui se sont fait largement connaître ou dont les efforts notoires furent presque inhumains – d'où ta mélancolie, ton aigreur, ton désespoir et l'abandon de tes tentatives. Mais qui parle de ceux-là ? Je ne te prie pour l'heure que de désigner ceux que tu admires, c'est-à-dire ceux que tu aimes : n'y reconnais-tu que des célébrités, des entités intouchables ou des monstres de vertus ?

Ce n'est pas vers eux que je veux que tu t'élèves, car tu as raison de croire que maintes circonstances hasardeuses ont présidé à l'exposition de leur destinée. D'ailleurs, si ceux-là furent admirés, ce n'est pas toujours parce qu'ils furent admirables : quelquefois, en dépit de tout talent, seuls des événements fortuits et historiques qui, dans le cours normal d'une vie, peuvent ne jamais se produire, les ont portés aux nues – aussi, ne t'en désespère pas. C'est la Fortune seule qui les a rendus fameux ; la renommée, tu le sais, n'a pas toujours à voir avec le mérite, il faut donc accepter cet inévitable et fatidique scandale : la Gloire, mal distribuée, n'est parfois que l'illégitime rançon du néant.

Tu dois néanmoins tirer leçon de cette injustice et n'être pas celui qui vénère des éclats vides, et ne pas tâcher d'être récompensé pour n'avoir été que chanceux. Aussi, tu ne saurais, en conscience, admirer les plus actuelles idoles, dont les tapageuses superficialités n'éveillent point ton amour : tu t'en amuses plutôt à défaut d'autre chose, mais tu ne leur reconnais nulle Grandeur, ou te voilà toi-même devenu singulièrement corrompu. C'est cela qu'il faut que tu admettes, et tu n'y feras pas d'ailleurs grande résistance : ces beautés factices plébiscitées par des foules ne te sont de rien, elles n'ont guère de valeur à tes yeux, tu convoites seulement leur place, par goût des possibilités imaginaires et fantasques et par plaisir paresseux de rêver à être quelqu'un d'autre.

Mais qui admires-tu vers qui va ton amour, tout ou partie ? À la hauteur de quel être – quoique l'objectif te semble irréalisable encore – voudrais-tu t'élever ?

J'ignore précisément à qui tu penses, mais je sais que ni l'argent, ni le bonheur, ni la longévité ne furent le lot nécessaire de ces hommes ; d'ailleurs, ton choix ne rencontre pas de tels critères pour les dénombrer : ces attributs ne sont que des éléments incidents d'une vie, de particulières circonstances qui pouvaient ou non se matérialiser, en aucun cas essentiels et déterminant ta faveur. En revanche, ce que tu admires, c'est l'influence dont ces Hommes ont été capables sur d'autres vies par leurs pensées originales et par leurs actions concrètes, notamment sur la tienne. Je ne te démentirai point : il y a là, sans doute, quelque chose comme la majestueuse définition de la Grandeur humaine.

Or, tu conviendras que pour que l'admiration soit entière, il faut encore que quelque effort individuel ait contribué au mérite, faute de quoi l'on n'admirerait que des dispositions innées, c'est-à-dire des avantages de nature, ce qui reviendrait à n'aimer pas l'homme mais les seuls attributs que lui a donnés le hasard de sa naissance. Je m'attarde ici non pas pour ergoter en philosophe, mais pour que tu conviennes qu'il n'existe pas de vertu passive, et qu'il faut nécessairement qu'une résolution personnelle, qu'un travail spécifique, que quelque activité particulière enfin, spirituelle et physique, ait participé à l'élaboration ainsi qu'à l'expression de cette Grandeur.

Voici donc ce que tu sens, c'est que tout être admirable produit une œuvre. Je ne veux pas seulement parler de l'écrivain ou du peintre dont le fruit est palpable sur le papier ou sur la toile, mais bien de la disposition à mener sa vie comme le produit d'une véritable et active réflexion. L'œuvre ne doit rien à la chance, c'est la réalisation d'un choix, celui d'une direction par laquelle l'être prend sens et devient nécessaire en trouvant la justification de son unicité ; elle est même davantage si on lui accorde la valeur de chef d'œuvre : c'est le haut degré d'accomplissement d'une pensée mûrement réfléchie.

Mais quelle est donc ton œuvre, à toi ? Quel travail as-tu rendu, quel mal te donnes-tu, et dans quel but ? Qu'as-tu véritablement décidé au cours de ton existence, qui ne t'ait été imposé par tes penchants, par la facilité ou par la nécessité à laquelle tu t'es simplement plié – croyant, peut-être, y consentir ? Tu dois reconnaître à présent, et avec stupeur, que tu admires – des hommes qui ne te ressemblent pas.

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