86. UNE FAVEUR
Une grosse goutte de sueur coule sur le côté de ma joue. Tranchante et froide, elle descend le long de mon cou comme un doigt glacial avec un ongle en pointe.
L'air devient lourd, et m'étouffe comme un nuage de fumée goudronneuse. Je sais pas si c'est la nerfs ou la chaleur, mais c'est insupportable. Comme une de ces journées d'été où il fait si chaud que tu peux pas respirer, et qui à coup sûr se terminent en orage.
Je sens mon sang bouillir dans mes veines, mes veines palpiter sous ma peau, ma peau fondre de ma chair et tomber en gouttelettes du bout de mes mains moites.
J'ai besoin de partir. J'ai besoin de ce putain de passeport, et j'ai besoin de parler à Juan. Si c'est pas encore une question de vie ou de mort, ça le sera dans peu de temps.
Il suffit juste d'une raison pour que Pablo s'en prenne à moi. Peut-être qu'Oscar va le convaincre que je savais ce qu'il y avait dans ce verre. Peut-être qu'ils vont apprendre que j'ai essayé de m'enfuir, ou la pire trahison de toutes, que j'ai couché avec Juan.
Ils vont trouver des preuves à l'appui : mes chaussures dans un caniveau à trois pâtés de maisons du club, ou alors ils jetteraient un coup d'œil sous mon lit et trouveraient le petit coin de l'emballage du préservatif que Juan a déchiré. Les vidéos de surveillance du bar, où ils me vont me voir fixer ce type pendant qu'il glisse quelque chose dans mon verre. Ils vont apercevoir un de mes cheveux, collé au col de chemise de Juan.
Non pas qu'ils aient besoin de grand-chose de toute façon, juste assez pour que Pablo comprenne qu'il a perdu le contrôle et qu'il est temps d'en finir.
Mes pensées s'emballent et mes pieds ne suivent plus. Je trébuche comme un ivrogne et halète comme une asthmatique, en me dirigeant vers le patio.
Je me sens encore pire sous le soleil de midi, et je peux même pas faire passer la douleur dont je souffre pour une insolation. Je ruisselle tellement de sueur que c'en est suspect, et j'ai mille fois trop de mal à reprendre mon souffle.
Et le fait que mon attitude anxieuse puisse attirer l'attention des autres me fait paniquer encore plus.
Juan me jette un regard nerveux lorsque je m'approche de lui.
"Merde, Em," marmonne-t-il. "Tu vas bien ?"
Je secoue la tête, mais son attention s'est déjà déviée et son regard parcourt le jardin vide.
"On peut parler ?" je murmure.
"Pas maintenant, Em, je suis en pleine..."
Un jet d'eau glacée fend au travers de ses mots, nous trempant tous les deux de la tête aux pieds, et Andrea laisse échapper un rire aigu.
"Putain, je vais la tuer, cette salope," crache Juan, en secouant l'eau de ses cheveux.
"Quoi ?"
Il lève les yeux au ciel. "Pas littéralement, espèce de sociopathe."
Il attrape un verre de limonade à moitié vide sur la table et tente de jeter son contenu sur Andrea, mais elle est déjà trop loin, et il m'éclabousse moi à la place.
Sans perdre de temps, je riposte. Je chope une bouteille en plastique sur la table, la brandit comme une épée et frappe Juan avec un jet bien ciblé.
"Hé !" gémit-il. "T'es dans quel camp ?"
"Je suis pas..."
"Quand elle vient remplir son verre dans la piscine, moi je vais de ce côté, et toi de l'autre, et on la ciseaute, d'accord ?" il m'interrompt, en joignant ses doigts.
"Attends, quoi ?"
"Genre, on la prend en sandwich," il soupire. "Ou en Tour Eiffel, je sais pas, mais t'as capté."
"Non, j'ai pas capté, non."
"Putain, Em, t'es le pire alliée de tous les temps."
Andrea s'élance de derrière une colonne, et Juan m'abandonne pour aller la poursuivre en rond autour du patio. Je serre les dents en les regardant courir, béats et inconscients.
Parce que franchement, est-ce que cette bataille d'eau est vraiment plus importante que nos plans d'évasion ? D'accord, il fait chaud, et on a tous besoin de se rafraîchir un peu, mais l'Enfer brûle d'une pire ardeur, et c'est là qu'on va se retrouver une fois que Pablo nous tue tous les deux.
La bouteille dans ma main craquer alors que mes poings se serrent. Tout ce qu'on veut c'est vivre la belle vie, on a au moins ça en commun. La différence, c'est que la sienne est ici, et la mienne aussi loin qu'humainement possible.
Avec un cri fort et enfantin, le trille d'un enfant de sept ans qui joue aux cowboys et aux indiens, Juan émerge au coin de la maison, tenant entre ses mains un tuyau d'arrosage qu'il manie comme un nunchaku surdimensionné.
"Arrêtez de tremper le patio," souffle Hernan, en attrapant le tuyau. "Quelqu'un va glisser et se faire mal."
Juan se tourne vers une jeune femme de chambre qui était en train de nettoyer la table. "Pose le pépère dans son fauteuil avant qu'il se casse la hanche."
La pauvre fille se tourne vers Hernan, l'air si confus qu'on dirait presque une crainte sincère pour Juan.
Juan n'arrête pas ses conneries, pire il en redouble. C'est comme s'il a oublié que je suis en danger constant ici, et que "Faut qu'on parle" signifie qu'on doit parler maintenant. Et pas que ce serait sympa de papoter une fois qu'il a fini de jouer les imbéciles.
On aurait pu croire qu'il se souciait davantage d'une des trois meilleures femmes avec lesquelles il a couché, mais peut-être que ça aussi, c'était un mensonge.
Comme s'il a pas déjà assez foutu le bordel, Juan s'empare d'une bouteille de champagne qui semble hors de prix, la secoue aussi fort qu'il peut et arrose toute la terrasse. Il couvre Andrea de mousse et elle se met à hurler.
"Juan !" s'écrie son père. "Pas le millésimé !"
Hernan n'est pas d'humeur aujourd'hui, mais bon, il ne l'est jamais vraiment. Il chope un verre et le lance sur son fils, pas juste l'eau dedans, le truc tout entier. Juan l'esquive à peine, et le verre se brise en un million de petits morceaux derrière lui.
"On devrait arrêter," murmure Andrea.
"C'est pas faux," marmonne Juan, en se touchant la tempe pour vérifier si elle n'est pas blessée.
"Tu vas bien ?" je lui demande.
Il ne répond pas. Il fourre nerveusement ses mains dans ses poches et les ressort aussitôt, avant de reculer d'un pas pour laisser les bonnes ramasser le verre brisé, et regarde autour de lui comme s'il cherchait un endroit où se cacher.
"Putain je le hais," grommelle Juan, ses mots à peine audibles alors qu'ils s'échappaient de sa mâchoire serrée. "Il fout la merde juste pour un pauvre champagne Mimi-Sillé."
"Ouais enfin, t'abuses un peu avec le champagne," rétorque Andrea, en retirant ses vêtements trempés de son corps. "Ma robe est toute collante, c'est dégueu."
Un sourire discret revient sur le visage tendu de Juan. "J'avais besoin d'une arme à longue portée, Andy. Tu devrais m'acheter un pistolet à eau pour Noël."
Quel luxe ça doit être de penser à Noël prochain et non pas à sa propre mort tragique et imminente. Et j'espère qu'il est pas sérieux à l'idée d'être ici pour Noël. On a prévu de partir dans les deux ou trois prochaines semaines, et décembre c'est dans six mois.
"Tu rigoles ?" se moque Andrea. "Je vais pas dépenser un centime pour vous. L'an dernier, tu m'as acheté une laitue."
"Mais t'aimes bien la laitue," la taquine Juan.
Andrea lève les yeux au ciel et gémit, mais un sourire narquois s'étire sur ses jolies lèvres roses.
"Je vais aller me changer avant que mes seins commencent à sentir l'haleine d'Hernan," elle dit. "À dans une minute."
Juan s'allonge sur un transat, et je m'installe dans un hamac juste à côté. Manée est assise à l'autre bout de la terrasse, son regard planté sur nous tandis qu'elle mâchonne sa salade comme un cheval qui bouffe du foin. À part ce détail légèrement perturbant, tout est à nouveau calme.
"On peut parler, maintenant ?" je demande, blottie au fond des plis du hamac.
Il soupire et tourne à peine le regard vers moi, préférant cacher ses yeux derrière une paire de lunettes de soleil de marque. "Ouais, vas-y. Qu'est-ce que tu veux ?"
"Je pensais à ce dont on a parlé hier, dans la voiture. Tu sais, à propos du passeport, d'attendre, tout ça," je murmure. "Je voulais juste savoir si t'as réfléchi aux prochaines étapes."
Juan fronce les sourcils. "Faut que tu parles plus fort, Em. Je t'entends que quand le hamac se balance vers moi."
Avec un soupir, j'attrape le bord de sa chaise longue pour empêcher le hamac de repartir dans l'autre sens.
"T'as mon passeport ou pas ?"
"Non," il répond. "Je t'ai dit, ça prend des semaines."
"Oui, mais t'as fait la demande, au moins ?"
"Euh," marmonne-t-il, puis s'arrêta une seconde pour réfléchir. "J'aurais besoin d'une photo de toi pour faire ça."
"Bah alors prends-en une," je crache.
Il me jette un regard inquiet par-dessus le cadre de ses lunettes et ravale lentement sa salive.
"Faudrait qu'on trouve un photomaton pour en faire une officielle."
"Tu peux pas juste prendre une photo avec ton téléphone ?" je siffle. "C'est pas comme si on le faisait très légalement de toute façon."
Il hausse les épaules. "Ah, oui. Ouais, j'imagine. On peut le faire tout à l'heure, si tu veux."
Je le fixe pendant un moment,le regard si tendu que toute ma vision se met à trembler, tandis que mes doigts s'enroulent comme des griffes autour du bord de son transat. Il y a des moments où j'ai vraiment envie de le tuer, mais si je le fais, j'aurais plus personne à mes côtés.
Il ferme les yeux sous les verres sombres de ses lunettes de soleil, avec un demi-sourire paisible sur les lèvres, et je lâche prise, à contrecœur.
Bouffon. Crétin. Connard, je marmonne dans ma barbe. On dirait qu'il s'en fout.
Il reste assis là, bien enveloppé par sa désinvolture et son indifférence habituelles, profitant d'une douce sieste au soleil. Le temps file, et il se laisse bercer par sa cadence effrayante.
"Tu te sens mieux ?"
Des voix s'élèvent de l'autre côté du patio tandis que la silhouette affaissée de Pablo émerge de la maison.
"Mouais," marmonne Pablo, pendant que son frère l'aide à s'asseoir dans un fauteuil. "Un peu."
Je me lève pour aller le rejoindre. Peut-être que j'ai soupiré trop fort en sortant du hamac. Peut-être que j'ai mis un coup de pied dans le transat de Juan en passant. Peut-être que j'ai jeté un coup d'œil par-dessus mon épaule pour vérifier s'il me regardait, et que j'ai embrassé Pablo un peu trop passionnément une fois sûre qu'il me voyait. Honnêtement, je l'ai fait pour le faire chier.
Après tout, s'il déteste tellement me voir avec Pablo, comme il me l'a déjà dit, et comme son visage semble le répéter à chaque regard noir, il sait très bien quoi faire pour que ça s'arrête.
Pablo lève les yeux vers moi, ses prunelles fatiguées cachées entre des mèches de cheveux ébouriffés.
"Tu viens me tenir compagnie ?" il demande.
"Oui," je réponds avec un sourire. "T'as besoin de quelque chose ?"
"Toi," il chantonne, ses doigts dansant doucement sur le dos de ma main. "C'est tout ce dont j'ai besoin."
Je laisse échapper un léger rire, et mon souffle soulève une boucle de cheveux tombée devant mon nez. Pablo esquisse un petit sourire avant de basculer sa tête en arrière et de pousser un long soupir.
"Désolé, Gordita," il dit soudain. "Je t'ai trompé."
Je plisse les yeux. "Trompé ?"
"Hier soir," il murmure. "J'ai flirté avec la Mort."
"Oh mon Dieu," je renifle. "T'es pas drôle."
Il sourit juste assez pour que deux fossettes lui creusent les joues. Je caresse l'une d'elles du bout du doigt, et Pablo frotte sa tête contre ma paume, comme un chat qui réclame un câlin.
"Si Oscar débarque pendant que je dors," il bâille, "dis-lui d'aller se faire foutre."
Voilà que mon cœur se remet à battre la chamade. "Pourquoi ?"
"Il veut pas me foutre la paix," il gémit, la tête lourde sur le dossier de sa chaise. "Il plane au-dessus de moi comme un putain d'hélicoptère, et tu sais a quel point je hais les hélicoptères."
"Oh," je murmure, essayant de garder l'air neutre.
"Ce con, il me trimballerait partout dans une brouette si je le laissais faire."
"Lui en veux pas, Pablo, c'est ton frère," je réponds. "C'est normal qu'il s'inquiète."
"Ouais, eh bien, t'es gentille, toi," il marmonne. "Si tu savais comme il parle de toi."
"Comment ça ?"
Mais juste au moment où il réussit à faire monter mes nerfs en flèche, Pablo se retourne et ferme les yeux. Peut-être qu'il fait semblant de s'endormir, juste pour m'emmerder.
Si c'est le cas, ça a marché. Tout au long de sa sieste, je rumine ses paroles avec un nœud au ventre. Il est bon acteur, au passage, car il bouge pas d'un cil jusqu'à ce qu'on nous appelle à table pour le dîner.
La nuit vient de tomber. L'air est plus frais maintenant, et je respire un peu mieux, mes pensées moins embrouillées.
Oscar m'accueille avec un sourire poli et un hochement de tête rapide. Pas de regards accusateurs cette fois, pas de remarques piquantes lancées sous le couvert d'un murmure, ni de silences tendus.
C'était presque comme une trêve, comme s'il avait décidé d'arrêter de me torturer pour un soir. J'espère, peut-être naïvement, que Pablo l'a convaincu de lâcher prise pour de bon.
Juan se porte bien aussi. Il ne m'ignore pas complètement, mais il ne cherche pas non plus à me rendre folle. Il est quelque part au milieu, là où j'aimerais qu'il soit tout le temps. Paisible, inoffensif, remarquablement banal. Il remplit mon verre deux fois sans que je le demande, et la seule fois où il m'adresse la parole, c'est pour me demander si je peux lui passer le tabasco.
Je reste en retrait des conversations, comme d'habitude, mais c'est ça que je préfère. Je partage pas beaucoup d'intérêts avec les autres, et faire semblant d'appartenir à leur monde ne vaut pas le risque de lâcher une remarque débile par mégarde.
Les choses vont bien, comme ce matin, quand je me suis réveillée. Plus de douleur sourde dans ma poitrine, plus de gorge sèche ou de bourdonnement sourd dans mes oreilles. Tout ça est remplacé par le goût acidulé et le léger vertige d'un vin blanc bien sec.
Pablo pose son menton sur mon épaule, son souffle chaud chatouille la peau de mon cou.
"Gordita, t'as encore faim ?" murmure-t-il doucement.
"Y a encore à manger ?" je demande, ma bouche encore pleine de ma dernière bouchée.
"Tu peux finir mon assiette si tu veux," dit-il en la poussant doucement vers moi. "J'ai plus faim."
Sa peau est pâle et ses yeux sont vides, ils se ferment doucement en me regardant. J'échange mon assiette avec la sienne, et il garde sa tête posée moi, jusqu'à ce que je l'entende ronfler juste à côté de mon oreille.
Je tire doucement sur sa chemise pour le réveiller. Il se redresse un instant, puis se rendort rapidement.
"Pablo, tu veux aller te coucher ?" je murmure.
Il s'assoit, regarde autour de lui, complètement perdu. "Il est quelle heure ?"
"Huit heures et demie," je réponds.
Il jette un coup d'œil à sa montre, comme si le temps prenait une éternité à s'écouler, et laisse échapper un lourd soupir. "Et puis merde, t'as raison, je crois que je vais y aller."
"Je vais t'accompagner dans ta chambre," je dis.
"Non, t'embête pas," dit-il, posant une main sur le dossier de ma chaise pour m'empêcher de bouger. "T'as même pas fini de manger."
"T'es sûr ?"
"Oui, Gordita," répond-il, en déposant un doux baiser sur le coin de mon front. "Bonne nuit."
Avec Pablo parti, et à chaque verre de vin que je bois, tout semble s'apaiser. J'arrive même à glisser quelques blagues qui font rire toute la table pendant le reste de la soirée. Ma panique est passée, disparue comme une vague déchaînée qui se retire dans l'océan, et je me laisse fondre dans ma chaise comme le sorbet à la papaye sur mon assiette à dessert.
Le patio est baigné d'une douce lueur dorée, qui s'atténue lentement à mesure que les femme de chambre éteignent les lumières, effaçant les traces désordonnées qu'on a laissées après le dîner : les restes de nourriture, les taches de vin sur la nappe, nos mèches de cheveux indisciplinées et nos vêtements froissés.
L'arôme amer de la fumée de cigarette persiste dans l'air, se mêlant aux vapeurs de café et à l'odeur des bougies à la citronnelle qu'on a brûlées pour éloigner les moustiques.
Il est tard maintenant, ou peut-être tôt le matin. La plupart des invités sont déjà partis. Andrea ramasse la bretelle de sa robe qui pend de son épaule tout en étouffant un bâillement, avant de traîner Oscar au lit, en disant qu'elle nous verrait demain matin.
Manée s'en va aussi, et comme d'habitude, Hernan la suit rapidement, me laissant seule avec Juan.
"Je pense que je vais y aller aussi," je dis.
Il ne répond pas, trop occupé à regarder son père et à essuyer le dégoût de ses lèvres avec le coin d'une serviette sale.
Je commence à empiler tranquillement les assiettes que les gens ont laissées éparpillées sur la table, à gratter les morceaux de nourriture collés et jeter les serviettes froissées, avant de ramener quelques plats sales dans la cuisine.
"On a des bonnes, tu sais," marmonne Juan.
"Elles sont toutes parties se coucher," je rétorque. "Si on laisse la bouffe dehors, ça va attirer les bestioles."
Il finit enfin par lever le regard vers moi, et ses yeux noirs s'adoucissent un peu. "Tu veux que je t'aide ?"
Je souris, et avant que j'aie le temps de répondre, Juan se lève pour essayer de m'aider. Mais c'est clair qu'il a jamais fait une seule corvée de toute sa vie. Il apporte les assiettes et les couverts un par un, fixe les verres d'un air inquiet, comme s'ils allaient se briser entre ses mains. Il empile les grands plats par-dessus les petits, et fait déborder l'évier de la cuisine avant même qu'on finisse de débarrasser la table.
Je réprime un rire moqueur en le voyant aller et venir, tenant une seule fourchette à bout de bras, les yeux rivés dessus si elle risquait de se retourner contre lui et de le poignarder à tout moment.
Il me regarde remplir les bols et casseroles d'eau pour éviter que les restes ne collent au fond. Au moins, ça sera plus facile pour les bonnes de tout nettoyer demain matin.
Juan arque un sourcil. "Quoi, tu veux qu'on lave tout aussi ?"
"Tu sais faire la vaisselle, au moins ?" je ricane.
"C'est si compliqué que ça ?" demande-t-il.
Il s'appuie contre le comptoir, et se tamponne le front avec un torchon comme s'il venait de courir un marathon.
Je soupire. C'est drôle et puis c'est triste à la fois. On a un long chemin devant nous, pas juste pour sortir d'ici, mais aussi pour s'assurer qu'on pourra vivre confortablement une fois qu'on sera loin.
J'aime Juan, mais aussi séduisant qu'il soit, je veux pas être sa bonne. Ramasser tout son bordel, laver toute sa vaisselle et plier tous ses sous-vêtements pour le reste de ma vie, c'est pas pour moi.
"Va falloir que t'apprennes, tu sais," je lui dis.
Il fronce les sourcils. "Pourquoi ?"
"Je pense pas qu'on aura des femmes de ménage en Hongrie."
"Moi j'en avais une, en Hongrie," il répond en haussant les épaules.
"Oui, parce que ton père te la payait," je marmonne.
"Et alors ?"
Tout mon corps se tend, la frustration grimpant en flèche. Mes dents grincent, ma colonne vertébrale se raidit, et mes orteils se recroquevillent contre le carrelage froid de la cuisine.
Je sèche mes mains et balance la serviette sur le comptoir. "C'est pas grave. Bonne nuit."
Juan me suit alors que je monte les escaliers, ses pas feutrés sur le tapis usé du couloir. Les papiers peints fanés et les lourds rideaux de velours étouffent les craquements du vieux plancher. Je remarque à peine le moment où Juan s'arrête devant la porte de sa chambre.
"Pst, Em," chuchote-t-il. "Tu veux qu'on la prenne, cette photo ?"
"Quelle photo ?"
Juan lève les yeux au ciel, comme si c'était moi l'idiote entre nous.
"Pour ton passeport," il répond, épelant le mot du bout des lèvres au lieu de le prononcer à haute voix.
"Oh." Je me sens rougir. "Ouais, d'accord."
Je le rejoins sur la pointe des pieds. Juan ouvre doucement la porte et me laisse entrer, un air joueur brillant dans ses yeux noirs de jais. Il referme la porte derrière nous, et le cliquetis délicat de la serrure qui se tourne résonne dans le silence.
Une de ses mains glisse de la clenche et s'enroule autour de mon dos, tandis que l'autre attrape mon poignet. Il le lève lentement au-dessus de ma tête, d'une prise ferme mais d'un délicat toucher.
Mon souffle est court et mon cœur tambourine tout aussi vite dans ma poitrine, alors qu'il me pousse contre la porte. Le bois est dur, froid, mais la tendresse de Juan est tout ce que je ressens, la façon dont ses hanches pressent contre les miennes, la douceur du baiser qu'il dépose sur mes lèvres.
Peut-être qu'il tire cette manœuvre d'une scène cliché d'une telenovela ringarde ou d'une comédie romantique un peu olé-olé qu'il a vue il y a un temps, mais avec moi, ça fonctionne à la perfection.
Même une fois qu'il me lâche et s'éloigne d'un pas, je sens encore quelques milliers de ces papillons en forme de Dorito grouiller dans mon estomac.
Sa chambre est un fouillis, mais étrangement confortable. Bien mieux que la chambre où je séjourne, là-bas, dans l'ancienne dépendance de la finca. Les murs, peints d'un rouge profond et velouté, sont tapissés de vieux portraits d'hommes en tenue de chasse, certains posant fièrement avec un pied sur leur proie morte.
L'air est imprégné du parfum de Juan—Bleu de Chanel, je m'en souviens. Un parfum sensuel, sophistiqué, tout comme lui, du moins quand il en fait l'effort. Je sais pas trop pourquoi je m'attendais à ce que l'endroit sente comme l'aisselle d'un ours des cavernes.
Ses vêtements froissés traînent en tas autour de sa valise ouverte, et au moins six paires de mocassins en cuir sont éparpillées sur le sol. Même si son lit est défait et que les fils de ses draps sont probablement tissés avec les souvenirs de cent nuits ou plus, je peux pas m'empêcher d'imaginer me laisser tomber sur ce lit, essoufflée et charmée, dans les bras chauds de Juan.
"Manée dort pas ici ?" je lui demande.
"Non, elle est à l'autre bout de la maison," il soupire. "Juste à côté de la chambre de mon père."
"Ah oui, super discret," je ricane.
Juan rit doucement, et le rouge des murs semble soudain plus tendre. "Je sais pas comment personne a encore capté qu'ils couchent ensemble."
"Peut-être qu'ils savent, mais personne ose rien dire," je suggère.
"Peut-être, mais t'es pas venue ici pour parler de Manée," il répond, chassant la grimace sur ses lèvres d'un petit haussement d'épaule.
Il fait le tour de la pièce, son téléphone à la main et une ride entre les sourcils. Il fait les cent pas, cherchant quelque chose sans me dire quoi. Pendant que je me demande si je dois m'asseoir sur le lit, ou peut-être sur le canapé en velours dans le coin opposé, il claque des doigts pour m'appeler.
"Em, viens ici. Dans la salle de bain," dit-il. "Il me faut un fond blanc pour la photo."
Il me pince les épaules pour s'assurer que je me tiens droite, allume et éteint quelques interrupteurs jusqu'à ce que l'éclairage lui plaise, puis se déplace d'avant en arrière dans tout l'espace de la salle de bain pour trouver le bon angle.
"Maintenant, regarde-moi droit dans les yeux," murmure-t-il. "Les yeux de la caméra."
Il a l'air drôle, concentré comme il est, un œil fermé, les sourcils froncés, le nez plissé.
"Tu peux pas sourire, c'est une photo d'identité," marmonne-t-il.
"Je peux pas m'empêcher," je glousse. "Tu me fais rire."
Ses sourcils se froncent encore plus. "Pourquoi ?"
"Je sais pas, t'es juste... mignon," je réponds, une goutte de timidité dans la voix.
"Mignon ?" il s'esclaffe. "Me fais pas rougir, Émilie Dupont."
Maintenant, il fait exprès de faire des grimaces, et j'ai du mal à garder l'air sérieux. Je fais de mon mieux pour penser à des choses tristes, des choses graves, des choses horribles, mais je peux pas m'empêcher de sourire.
Je vais avoir mon passeport, je vais reprendre ma vie en main, et pour couronner le tout, j'aurais Juan pour moi toute seule.
Avec un soupir de satisfaction, il me tend son téléphone. "Tiens, j'en ai pris plusieurs, t'as qu'à choisir ta préférée."
Je jette un coup d'œil à l'écran, et juste en face de moi, est la première photo que quelqu'un prend de moi depuis plus de six mois. Depuis que j'ai été enlevée, on me cache, on m'efface, on m'oublie. Peut-être que j'apparais de temps en temps, comme un flou fantomatique, loin dans l'arrière-plan d'une photo de groupe en soirée, mais celle-là, c'est vraiment moi.
C'est pas la meilleure photo qu'on aie jamais prise de moi, mais sa simple existence redonne vie à Sarah Kennedy, morte depuis longtemps. C'est la preuve que je suis encore vivante, que j'attends de l'aide, et ce sera le premier petit morceau de moi à échapper aux entraves de Pablo.
Même si je crève lors de ma prochaine évasion, même si je disparais à jamais, cette image va rester. Peut-être qu'un jour, quelqu'un la trouvera et comprendra ce que j'ai vécu.
Comme elle était forte, diront les gens. Elle a survécu six mois en Enfer, et elle n'a jamais perdu espoir d'en sortir. Ils me verront comme une combattante, une héroïne, une inspiration. Pas une pauvre âme pitoyable qu'on abat comme du vieux bétail, qui est morte ligotée, dans un sous-sol sale, d'une balle dans le crâne.
"Je te trouve super jolie sur celle-là," dit Juan, balayant quelques photos avant de pointer l'écran.
"Si tu le dis."
Juan lève les yeux vers moi et fronce un peu les sourcils. "Tu l'es, Em. T'es vraiment jolie."
"Envoie celle-là, alors."
Il prend le téléphone de mes mains et je lui souris.
"T'es contente, maintenant ?" demande-t-il.
"Très."
Il sourit et glisse ses bras autour de ma taille, se rapprochant si près de moi que je peux sentir la douce brise de ses souffles caresser la peau de mon cou. Ses lèvres déposent un baiser juste en dessous de mon oreille, avant de ramper plus près pour y murmurer :
"Maintenant, c'est à ton tour de me faire une faveur."
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