83. DÉGRISÉE
Mes doigts agrippent les pierres usées de la maison au coin de la rue, si fort qu'ils laissent trois fines lignes dans la vieille peinture écaillée. Je sais qu'à n'importe quel moment, quelqu'un peut m'attraper par les épaules et me ramener de force dans cet Enfer.
Je jette un coup d'œil par-dessus mon épaule. La rue est déserte, à l'exception d'un des videurs du club, qui me regarde en coin. Il n'essaie pas de m'arrêter, ni de courir vers moi. Il détourne les yeux quand il remarque que je le fixe en retour.
L'enseigne lumineuse clignotante au-dessus de la porte du club s'estompe dans la nuit brumeuse. Bientôt, c'est toute la rue qui se dissout dans l'obscurité, disparaissant comme un cauchemar dont je me réveille lentement.
Des éclairs silencieux éclatent dans le ciel au-dessus de moi, et quelques gouttes de pluie commencent à tomber. Les flaques d'eau éparpillées dans les rues désertes se remplissent lentement, frissonnant chaque fois que j'en enjambe une.
Je suis prête à me battre s'il le faut. Cette fois, si quelqu'un vient me chercher, je n'abandonnerai pas si facilement. Je planifie ma défense et répète les mouvements une douzaine de fois dans ma tête, longeant le pâté de maisons.
Je peux glisser mon pied hors de mes escarpins et poignarder mon agresseur avec un talon pointu. Je peux viser les orbites, leur foutre un coup de pied en plein dans la virilité. Je pourrais le plaquer au sol, décoller un pavé chancelant du trottoir et les frapper sur la tempe. Puis, pendant qu'il se vide de son sang, j'ai plus qu'à courir, aussi loin et aussi vite que possible.
Des gouttes de sueur brûlante coulent sur mon front, et je serre la mâchoire si fort que je pourrais me casser une dent, et pourtant, je ne me sens pas nerveuse.
Je suis sûre que ça va marcher, certaine que ça ne sera pas un autre échec. Quelque part au-delà de ces nuages striés d'éclairs, mes étoiles se sont alignées, et c'est enfin la nuit où je m'en vais.
Je me pavane dans la rue, le menton levé, le pas pressé mais régulier. Je me dis que si je cours ou que je hurle, je vais attirer l'attention et redevenir une proie facile. Mieux vaut me fondre dans les ombres et entre les petites poignées de personnes qui traînent encore dans cette ville endormie.
Aussitôt qu'ils remarquent mon absence, Pablo ou Oscar–ça dépend si le premier est conscient ou non–vont envoyer un garde du corps à ma recherche. Probablement plusieurs gardes du corps, en fait.
D'abord, je marche en ligne droite, en me disant que je sortirai plus vite du quartier comme ça, mais très vite, je commence à prendre quelques virages, pour rendre la tâche plus difficile à quiconque veut suivre mes traces.
Je me sens intelligente. Je suis intelligente. Pablo me l'a toujours dit, et je viens de le prouver. Je m'en sors toute seule. C'est pas juste un coup de chance, et j'ai jamais eu besoin de l'aide d'un gamin débile obsédé par le cul pour m'aider.
Je suis audacieuse, vive d'esprit, courageuse et proactive. Peut-être que je devrais mettre ça, avec "s'est échappée d'un dangereux cartel toute seule" sur mon CV. Cet exploit à lui seul impressionnerait n'importe qui, même le directeur des ressources humaines le plus blasé du monde, et dans quelques jours, quand je serai de retour à Goose Creek, je trouverai peut-être enfin un vrai travail, pas un petit boulot sans avenir.
Je suis la meilleure. Je suis incroyable. Je ressasse chaque instant de mon évasion, de ma dernière dispute avec Juan, jusqu'à chaque pas que je fais maintenant. Tout se met en place si parfaitement.
Comment j'ai enfin laissé tomber Juan, la seule chose qui me retenait encore dans cet endroit maudit. Comment cette boisson droguée m'est tombée dans les mains comme un cadeau du ciel. Comment même l'adrénaline dans mes veines m'a transformée d'ivrogne sans cervelle en un génie lucide.
Mon regard se fige sur une vieille camionnette rouge, garée sous un fragile enchevêtrement d'échafaudages et de tôle tordue, soutenant un mur en ruine, et une porte vermoulue peinte en vert mousse. Ça me semble familier, mais je sais pas pourquoi.
Je suis déjà passée par là, je me dis. Mais je me souviens pas quand, ni pourquoi, ni quel sens tout cela peut avoir.
Alors, je continue à marcher, choisissant soigneusement les rues dans lesquelles je tourne. Toujours les plus sombres, là où il y a moins de lampadaires, et où mes chances d'être repérée sont plus faibles. Je passe devant de vieilles maisons, la plupart semblent vides. Pas une seule lumière à travers les fenêtres, pas un bruit dans tout le quartier, et pourtant, j'ai cette étrange sensation qu'on me suit.
Je jette un coup d'œil par-dessus mon épaule toutes les deux secondes. Tout ce que j'entends, c'est l'écho de mes pas et le murmure croissant de mon propre souffle. Je crois voir des ombres passer d'avant en arrière, mais ce ne sont que des branches qui bougent. Je crois sentir quelqu'un courir vers moi, mais ce n'est qu'une rafale de vent.
Je vois un pick-up rouge, abandonné sous un tas de métal rouillé, à côté d'une porte verte. Je m'arrête une seconde. Encore ? Comme c'est bizarre, je pense.
Je commence à avoir froid, et je me dis que j'aurais dû voler la veste de quelqu'un avant de partir. Il y a à peine une minute, je transpirais comme si j'étais sous le soleil de midi, et maintenant mes bras nus sont frigorifiés.
Je me promène pendant ce qui me semble être une minute ou deux, et le voilà encore. Le même camion, à côté de la même porte, sous le même échafaudage. Merde.
Je tourne en rond, et maintenant ma tête tourne aussi, et mon estomac se noue comme si quelqu'un y avait planté les lames d'un mixeur. J'étais complètement sobre la dernière fois que j'ai descendu cette rue. Pourquoi est-ce que je me sens bourrée, tout à coup ?
C'est juste les nerfs, je me dis. Il faut que je me concentre. J'inspire profondément, je compte jusqu'à quatre, puis je relâche. Je le fais encore et encore, encore et encore. Tout ira bien, si j'arrive à garder mon calme pendant un moment. Je peux pas être mon pire ennemi ce soir. Pas maintenant.
Au détour d'un autre coin, je remarque un néon qui clignote au milieu de la rue, le murmure lointain de musique électro, et un videur en costume impeccable qui me fixe.
Jésus, Marie, et le petit ami compréhensif... Je suis de retour au club.
J'aurais dû piquer le téléphone de quelqu'un avant de sortir, aussi. Ou au moins une carte de la ville. Est-ce que les gens se servent encore de cartes de nos jours ? Et une. Définitivement une veste. Mon Dieu, qu'est-ce que j'ai froid. Des rafales glaciales rampent le long de la rue et s'engouffrent sous ma robe, menaçant de me refiler un rhume, des hémorroïdes, ou une pneumonie, ou pire.
Tout à coup, courir, ça me semble une bonne idée. Ça me réchaufferait un peu, et ça m'aiderait à m'éloigner plus vite.
Je suis pas assez loin, et je suis toujours trop lente. Mon talon se coince dans une fissure sur le trottoir, cachée sous une flaque d'eau sale, et je trébuche, m'étalant au sol avec un splash bruyant.
Mon reflet dans l'eau trouble me fait frémir. Mon maquillage est étalé sur mes joues, en traînées brillantes sculptées par la sueur et les larmes. Mon chignon soigné est maintenant un désordre chaotique, comme un nid d'oiseau attaqué par un raton laveur affamé, et une mèche sauvage colle à mes lèvres gercées.
Quelqu'un pose une main sur mon épaule. Je me retourne subitement, et l'homme retire sa main, comme si mon cri de stupeur lui avait brûlé les doigts.
"¿Estas bien?" demande-t-il.
Tu vas bien ?
Je secoue la tête. L'homme me fixe, les yeux et la bouche grands ouverts, les sourcils tordus d'inquiétude.
J'ai jamais vu cet homme auparavant, du moins pas tant que j'étais assez consciente pour m'en souvenir. Il a à peu près cinquantaine d'années, plus proche en âge d'Hernan que de Pablo. Ses yeux sont aussi sombres que ceux de Juan, sa calvitie aussi avancée que celle de Gustavo.
"Vous parlez anglais ?" dit-il, et son accent me rappelle celui de Beto.
Ma réponse est sèche. "Ouais."
"Vous habitez loin ?" me demande l'homme, alors qu'il m'aide à me relever. "Je peux vous raccompagner, si vous voulez."
J'ai pas besoin que cet homme me raccompagne nulle part. J'ai pas besoin d'un homme du tout. Les hommes, c'est rien que des ennuis, et je ferais jamais confiance à un autre. S'il veut m'aider, il peut me filer son joli manteau et me laisser partir. Rien de moins, rien de plus.
"J'habite pas ici," je lui dis.
"Oh, euh, vous voulez que j'appelle quelqu'un ?"
"Appelle pas les flics," je crache en époussetant le gravier collé à mes genoux.
L'homme recule d'un pas prudent et hoche la tête.
"Dégage," je siffle, et il fait exactement ce que je lui dis.
Je pars en boitillant, dans la même direction que celle dans laquelle je courais avant de me ramasser. J'ai mal à la cheville et la douleur palpite tout le long de ma jambe. J'ai dû me la tordre ou quelque chose comme ça, et je prie que rien ne soit cassé.
Je fais le tour du pâté de maisons, pour les revoir. Le même pick-up, la même porte verte délabrée, la même putain de tour de métal rouillé.
Vaincue, je me laisse glisser contre un mur, et la pierre froide râpe ma joue. Une femme de l'autre côté de la rue me jette un coup d'œil furtif, et accélère le pas.
"Madame ?" Je tends la main dans sa direction, la voix tremblante. "J'ai besoin d'aide, s'il vous plaît."
Elle ne répond pas. Tout ce qu'elle fait c'est se presser un peu plus, la tête baissée.
Un taxi passe à deux pâtés de maisons. Mon esprit s'emballe, jusqu'à ce que je me souvienne que je n'ai pas un seul centime sur moi. Toute ma petite monnaie a fini dans la poche de ce crétin au bar, et le reste des billets est resté sur la table.
Mais qu'est-ce que je fous ? J'ai quitté le club sans plan, dans un pays dont je baragouine à peine la langue, avec seulement une mini-robe sur le dos et mes talons à la main.
Je peux faire confiance à personne : ni aux étrangers, ni aux flics, encore moins à Juan. Me voilà, seule, sans argent, sans passeport, sans échappatoire, et sans cerveau, apparemment. Et bientôt, une horde de sbires d'un cartel va se lancer à mes trousses, remuant terre et ciel pour me retrouver.
Je suis foutue. Tellement foutue.
Du coup, j'aimerais bien que le mec qui m'a ramassée revienne. Tous les autres qui passent devant moi s'efforcent pour m'éviter, comme s'ils choperaient la peste, la rage ou la lèpre juste en marchant de mon côté de la rue.
Mes paupières se ferment et je m'affaisse sur le trottoir, la tête nichée entre mes genoux. Je sais qu'il faut que je me relève, que je continue, mais j'ai même pas la moindre idée de quelle direction prendre. Mon crâne résonne comme un tambour, et la douleur y est si intense que mes pensées disparaissent dans le vacarme de mon cœur battant.
Quand je rouvre les yeux, les lampadaires m'aveuglent, et ma migraine s'empire. À ce stade, me tirer un coup de feu dans le crâne, ce serait me faire une faveur.
Devant moi se tiennent trois silhouettes, trois gars d'à peu près de mon âge, peut-être un peu plus jeunes, qui me regardent en riant. L'un d'eux met un coup de pied dans une pierre, qui roule jusqu'à moi, et frappe mon tibia avant de s'arrêter sur mon pied. Un autre marmonne quelque chose d'incompréhensible dans ce qui semble être une langue étrangère, ou peut-être que c'est juste mon état de confusion qui embrouille tout.
"J'ai rien compris, frère," je grogne.
Il répond sèchement, mais soit il parle trop vite, soit je suis encore trop embrumée pour saisir le moindre mot de ce qu'il me dit.
"Sérieux," je marmonne, désabusée. "Aucune idée de ce que tu racontes."
Le troisième type me désigne du doigt, un sourire narquois aux lèvres. "Tu viens."
"Je viens où ?"
Le gars répond dans un charabia qui ressemble très vaguement à de l'anglais, avec un espèce d'accent Texan un peu trop stéréotypé. Ses deux amis hurlent de rire.
"Vous savez quoi ?" je souffle en me levant. "On y va. Sortez-moi de là."
Je mesure presque deux têtes de plus que le plus petit du groupe, mais celui qui me parlait fait à peu près ma taille. La façon dont il se lèche les lèvres en me fixant me donne la nausée, ou peut-être que c'est tout l'alcool que j'ai bu plus tôt ce soir.
On descend deux rues avant que le bras du plus grand ne se glisse autour de mes hanches et que je change d'avis.
"En fait, non," je dis, mes mots lents et confus. "Maintenant que j'y pense, je vais juste rentrer chez moi, merci."
"Non." Ses ongles s'enfonçent au creux de mon poignet. "Tu viens."
J'essaie d'arracher mon bras à son emprise, mais il veut pas me lâcher.
Il tend sa main ouverte. "Téléphone."
"J'ai pas de téléphone," je grommelle. "À cause des ondes 5G et tout ça."
"Donne-moi ton téléphone," il insiste.
"Tu peux demander autant que tu veux, on m'a volé mon téléphone, il y a genre, des mois," je gémis. "Qu'est-ce que tu vas faire ensuite, me kidnapper ? Bravo, comme c'est original."
Leurs ricanements enfantins cessent soudainement, et leurs regards s'assombrissent. Son ami me plaque contre le mur, poussant le côté de son bras sur ma gorge.
Le grand gars me fait une fouille au corps, attrapant chaque courbe encore cachée par ma robe– ma taille, mon ventre, mes seins.
"Tu vas rien trouver, pauvre con," je siffle entre mes dents.
Il met sa main entre mes jambes, et je tressaille assez fort pour repousser son ami, seulement pour tomber sur le troisième gars, qui me retient par une poignée de cheveux. Il lève la main et je ferme les yeux, attendant que le coup me frappe au visage.
Un flingue derrière ma tête.
"Suéltala."
Lâche-la.
Les garçons se barrent plus vite que l'expression sur leurs visages ne puisse changer.
Tout mon corps se met à trembler, et maintenant c'est plus parce que j'ai froid. Une fièvre infernale s'empare de tout mon corps, mes dents claquent de manière incontrôlable, un sifflement aigu remplit mes oreilles. Mes jambes chancellent et frissonnent alors que je me relève lentement et me tourne vers la source de la voix grave derrière moi.
Derrière le canon de son arme, ses yeux noirs sont posés droit sur moi.
"Qu'est-ce que tu fous, Em ?"
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top