82. INDÉPENDANTE
Un vieux ventilateur ronronne dans un coin. Des bestioles gazouillent au loin dans la forêt, et le clair de lune roule sur le toit humide de la maison comme ce qui reste de gouttes de pluie. Pablo ronfle derrière moi, et je peux à peine l'entendre par-dessus le son de mes propres souffles réguliers.
Je fais tournoyer ma cigarette entre mes doigts et la tapote sur le rebord de la fenêtre. Une goutte de cendre tombe dans le gouffre de la nuit, et en retour, elle me rend une douce bouffée de brise fraîche, qui vient caresser mon visage. Je sens des milliers de petites bosses se dresser sur ma peau nue et quelque chose de collant qui sèche en croûte sur l'intérieur de ma jambe.
Les lumières du patio se sont éteintes il y a quatre cigarettes, mais mes yeux grands ouverts picotent toujours. C'est pas à cause de la fumée qui me revient à la gueule, ni la faute au sommeil qui s'y installe.
Je pense qu'il y a une chance que Juan m'espère encore, devant de la porte de ma chambre, loin de l'autre côté de la finca. Je me dis que je pourrais me faufiler et le rejoindre, et faire en sorte que sa nuit vaille l'attente.
Mais ces deux idées sont futiles, et je ne suis rien qu'un putain d'idiote.
J'aurais pu dire non à Pablo, que j'aurais préféré dormir toute seule. J'aurais mes raisons, après tout. Pour commencer, et sans besoin de finir, il a failli me tuer l'avant-dernière fois qu'on s'est retrouvé seuls dans cette même pièce.
Frustrée, c'est un grossier euphémisme pour décrire ce que je ressens, mais ma tête est trop faible pour trouver des mots plus puissants. Je peux pas en garder un heureux sans immédiatement contrarier l'autre. Et je peux pas les contrarier, que ce soit un ou les deux, sans ruiner mes chances de survie. Je suis déchirée, déchiquetée, écartelée et coupée en quartiers.
J'entends le bruit de quelque chose qui traîne, les draps qui bruissent derrière moi, et les ronflements de Pablo s'arrêtent d'un coup sec quand il s'étouffe avec sa salive. L'espace d'un instant, la chambre tombe sous le silence.
"Gordita, pourquoi t'es pas au lit ?" il marmonne.
"Je suis pas fatiguée."
Il rit et lève la tête de son oreiller. "T'as besoin qu'on reparte pour un troisième tour ?"
"Rendors-toi, Pablo," je soupire.
Je tiens encore un moment, huit cigarettes d'affilée, avant que mes paupières. Je me réveille quand les braises de ma dernière cigarette me brûlent le bout des doigts. Je jette le mégot par la fenêtre, espérant à moitié qu'il va foutre le feu au bâtiment et nous cramera tous dedans, et je me glisse sous les draps.
Je sais que Juan sera pas de bonne humeur demain.
Je devine déjà qu'il va m'ignorer du mieux qu'il peut, qu'il ne me jettera que quelques regards de travers du coin de ses yeux noirs. Il gardera une expression raide sur son visage toute la matinée, et cachera sa colère sous ses lèvres serrées.
Peut-être qu'il va rire aux blagues qu'on fait à mes dépens, peut-être qu'il en rajoutera une couche en passant. Il va jouer avec les cheveux de Manée juste pour me rendre jalouse. J'imagine qu'il pourrait l'embrasser une ou deux fois, puis me jeter un coup d'œil pour voir si je regarde bien.
Peu importe c'est j'ai pas envie d'avoir raison, c'est exactement ce que Juan fait.
Enfin, presque exactement. Il ne l'embrasse pas seulement deux fois, non, il l'embrasse trois fois, et on n'a même pas encore terminé le petit-déjeuner. Maintenant il se penche pour un quatrième bisou, mais Manée en a déjà assez. Elle feule comme un chat sauvage et lui claque la joue.
"Quoi ?" proteste-t-il. "C'est notre lune de miel."
"Rase-toi," marmonne-t-elle en frottant sa joue de ses doigts maigres. "Ta barbe m'irrite le visage."
Juan lève les yeux au ciel. "Oh non," réplique-t-il. "Mais tes cuisses vont bien, au moins ?"
Elle est à deux doigts de lui planter son couteau dans la main, et je me retiens de l'aider.
J'ai déjà vécu ça quelques fois auparavant, et maintenant je connais bien la chanson. J'ai le scénario en tête et je m'en souviens par cœur. Chaque réplique, chaque geste, et cette fois il n'y a pas de rebondissements.
Je regarde Juan quand il ne me regarde pas. Qu'est-ce qu'il veut, ce con ? Que je mette ma vie en jeu juste pour qu'on puisse coucher ensemble ? On aura tout le temps pour ça une fois qu'il m'emmène loin d'ici.
J'avale une tranche de fruit, et elle reste coincée au-dessus de la boule dans ma gorge. Peut-être que ça fait plus partie de ses plans. Peut-être même que c'était jamais le cas.
Et si toute cette histoire de Budapest, c'était rien qu'une excuse pour m'appâter dans son lit ? C'est pas une idée folle. Il a brisé des centaines de cœurs avant le mien.
Des fois, je me demande si son seul but dans la vie c'est de se glisser entre chaque belle paire de jambes qu'il aperçoit. Et maintenant que j'y pense, il arrête pas de me faire des avances chaque fois qu'on parle d'évasion.
J'essaie de me raisonner. Juan m'aime plus qu'il aime le sexe. Corrélation ne veut pas dire causalité, et s'il a tenté sa chance les rares fois où on s'est retrouvé seuls, c'est parce qu'il voulait toujours commencer à agir, quand moi je voulais toujours parler de fuir.
Peu importe la direction dans laquelle partent mes pensées, je reviens toujours au même point. Juan ne hoche la tête que pour m'apaiser, il fait de grandes promesses juste pour gagner ma confiance, puis enchaîne avec des mots d'amour pour que je m'ouvre à lui.
Encore une fois, des idées sombres envahissent mon esprit. J'entends des murmures, des sifflements, des hurlements dans ma tête, teintés du parfum écœurant de cupcakes à la vanille. Tu es une proie facile.
Et me revoila qui repart en spirale, voltigeant comme une grosse vache dans une tornade, tourbillonnant comme une merde dans une bouche d'égout.
Je m'assois sur un transat et j'essaie de fixer quelque chose qui ne me fait pas penser à Juan. Mais même les vagues de la piscine me rappellent toutes les fois où il a essayé de me noyer, et les femmes de chambre qui nettoient la table du petit-déjeuner me font me demander combien d'entre elles il a baisé.
Tout ce qui est autour de moi me donne la même sensation d'amertume, y compris le regard de Pablo qui traîne sur mes courbes. Je plie mon genou contre ma poitrine, et il le repousse doucement.
"T'es très jolie avec ce bikini," dit-il.
Ses doigts passent dans mes cheveux, pour les écarter de mon visage jusqu'à ce qu'ils se coincent dans un tas de nœuds.
"Merci," je marmonne, me baissant un peu pour échapper à son emprise.
"Qu'est-ce qui ne va pas maintenant ?" gémit-il.
"Rien," je murmure, en vissant mon cou entre mes épaules. "Rien, juste... je réfléchis à des trucs."
"Des trucs comme quoi ?"
"Mafer," je réponds avec un sourire amer.
Je sais pas pourquoi je souris, comme si ça rendrait mon mensonge plus crédible. Pablo arque un sourcil.
"Ce qui est fait est fait, Gordita, je peux pas la réanimer," dit-il en haussant les épaules. "Je suis narco, pas nécromancien."
"Je sais."
"Je vais te trouver une autre femme de chambre si c'est ce que tu veux, mais allez, Gordita," soupire-t-il en caressant doucement ma jambe. "Je croyais que tu allais mieux."
"Pendant un moment, oui. Ça monte et ça descend, tu sais," je murmure, traçant un zigzag dans l'air du bout de mon doigt.
"Comme toi, hier soir," ricane-t-il, avant de se tourner vers Juan et de siffler. "Sur ma bite."
Vas-y, creuse ma tombe, pourquoi pas, je pense en silence. Je peux te refiler une pelle, qu'on tarde pas, et Juan peut ramener une excavatrice.
Je vois l'air amer sur le visage de Juan. Malgré son sourire, il a l'air de s'être pris une bouffée de quelque chose de rance. Je remarque l'éclat d'une larme au coin de son œil.
J'imagine que c'est exactement à quoi il ressemblait hier soir, sans le sourire et avec des poches plus sombres sous ses yeux, quand il attendait dehors, en pensant que je serais dans cette chambre, allongée nue sur le lit.
Peut-être qu'il a souri d'abord, quand il a frappé à la porte et que j'ai pas répondu. Il a dû entendre un rat trotter de l'autre côté et pensé que c'était moi. Peut-être qu'il m'a imaginée en train de me mettre un peu de parfum et de recoiffer mes cheveux devant le miroir de la salle de bain, en train de me demander si j'avais l'air assez bien pour lui.
Je me dis qu'il doit avoir laissé échapper un rire, en pensant que c'était stupide d'en douter. Puis il s'est appuyé contre le mur, a allumé une cigarette et a attendu patiemment que je mette ma plus belle lingerie.
Je le vois, frapper à la porte une deuxième fois, puis une troisième, en se disant que j'avais peut-être pas entendu. Il jette un coup d'œil par la fenêtre, à travers l'obscurité et les rideaux à moitié fermés, et n'aurait vu qu'une pièce vide.
Il a dû frapper quelques fois de plus, un peu plus en colère à chaque fois, et aurait compris au bout d'un moment–sûrement plus longtemps qu'il n'en aurait fallu à n'importe qui d'autre que Juan–que j'étais dans un autre lit, avec un autre homme.
J'arrive pas à comprendre comment une image mentale peut susciter autant d'espoir et tant de douleur en même temps.
Je suis tirée de ma rêverie par des bruits de verre brisé et des cris de gens dans la cuisine qui se battent pour quelque chose d'aussi insignifiant que ce qu'on mangera au déjeuner.
Pablo gueule qu'on a pas eu de fruits de mer depuis des lustres, tandis que Manée se plaint qu'elle aime pas le poisson. Andrea essaye de lui dire qu'il y a des tonnes de vitamines dans les fruits de mer, et très peu de gras, tandis qu'Hernan hurle à tout le monde mais putain, fermez-la.
Les seuls qui restent sur la terrasse, c'est moi et Juan. Je me tourne vers lui et ouvre la bouche.
"J'ai pas envie de parler, Emilia."
Je déteste quand il m'appelle Emilia. Je préfère quand il dit Em. J'aurais pu me contenter d'un Émilie, Émilie Dupont, même Sarah si c'est ce qu'il veut. Mais quand il m'a m'appelle Emilia, j'ai les mêmes frissons dans le dos que quand ma mère m'appelle par mon nom complet.
"Alors qu'est-ce que tu fous ici ?" je rétorque.
"Je préfère rester ici seul que d'être dans la cuisine, en train de me prendre des coups de poing pour une histoire de ceviche," il marmonne.
Je hausse les sourcils. "Seul ?"
"Oui," il répète. "Seul."
"Qu'est-ce que je t'ai fait ?"
"Tu te fous de ma gueule ?" il crache, et se redresse si vite qu'il renverse un peu de son verre. "Tu m'as posé un lapin."
"Je voulais pas. Pablo m'a demandé de passer la nuit avec lui."
"Oui, je me doutais bien que t'étais avec lui. Il m'a fallu que quoi, une heure," renifle-t-il, la tête tremblante de rage. "De toute façon, ça améliore pas vraiment la situation, hein."
"Il m'a demandé," je murmure, gardant un œil sur les autres. "Je pouvais pas dire non."
"Ouais, enfin, j'ai demandé en premier, mais bon, faut croire que je suis que ton petit bouffon platonique," marmonne Juan.
Je roule des yeux. "Mon Dieu, mais de quoi tu parles ?"
"C'est évident, Emilia, t'es encore accrochée à lui," dit-il. "Je veux pas de ton 'amour' si tu vas donner ton corps à un autre gars."
"Tu peux parler, tu viens de te marier avec quelqu'un d'autre."
"Oui, parce que j'avais pas le choix," il proteste.
J'ai envie de hurler, mais je fais de mon mieux pour garder ma voix aussi basse que possible. "Et tu crois que moi j'ai le choix ? T'es con ou quoi ?"
"Traite-moi de con encore une fois et on est finis," il crache.
"Comment ça, on est finis ?" je gémis. "On est rien du tout. T'as jamais rien fait pour moi. Tout ce que tu fais, c'est me dire que tu vas m'aider, juste pour que je couche avec toi, mais qu'on baise ou non, tu feras que dalle. Tu te fous de moi, Juan."
"C'est ça ce que tu crois ? C'est ça, ce que tu penses de moi ? Que je te dis tout ça juste pour tirer un coup ?" il bouillonne, les mots chuintant entre ses dents serrées. "Tu sais ce qui m'arriverait si quelqu'un nous entend ? Tu crois vraiment que je risque ma putain de vie pour coucher avec toi ? Si tout ce que je voulais, c'était baiser, je baiserais n'importe qui. Littéralement, n'importe qui d'autre qui rend pas ma putain de vie aussi insupportable ? Je serais pas assis ici à faire des putain de plans pour m'échapper d'un putain de cartel. Putain, Em, sérieusement. Va te faire foutre."
Il se lève et s'en va, lâchant dans son sillage des putain comme des bombes, assez pour aplatir un petit pays.
J'enfouis mon visage dans mes mains, et laisse échapper le plus silencieux des cris de rage entre mes paumes. J'aspire un grand souffle et le recrache au ciel avec une série d'insultes.
Peut-être que Juan a raison. Peut-être que je suis faite pour être avec Pablo. Au moins, lui, aussi terrible qu'il est, il me rend pas aussi malade que l'autre. Tant que je fais tout ce qu'il demande, ou que je trouve une bonne excuse pour ne pas le faire, il se fâche pas avec moi. Et puis, même quand c'est le cas, il essaye juste de me buter, je survis et on s'en remet.
Merde, mais qu'est-ce que je raconte ?
Pourquoi je m'attache, que ce soit à l'un ou l'autre ? Juan et Pablo sont tous les deux des mecs affreux, et je suis pas à ma place avec eux.
Je perds la tête, je perds le cap sur ce que je fais. Je suis censée préparer mon évasion, pas rester assise ici à me morfondre, et à me demander avec quel imbécile je vais coucher ce soir.
Je veux pas être comme l'autre imbécile de Katniss Everdeen de la saga Hunger Games, qui court partout en essayant de choisir un partenaire alors qu'elle est censée mener une putain de guerre civile. J'ai des affaires plus urgentes que les hommes.
Je suis une grande fille, une femme, intelligente et indépendante. Et si Pablo va pas me laisser partir, et que Juan va pas m'aider, alors j'ai plus qu'à le faire toute seule.
~
Je suis convaincue. Je vais le faire. Je vais le faire toute seule. Mais je vais pas le faire ce soir.
Je vais attendre quelques jours, faire semblant que tout va bien et que je profite de ma vie de merde. Histoire de convaincre Pablo que je suis heureuse avec lui et de prouver à Juan, au passage, que j'ai pas besoin de lui. Et puis, quand ils s'y attendront le moins, une fois qu'ils baisseront tous leur garde, c'est à ce moment-là que je partirai.
J'observe tous les autres et j'imite leur comportement. Profiter de la vie, dans le monde tordu des narcos, ça veut dire se poser sur un canapé en cuir crasseux dans un club miteux, sous un néon rose aveuglant, à quelques centimètres des fesses nues et frétillantes d'une strip-teaseuse en transe.
Ça veut dire rire aux éclats aux blagues ni drôles ni correctes des supérieurs, se foutre ouvertement de la personne assise en face de toi, la chahuter en lui jetant un vieux mégot de cigarette ou un glaçon à moitié fondu si sa réplique est un peu nulle.
Ça veut dire boire jusqu'à ce que tu ne tiennes plus debout, dépenser des liasses de billets aussi épaisses que ta jambe pour une bouteille de champagne avec une bougie magique scotchée au bouchon. Ça veut dire claquer d'autres fortunes sur des bouteilles d'alcool pour chronométrer la vitesse à laquelle tu la termines à coups de shots purs.
C'est aussi horrible que cathartique. Plus j'agis comme la petite amie d'un narco, plus je me conforte que c'est pas la vie que je veux vivre. Fuck les manoirs, fuck les soirées, fuck les portefeuilles remplis à craquer.
Je serais plus heureuse couchée au fond de mon lit, à aspirer des nouilles bouillies au micro-ondes, à regarder une émission de télé-réalité débile sur le petit écran de mon vieil ordinateur portable.
"Tu veux un autre shot ?" demande Pablo.
Il me tend un verre de tequila, et l'odeur à elle seule suffit à me donner un haut-le-cœur.
"Donne-moi une minute," je marmonne.
Je serre mes doigts autour de mes genoux, tentant en vain de reprendre mon souffle entre deux soulèvements vertigineux de mon estomac. Pablo me passe un seau à glace, avec une bouteille à moitié pleine encore dedans.
"Tu vas vomir ?"
"Non," je réponds. "Ça va, t'inquiètes."
"Dépêche-toi, on t'attend," gémit-il.
Je me sens dégoûtante, collante de sueur, comme si l'alcool suintait par mes pores maintenant qu'il sature mes veines. Des éclairs de rose vif tourbillonnent autour de ma tête, et je saurais pas dire si ce sont des lumières disco ou le string de la fille à côté de moi.
"T'en veux ?"
J'entends les mots, mais pas la voix qui les prononce. Entre mes doigts, il y a un billet de banque roulé comme un cylindre, et sur la table devant moi, quatre lignes de poudre blanche.
La musique est si forte, je m'entends même pas répondre. Soit ma tête tourne, soit c'est tout mon corps qui se balance d'un côté à l'autre.
"Gordita, mets pas ça dans ta bouche," s'écrie Pablo. "Hernan vient de le sortir de son nez."
"Désolée," je bafouille
Je repose mon verre mais reste accrochée à la paille.
"Prends-e," me dit une voix grave, tandis qu'une main lourde pèse sur mon épaule. "Ça te fera du bien."
Les lignes blanches dansent devant mes yeux, à quelques centimètres à peine. Je porte une main tremblante à mon visage, tandis que l'autre s'agrippe au bord de la table. Je veux juste que ça s'arrête.
Tout est de la faute de Juan. S'il avait pas commencé à me harceler à propos de la Hongrie dès la première fois qu'on s'est rencontrés, je serais pas aussi épuisée mentalement. Si je l'avais jamais connu, les choses iraient tellement mieux entre moi et Pablo. Et si j'étais jamais tombée amoureuse de Juan, je l'aurais pas attendu. Je me serais enfuie il y a longtemps.
Je fixe les quatre lignes et inspire profondément. Maintenant il n'y en a plus que trois.
Mon visage entier semble avoir pris feu, et pourtant le reste de mon corps se tend comme si on venait de verser un seau d'eau glacée sur ma tête. Les tourbillons dans mon crâne s'arrêtent net, de même que les remous de mon estomac.
Le brouillard de l'ivresse se dissipe lentement. Les taches floues de couleurs se transforment en lignes nettes et en lumières crues. Je vois clairement chaque visage autour de moi, chaque verre vide abandonné sur la table, chaque petite ampoule des panneaux lumineux qui clignotent.
"Ça va ?" me demande Pablo.
"Je me sens sobre," je lui réponds.
"Attention, ma colombe," ronronne Hernan. "C'est qu'une illusion."
Je hausse les épaules. Cette soi-disant illusion, elle me semble étrangement normale. Je suis assez lucide pour me souvenir qu'Hernan reste un type louche, et pour remarque que le ton de sa voix et la façon dont il se penche vers moi sont très malaisants.
Alors, quand Pablo se lève et s'éloigne de la table, je suis ses pas. Je marche en ligne droite, la tête haute, sans jamais trébucher sur mes talons aiguilles. Ça, c'est pour tous ceux qui me croyaient pas. J'ai l'esprit clair comme de l'eau de vie.
L'homme qu'ils appellent Lazaro attrape Pablo par le bras et lui murmure quelque chose à l'oreille, mais très vite, il se retourne.
"Qu'est-ce que tu fais ici, Gordita ?" demande Pablo, en enroulant son bras autour de la taille.
"J'ai pas envie rester seule avec Hernan," je réponds. "Il me fout les jetons."
Pablo sourit. "Tant mieux. Hé, Gordita, tu pourrais aller me chercher un verre ?"
"Ouais, qu'est-ce que tu veux ?"
"N'importe quoi," marmonne-t-il. "Va juste chercher quelque chose."
Je hoche la tête et m'éloigne vers le bar. Il est pas loin, juste un étage en dessous du grand balcon où se trouve notre table. Je demande au barman, mot pour mot, de me servir n'importe quoi.
Il me tend un joli verre rose, et je lui passe quelques billets, espérant que ce soit suffisant pour payer. Il hausse les sourcils, n'en prend qu'un seul et part chercher la monnaie.
En l'attendant, je prends une gorgée de mon cocktail. Ça a le goût de fruits rouges, quelque chose de trop sucré, presque un peu cucul. J'espère que Pablo m'en voudra pas. Après tout, c'est de sa faute, il avait qu'à être plus précis.
Je me retourne vite fait pour jeter un coup d'œil par-dessus mon épaule, et du coin de l'œil, je remarque une main baladeuse qui plane au-dessus de mon verre. Le type juste à côté de moi, accoudé au bar, laisse tomber quelque chose dans ma boisson.
Encore un autre connard qui croit que je suis une proie facile.
J'ouvre la bouche pour protester, mais je me retiens aussitôt. C'est fou tout ce que tu peux faire juste en tournant une mauvaise situation à ton avantage.
Je souris au gars. "Coucou toi," je lui susurre à l'oreille. "Tu viens de tomber du ciel ?"
"Pourquoi, j'ai l'air d'un ange ?" il rit.
"Vu ta gueule, t'as raté l'atterrissage," je réplique, tout en lui glissant ma monnaie. "Tiens, trinque à ma santé, fils de pute."
Je laisse l'homme derrière moi, visiblement perplexe et légèrement vexé, et j'apporte la boisson à Pablo. Il s'est réinstallé à la table, maintenant que Lazaro est parti.
"C'est pour quoi, ça ?" demanda-t-il en attrapant le verre.
"Je sais pas, c'est toi qui m'as demandé de te ramener à boire," je marmonne.
Pablo éclate de rire et dépose un baiser sur ma tempe. "Merde, j'avais oublié, ça. Merci, Gordita."
Je réponds par un doux sourire et le regarde prendre une gorgée. Une petite fierté s'éveille en moi. Qui a besoin d'un homme quand on a un cerveau et un peu de poudre dans un cocktail ?
Les minutes suivantes s'écoulent lentement. Pablo semble encore parfaitement normal, et j'en suis un peu déçue. De toute évidence, cet homme a dû consommer tellement de drogues dans sa vie qu'il ne sent plus leurs effets.
Mais bientôt, il commence à s'affaisser dans son siège, battant des cils pendant que ses yeux roulent à l'arrière de sa tête. Sa bouche s'entrouvre, et il halète doucement. Il tente de lire l'étiquette de la petite fiole de poudre qu'il a dans sa poche, et la tient sous une lumière pour vérifier combien il en a pris.
J'espère qu'il en a pris assez. J'espère qu'il en a trop pris. Pour autant que ça m'importe, Pablo peut crever. Ça voudra dire moins de problèmes pour moi une fois que je serais sortie d'ici.
Mon cœur bat à tout rompre, et mes doigts tambourinent frénétiquement sur ma jambe. Ma mâchoire se crispe un peu plus chaque fois que j'essaie d'avaler cette boule dans ma gorge.
"Il va bien ?" demande Oscar en montrant son frère.
"Je sais pas," je dis, feignant l'inquiétude. "Pablo ?"
Aucune réponse de Pablo. Ses yeux s'écarquillent, et un filet de bave coule de sa bouche. Il tente de se lever, luttant contre le canapé comme si des tonnes l'y retenaient, et d'épaisses gouttes de sueur dégoulinent de son front. Une fois debout, il chancelle, et Oscar s'élance pour l'empêcher de tomber.
Les autres restent figés, bouche bée, observant Pablo et Oscar dévaler l'escalier. Tous, sauf Juan, qui fixe intensément mes moindres expressions. J'efface un sourire narquois de mes lèvres et me lève.
"Je vais aller voir ce qui lui arrive," j'annonce, évitant le regard de Juan qui me dévisage toujours.
J'essuie mes mains moites contre les côtés de ma robe courte et part dans le sens où Pablo et Oscar ont disparu. J'arrive à temps pour les voir entrer précipitamment dans la salle de bain, où Pablo s'écroule juste avant qu'Oscar ne referme la porte.
Je les observe une brève seconde, puis je jette un coup d'œil à la foule au centre du club. Je suis enfin seule, et personne ne peut m'arrêter.
Pablo, plié en deux, vomit dans une salle de bain crasseuse ; Oscar s'efforce de l'empêcher de s'étouffer ; les autres restent sous le choc ; et cette fois, Juan n'est pas là pour tout gâcher.
Pablo vomit ses tripes dans une salle de bain crasseuse, Oscar fait de son mieux pour l'empêcher de s'étouffer, les autres restent assis à la table en haut, désemparés, et cette fois, Juan n'est pas là pour tout gâcher.
Je me faufile à travers la foule dansante, guidée par la lueur lointaine d'une enseigne rouge vif, dont les lettres éclatantes épellent le mot "Sortie".
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