Chant deuxième : ton vil portrait

Maintenant il faut, pour t'extirper de la fange où tu te complais, et pour que tu mesures enfin la bassesse extrême où les Hauts te trouvent et qui te rend si digne de leur mépris, que, moi, je te fasse visibles la fange et la bassesse où tu t'es toi-même aveuglément réduit.

Vois le monde où tu te vautres, vois la turpitude de tes semblables, vois seulement, au moyen d'une juste et implacable raison, l'insignifiante identité où tu te trouves : quelle bassesse ! Toi-même qui goûtes les spectacles les plus vains, pourrais-tu regarder le film de ta propre vie sans en éprouver un irrésistible et incommensurable ennui ? Tiens, prends ce jour pour exemple : avant d'ouvrir ce livre, qu'as-tu fait, dit ou pensé, capable de susciter ta fierté ou de donner du sens à ta vie ? En quoi as-tu été unique aujourd'hui, et non l'inutile et pâle copie de millions d'êtres pareils à des machines programmées qui, continuellement, travaillent sans but, se reposent sans rêve, et, sans doute, vivent sans âme ?

Je voudrais, devant ce livre trop honnête, que tu ne te départisses pas d'une égale franchise : imagine un moment que tu dusses être véritablement quelqu'un pour poursuivre ta vie, qu'il te fallût déterminer ta valeur pour demeurer vivant, et que l'on te confiât à toi-même une arme pour décider de la poursuite de cette triste langueur, de cette longue marche inutile – qu'est ta vie : aurais-tu la témérité bien grande de ne pas en user sur l'heure, de ton propre aveu, pour trancher le fil si misérable de ton existence ? Mais de quoi voudrais-tu arguer pour ta défense ? Ne sens-tu pas combien de mauvaise foi et de vantardises, combien de chicanes et d'arguties, combien de terreurs implorantes et injustifiées, il te serait nécessaire d'user pour obtenir le gain de quelques années supplémentaires qui, vaines encore, ne changeraient rien à l'état d'inanité de ta si déplorable existence ?

Reconnais plutôt ta vanité, ta vacuité, ta nullité ; admets ta petitesse et ta turpitude, ou réponds positivement à cela : qu'y a-t-il en toi qu'on ne pourrait aisément discerner en cent mille autres qui te ressemblent tant ? En quelle essentielle matière vaux-tu mieux que quiconque ? Quelle audace as-tu entreprise ? Quelle lutte as-tu menée ? Qu'as-tu véritablement conquis ? En quoi rien que le cercle étroit de tes relations a-t-il été changé par ton influence ?

Tu t'essouffles encore à chercher, pauvre fou. Ton esprit d'inertie, obscurci par un perpétuel néant d'excuses, n'aspire qu'à entretenir le même mensonge réconfortant : tu sers. Voyons la liste de tes prétextes, et moquons-nous ensemble de ces ridicules idioties :

L'amour ? Sombre idiot : cela suffit-il à te justifier ? Sache – mais tu le sais déjà – que chacun mène cette entreprise ici-bas, y compris le moindre des hommes, et que le mérite n'y fait jamais rien. Diras-tu, parce qu'on t'aime, que tu vaux cet amour reçu ? Oseras-tu prétendre, parce que tu aimes, que ton amour a de la valeur parce que tu le donnes ? Ne blasphème pas l'amour ! S'il t'est besoin de telles niaiseries pour te bâtir une dignité d'homme, tu peux dès à présent refermer ce livre : il ne s'y trouve rien qui t'éveillera, car tu t'obstines à suivre des raisons absurdes et imaginaires, loin des vérités concrètes que je veux te montrer en décillant tes yeux. Si tu ne veux pas être instruit de ton état, je ne puis rien t'apporter : demeure aveugle et sourd, et si tu n'es pas mieux traité ni plus grand, peut-être du moins te sentiras-tu mieux hors de la conscience de la réalité et de toi-même. Du moins, avant de nous quitter, entends ceci : tu crois devoir vivre pour les autres ; moi, je te parle de vivre pour ce qu'à toi seul tu vaux vraiment.

Le travail ? Crois-tu donc y être meilleur que la majorité de ceux qui occupent ta place ? Tu sais au moins que ta main d'œuvre est chose mécanique, très répandue, et que la pensée nécessaire à remplir ta besogne s'enseigne par l'école et par l'usage. Quant aux raisons de ta suprématie, dis-moi : pourquoi passent-elles inaperçues à l'endroit même où tu prétends exceller ? Sitôt mort, ne seras-tu pas vite remplacé : dis, combien remarqueront la différence ? Mais qu'importe cette idée : quelle sombre argutie et quel détour honteux ! Je te demande par quel bout tu es quelqu'un, et tu réponds par les obligations dont tu gagnes ta vie ? Certainement, tu es bon là où tu dois l'être, mais où tu es libre d'être qui il te plaît, n'as-tu vraiment rien à avancer pour prouver ta valeur ?

— L'humour ? L'amabilité ? Une humeur enjouée et un agréable entretien peut-être ? Peuh ! Si après la mort il te fallait écouter ce bilan au moment solennel de ton éloge funèbre, ne serais-tu pas fâché de pareilles louanges, si banales et si creuses ! Ô vertigineuse Horreur ! Tâcher d'être un Homme, et s'entendre dire qu'on fut drôle et gentil ! Et pourtant, as-tu déjà constaté qu'on rapportât autre chose à l'heure des cérémonies ? Tant d'êtres que tu y as vus pleurer, abattus par le malheur, et qui devaient secrètement songer à la désespérante mesure de leur perte inexprimée... Mais toi, n'as-tu point, en vérité, ressenti de chagrin que par le long silence de l'assemblée et par l'austère obscurité des murs ? Es-tu bien sûr, alors, que le seul usage n'ait pas dicté, à eux, leur affliction et leurs larmes ?

Alors, Quoi d'autre pour te justifier ? Ô pauvre esprit du peuple, depuis combien de temps n'as-tu pas mené cette nécessaire réflexion, qu'on enseigne dès les rudiments de la philosophie, et qui sert pour l'estime de soi, et qui entretient chaque heure l'importance, le but et le sens de sa vie, et qu'on résume simplement par cette question : qui es-tu ?

Qui donc es-tu ?

Tu n'es rien.

Tu n'es rien assurément parce que toi, lecteur, toi qui te connais mieux que quiconque, tu ne peux affirmer – moins encore démontrer – ce qui te rend original, digne de vie, et unique en tant qu'individu véritable. As-tu jamais produit une œuvre ? As-tu tenu une fois un propos dont tu peux jurer qu'il ne fut jamais prononcé ailleurs, en un autre temps, exactement de la même façon ?

Tu ne t'es – avoue-le – jamais interrogé là-dessus : alors dis-moi, vers quel sujet plus important, que la nécessité de ta vie, as-tu durant tout ce temps promené tes pensées ?

Mais tu n'es pas seul, il n'y a d'individu nulle part. Chacun se laisse mener, comme le veau consentant, par un courant tiède et routinier, et la douceâtre habitude de paître fait agir, jour après jour, toujours identiquement, et conformément à ce que l'on croit attendre de nous.

Là, peut-être, tu voudras mordre, répliquer, protester de ton importance et souhaiter, ô Cruel Ingrat, rendre le coup dont tu te sens atteint : c'est l'étape attendue où la fierté blessée déchire aveuglément dans toutes les directions. Et tu diras : où est-il, à toi, satané Orgueil, le sens si noble de ton unique vie ?

Il est là sous tes yeux, misérable Frère : connais-tu ouvrage pareil à celui-ci ? D'autres lui ressemblent sans doute, mais j'ignore lesquels et toi aussi ; nul en tout cas ne lui est identique. J'ai tâché du moins de faire de l'Art et, grâce aux mots, d'exprimer la science de mon âme. Ne doute pas que j'y ai longuement et profondément songé ; peu d'hommes et d'écrivains de nos jours – peut-être aucun – n'est aussi scrupuleux. Je m'efforce sans relâche, avec ardeur et zèle, à seule fin de t'élever au-delà de toi-même – pour exemple ce paragraphe si court : j'ai bien compté à seule fin de t'instruire, et je jure que je l'ai déjà corrigé et récrit soixante-quinze fois.

Aussi, ne me tiens nulle rancune, et ne m'en veux pas de chercher à t'offrir, par tant d'efforts harassants, la Vérité et l'Orgueil. Songe aux déceptions innombrables, aux dégoûts affreux, à l'écœurement profond qui furent miens. Et songe surtout qu'en dépit de cela, je te fais l'offrande d'une révélation : n'est-ce pas la preuve que je suis véritablement endurci à te sauver ? Mais il faut bien, tout d'abord, que je t'enseigne pourquoi les Grands t'abominent.

Or, voici, peuple, la réalité de ton sinistre état :

Sitôt ta sécurité matérielle obtenue, tu n'as plus vécu, essentiellement, que pour le confort. Non que tu poursuives volontairement les jouissances les plus fortes : tu ne fais, notamment, qu'espérer au travail le moment de ta délivrance. Ainsi n'es-tu personne au travail, puisque foncièrement tu n'y fais qu'attendre. En dehors de cela, qui es-tu ? Cent obligations règlent une part importante de ta vie privée : après elles, que fais-tu ?

Ne démens rien, ne trépigne pas, ne te récrie point : tu joues, tu vois, et tu transpires. Il n'est un seul divertissement au monde qui ne te rende plus débile et plus infâme aux yeux des Hauts. Que deviens-tu, grâce à cela ? Tu joues mieux et tu gagnes plus souvent. Tu te distrais de spectacles insensés, et tu ris d'une satisfaction prévue. Sempiternellement, cycliquement et presque avec ponctualité, tu maigris d'excès dont bientôt tu ne t'empêcheras pas de te regonfler. Ton argent, dont malgré tes plaintes tu parais n'avoir que faire, te quitte pour garnir la bourse d'autres comme toi qui, travaillant à te divertir, te dédaignent et s'amuseront à leur tour, en payant. Tu visites des pays étrangers, mais tu ne sais rien de ta contrée intérieure. Tu tâches à multiplier les rencontres dans l'espoir frénétique qu'un jour elles te complèteront – chacun en veut autant, mais ne viens-tu pas d'admettre que tu ne te connais pas ? Tu n'es donc personne, or c'est précisément quelqu'un que chacun aspire à trouver : voici pourquoi, invariablement, les autres seront mécontents de ton entretien, de même que toi de leur rapport tu ressortiras déçu.

Que ne t'es-tu plutôt attelé à cet effort : tâcher d'être aimable, c'est-à-dire de produire ton œuvre afin de mériter d'être aimé, plutôt que de singer piteusement quelque identité dont tu te contentes d'emprunter les signes extérieurs pour masquer ton vide ; plutôt que de désespérer et de te plaindre de ta solitude que tu appelles, en sanglotant, ton triste sort ; plutôt que d'attendre un miracle amoureux où l'aveuglement, l'ignorance, la bêtise – que sais-je encore ? – croiront trouver en toi une grandeur captieuse, une gloire factice, et cent autres vertus encore que tu auras feintes et controuvées ? Tu ne cherches donc toujours, ô morne créature, qu'à être consolée par l'illusion ! Cesse enfin de geindre, et relève-toi avec honneur, car l'amour, aussi, se gagne par la gloire !

Mais tu as bien mérité, n'est-ce pas, de jouir un peu de la vie – ne mens pas, c'est ce que tu penses. Et puis, on ne peut pas toujours se fatiguer à réfléchir – avoue que tu te justifies aussi de cette façon. Eh bien, voyons : qu'as-tu mérité ? Des millions peuvent faire ton travail et prétendent aux mêmes délices ineptes et lénifiants. Au surplus, réfléchis, imbécile : si tu ne peux certes réfléchir toujours, alors quand, dans tes moments libres, te fatigues-tu à penser ?

Si au moins tu choisissais avec audace tes divertissements ! Si au moins par conviction tu élisais tes vices ! Mais songe à cela pour exemple : tu aimes l'océan, la mer, la plage – je le sais ; tu aimes donc un horizon bleuâtre de vide, de ciel étale et monotone, cerné d'eau sale et froide où le corps souffre à entrer, où il n'y a rien à voir, où les profondeurs accueillent mille créatures affreuses et où toute la terre s'amasse uniquement derrière toi ? Pourquoi aimes-tu cela ? Qu'y a-t-il ici de bon, de beau, d'agréable pour toi, qui attire chaque année tant de viles personnes sur la grève ?

Tu l'aimes, la mer, parce que ce spectacle inutile et sinistre, cette jaunisse étroite où s'entassent tant de foules méprisables, cette sensation piquante et glacée sur tes nerfs, c'est tout ce qu'on t'a désigné, tout ce que tu as appris, tout ce qu'on t'a inculqué, il y a longtemps, comme le mode des vacances, du rêve et du bonheur – quoique le bruit t'assaille de toutes parts et qu'il te faille encore un livre pour oublier où tu es. Vacances : ce mot te flatte, et tu songes à ton privilège de paresse et aux souvenirs d'enfance ! Il n'est donc rien, pas même tes plaisirs, qu'une coutume ne t'ait expressément indiqué !

Songes-y bien, ainsi qu'au grand Réveil qui t'attend et que tu entrevois déjà. Songe à ta chance : tu lis, contrairement aux multitudes, le livre de la Vérité. Il était temps.

Et certes il était temps, c'est même le dernier moment de ta vie pour y songer : as-tu vraiment cru, comme n'importe quelle foule oiseuse, que tu pouvais différer le moment de tes réflexions ? Lâche ! T'es tu figuré que ton avenir t'offrirait quelque occasion de te définir ? Lâche ! Tu remets toujours à plus tard les résolutions qui sont les plus nécessaires à prendre jeune et qui auraient servi à se mieux diriger plus longtemps. Lâche ! car il ne se peut que tu l'ignores toi-même : ne t'es-tu jamais représenté ce que c'est qu'un vieillard ? Un vieillard, c'est un être qui espère, lui aussi, que la vie lui laissera une pause pour s'attarder à penser ! En cela, la vie moderne est traîtresse et couvre ta paresse : elle te donne à croire que tu as, encore – toujours ! – le droit d'espérer un sursis. Le droit ? Mais quel droit ? S'il ne tenait qu'à ce qui est juste, qu'à ce que tu mérites, tu serais exterminé sur l'heure, parce que tu n'es rien ; et même, la main qui te frapperait ne prétendrait commettre aucun crime : qui saurait l'accuser de tuer – le vide ? Vrai ! littéralement tu n'existes pas, ni aucun de tes semblables : dans votre inconsistance vous êtes tous déjà morts – et c'est grande consolation pour les Hauts qui s'en sont aperçus que sur ce constat dépassionné à la fois toute colère et tout désespoir retombent.

N'importe : nombreux sont ceux qui meurent, toi demain peut-être. T'accommoderas-tu de ces années perdues à n'être qu'une ombre quand on dira de toi, comme de la multitude, au moment des derniers hommages : mais il fut gentil et drôle ?

Sois toujours assuré qu'ils sont nombreux ceux qui ne se réveilleront jamais de leur délicieuse et abrutissante torpeur, car il n'est rien de fatal, dans le cours ordinaire d'une vie pour rappeler à l'insignifiance – ni murissante tragédie, ni progressive conscience, ni terme échu de la profonde sagesse : cela n'arrive pas, chacun traverse le monde sans chercher à y voir clair, quoi que feignent quelques poseurs de malheurs pour prétendre à leur hauteur ; il n'est nul événement accidentel ou nécessaire d'une vie qui, par lui-même, extirpe de la vacuité humaine.

À bien y réfléchir, tu as même de la chance : l'expérience ne vaut rien, et quand tu ne saurais pas grand-chose – ni les passions puissamment éprouvées, ni le savoir innombrable de l'univers –, tu peux être entièrement instruit quand même, et devenir plus grand – ô combien plus grand ! – que ceux qui ont beaucoup vécu et qui, pareils à des créatures entourées d'eau et ne sachant pas boire, n'ont été moindrement remplis, édifiés et élevés, par toutes les images extérieures et inconsidérées qu'ils ont reçues de la vie.

Mieux : si tu es jeune, probablement tu te rends mieux compte – et c'est une chance pour toi – non de la bêtise du monde qui est un lent désenchantement d'éprouvé, mais de l'importance de te conduire en devenant quelqu'un. Parce que nulle compromission ne t'a déjà endurci, et parce que tu ne te défends pas encore d'ignorer ce qu'il te faut apprendre, tu devines que ta vie doit être, d'une façon ou d'une autre, utile, admirable, exemplaire.

Mais aussi, attentif lecteur, songe, avant de poursuivre, au péril qui est le tien, car si tu ne te réveilles pas aujourd'hui, demain il sera trop tard. Trop tard parce qu'alors tu t'enracineras dans le vide, tu te trouveras tout l'appareil critique – arguments et contradictions spécieuses – pour te conforter dans l'insignifiance. Tes fondements demeureront traversés d'air et de vent, mais il te semblera qu'avec ton souffle d'idées fausses, tu les auras renforcés malgré tout. Tu ne seras rien, toujours, mais avec des raisons, comme un fou qui argumente un songe.

Écoute-moi donc sans méfiance, sans appréhension, et défausse-toi de tes prévenances, car je ne te veux aucun mal – quoique la honte, je le sais bien, soit le premier mal par lequel ta grandeur doit venir, mais c'est un mal qui transfigure et qui sublime, comme la chenille qui, découvrant sa laideur, se replie sur elle-même avant de s'épanouir en papillon. Aussi ne suis-je pas celui que tu dois combattre : je suis, moi, un Haut qui condescend ; je t'indiquerai qui sont les Hauts qui te méprisent. Après l'Éveil, ils n'auront plus le droit de te dédaigner, et s'ils continuent de le faire, tu sauras, seul et sans mot d'ordre, où trouver le chemin de ta révolte.

Mais laisse-moi, avant cela, achever ton sinistre, ton malheureux, ton pitoyable portrait : ce n'est pas à dessein de te blesser. Le but élevé que tu aperçois au lointain, et où tu tends déjà, te fera bientôt approuver l'humiliation où je suis résigné à te placer maintenant. Parce que la vérité, si basse, si monstrueuse soit-elle, est l'origine de tout idéal, ainsi que le rocher, la terre, la boue, est le fondement de l'édifice noble, et supérieur, et durable, que tout Homme s'efforce de bâtir, ne te refuse pas à la désolation de n'être rien, car admettre le diagnostic est toujours le premier pas vers l'acceptation du remède.

Voilà, c'est ainsi, sombrement : pour l'essentiel, ton évolution a cessé avec tes études, et tout ce que tu as appris au-delà n'est que détails et vanités. Tu as certes gagné en savoir-faire, mais tu as perdu en finesse, en beauté, en grandeur ; et puis, comme tu t'es plus ou moins adapté à la turpitude environnante, il ne se peut que tu n'aies aussi quelque peu déchu. Il faut le reconnaître : le terme de ton école marque à peu près l'achèvement de la forge de ton identité : après, comme on ne t'a forcé à rien, tu ne t'es pas forcé toi-même à devenir autre chose. Ainsi es-tu sorti de l'enfance embryon d'individu, et tu as stagné, végété, croupi dans le terreau ordinaire des hommes, et tu demeures aujourd'hui l'embryon inchangé, incomplet, acclimaté seulement à un mauvais milieu. Et même, ni la force ni l'appétit du savoir n'étant entretenus en toi par la perpétuelle stimulation de l'intellect, tu as régressé : c'est l'explication de ta sempiternelle nostalgie, où tu ressens sans te l'avouer que le temps de ta jeunesse est celui de ta spirituelle apogée. Essaie donc, pour voir, de gratter de ta pénétration la mince couche de ce personnage surfait dont chacun se couvre pour donner le change aux imbéciles incurieux, très bientôt tu trouveras, en-dessous, mais meilleur peut-être parce qu'un peu plus pur – l'étudiant.

Ai-je tort, crois-tu ? Tu veux encore protester, mais tu te révoltes en vain au prétexte que je te révèle tes vices. Pourtant, au contraire, c'est générosité de ma part – ne comprends-tu pas ? Parce qu'en acceptant de te dépeindre, je vois l'Horreur grise que rien ne m'oblige à dévisager. De toute façon, je te l'ai déjà dit, ta force ne pourra naître que de l'acceptation des maux que tu portes ; aussi consens dès à présent, et contemple-toi sans murmure : de ton sain dégoût de toi-même doit naître et croître la Puissance et l'Orgueil.

S'il te faut une preuve – une autre, toujours ! – vois ceux que tu désignes comme tes compagnons : sont-ils différents de ce qu'ils étaient ? Découverts après l'enfance, ont-ils évolué, grandi, mûri depuis cette époque ; vraiment, le prétendras-tu ?

Cesse de les aimer un instant pour ne plus te laisser berner par la complaisance, forme si insidieuse du mensonge : ils sont pareils, tu le constates. Tu découvres donc que l'essentiel des hommes peut mourir dès ce jour, parce que le reste de leur vie ne les verra pas changer et que rien au monde ne sera bonifié de leur perpétuation. C'est ainsi : presque tout homme peut s'éteindre, et mérite même de finir, parce que personne ne s'indignera quand il aura disparu.

Ce n'est pas cruauté que j'exprime, ce n'est pas rancunes et désillusions rentrées ; je me moque – je le jure – des vengeances et des défoulements gratuits. Je ne hais pas l'homme ni ne le méprise, car il ne m'a pas encore prouvé qu'il n'était bon qu'a s'enferrer dans ses vices ; je le dédaigne seulement, parce que je suis plus haut.

Mais au préalable il faut, pour que tu accèdes aux vérités que je veux t'enseigner, que tu te défausses des préjugés mièvres, des citations de nourrice, de tous les proverbes imposants et stupides qui t'ont tant abaissé. Libère-toi, en particulier, de tous ces articles de morale dont tu t'es laissé recouvrir : ils sont ineptes, ne sont pas tiens, ne te constituent point, ils t'ont été imposés par d'autres. Pour entendre ce qu'est le mérite, il faut que tu renonces à respecter, par principe infusé et par loi, toute existence humaine, et qu'enfin tu acceptes de regarder là où, au nom d'un prétendu sacré qui te limite et t'aveugle, on t'a toujours défendu de voir. Ce qui est hautement divin, c'est d'avoir l'œil ouvert partout.

La mort surtout ne saurait être sinistre – c'est une bêtise cela ! – car nul mal ne naît de la mort seule, mais souvent la mort achève le mal, qui est l'absence de grandeur : ainsi, l'être inutile, en mourant, délivre une place qu'à ce jour il occupait indûment. Ce n'est donc pas un mal qu'il meure, mais un bien, car le vain fardeau de sa vie ne pèse plus comme une bille noire dans l'urne comptable de la Grandeur de l'humanité.

Et prétends, si tu l'oses, t'opposer à cette vérité essentielle que chaque homme a une valeur distincte, la plupart négligeable, et qu'on ne trouve généralement nul inconvénient à en supprimer la trace : tu me verras aussitôt ton intarissable ennemi. Tu pourras m'affronter, et déplacer des cohortes, et même croire triompher à la fin : ce sera toujours contre la vérité et avec des armes tristement humaines, mais pas contre moi, qui suis haut et ne suis rien, inexorable et incorruptible rapporteur des faits bruts et inaltérables : quelque droit particulier qui t'aura soutenu, tu continueras d'avoir tort, avec ou sans des foules.

Mais reviens plutôt à la raison, et écoute bien ce que je dis, ou toi-même à ce rythme tu ne seras bientôt arrivé nulle part, et tu mourras sans laisser de regrets, ni à ceux qui te survivront, ni même à toi-même qui, jusqu'au dernier moment, n'aura pas encore songé à te réformer.

Songes-y, et prends toujours pour exemple les êtres qui t'environnent : tes parents, si tu veux. Ne s'éteindront-ils pas eux-aussi sans te laisser de véritables regrets ? Considère leur valeur – car il ne s'agit pas de ces affections automatiques qu'on promène à tout bout de vie. Tâche à mesurer objectivement leur gloire, observe et examine attentivement leur hauteur et leur rôle : vraiment, voudrais-tu d'eux pour amis si tu ne les connaissais pas ? Plus encore, si sans être leur fils tu devais les admirer un peu pour les conserver près de toi en ce monde : quel verdict, alors, porterais-tu sur le reste de leur existence ? Eh quoi ! l'exercice n'est pas si difficile que tu ne puisses le mener sur n'importe quel parent de tes amis : alors, pourquoi pas le tien ?

Tu résistes, mais, existences étriquées, tu vois, ils ne sont certes pas des héros ; il n'y a guère de héros. Et ne te raconte pas qu'ils sont héroïques de t'avoir fait naître, car ce n'est là que maximes apprises par cœur et qui t'illusionnent encore : des milliards avant eux n'ont-ils pas rempli, avec de semblables résultats, le même rôle, la même fonction élémentaire et primale ?

Toi-même, apprends – ancre-le, vraiment, en toi – que tu n'es, que tu ne vaux rien si tu n'es que parent, qu'amant, qu'ami, même si à cette place tu te trouves utile ; et retiens que ni ton fils, ni ton épouse, ni ton compagnon, d'aucune façon ne te justifie la vie. Tant de créatures sauvages élèvent leur progéniture, tant se caressent, s'apprécient, s'obéissent et s'entraident avec une calme assurance et une touchante tendresse : penses-tu que cela suffise à détourner le mépris des Hauts ? La Grandeur de l'Homme, sans nul doute, vaut mieux que l'instinct – fût-il doux et généreux – des animaux ébahis.

Songes-y bien.

Et tu voudrais davantage de temps libre ? Ô peuple déraisonnable et inculte, arrogant et stupide, tu réclames encore d'être délivré du travail ? Mais regarde, pauvre pantin ridicule, à quel emploi tu te livres quand tu n'es obligé par rien ! Les Hauts contemplent déjà le gâchis du présent : à cet exemple, pour quelle raison t'accorderaient-ils d'autres heures à gâcher ?

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top