76. LES LIENS PROFANES
Je viens à peine de recoller les morceaux de mon cœur brisé que Juan et Manée débarquent au vin d'honneur. Il lui serre la main fort et la tient bien haut, comme un champion qui brandit son trophée.
Je parie que leur cœur bat au rythme des applaudissements de la foule qui les entoure. Leurs sourires sont grands, éclatants, leurs rires tonitruants quand il la fait tourner en l'air comme si elle était aussi légère que les grandes plumes de sa traîne.
Même moi, après de tout ce que j'ai vu et entendu de Juan lui-même et des autres, je saurais pas dire si c'est un véritable amour ou si tout est un mensonge.
Le mascara de Manée a coulé sous ses cils et son fond de teint s'est effacé là où elle s'est essuyé le nez. Je me demande si c'est à cause de la pluie, ou si elle à encore pleuré. Juan, lui, a une marque rouge sur sa joue bien rasée. Est-ce que sa femme l'a giflé lors d'une violente dispute, ou est-ce que c'est juste un suçon ?
Je finis mon premier verre avant même que les toasts ne commencent, et je sais pas si le champagne est trop sec ou si c'est de les voir ensemble qui laisse dans ma bouche un goût si amer.
Hernan accueille le couple avec les bras grands ouverts et pour une fois, un sourire radieux. Tous le monde autour de moi semble heureux, mais je suis pas sûre si c'est pour les jeunes mariés ou juste parce qu'ils sont soulagés que cette cérémonie de merde soit enfin terminée.
Ils s'assoient à la table à côté de nous, mais Manée échange vite de place avec son mari, je crois pour faire en sorte qu'il me tourne le dos. Hernan fait doucement tinter son verre de cristal avec un couteau en argent. Un par un, les invités l'imitent, des bruits cristallins remplissent l'air, et les acclamations hypocrites se taisent enfin.
Hernan prend une profonde inspiration. "Juan, mon cher fils. Tu ne t'imagines pas la joie que je ressens aujourd'hui. Je sais que tu as eu du mal à tracer ton chemin dans la vie, mais avec un peu d'amour vache et de bonnes leçons, on dirait que tu as trouvé ta voie. J'aurais aimé que le reste de notre famille soit encore là pour célébrer avec nous ce nouveau chapitre de ta vie, mais je suis convaincu qu'à partir de maintenant, les choses ne peuvent que s'améliorer."
Le silence autour de nous se fige, et l'atmosphère se suspend dans un équilibre à mi-chemin entre l'espoir et la nostalgie. J'appuie une main sur mon ventre pour faire taire mon estomac grouillant. Les yeux des invités brillent, leur gorges grippées de sentiments, et des larmes solitaires coulent sur quelques joues, lentes comme la pluie qui fuit des gouttières.
Même Pablo semble ému, perdu dans un lointain souvenir. Il garde les lèvres serrées et fixe le fond de son verre, en hochant lentement la tête.
"Je pourrais pas imaginer une meilleure épouse pour toi que Manée," poursuit Hernan. "Manée, tu es une femme magnifique, intelligente et douce, et je sais que tes futurs enfants redoreront le blason des Sandoval. Et mon fils, je veux que tu saches que je suis fier de toi, des sacrifices que tu as faits et de l'homme que tu es devenu. Alors, santé, au nouveau couple. Pour une vie longue et heureuse."
Avec des félicitations timides et quelques applaudissements, on boit tous une gorgée de nos boissons. Pablo tapote doucement l'épaule de son filleul, d'un geste aussi lourd que son profond soupir. Quand Juan se retourne pour le remercier, ses yeux sont striés de veines rouges. Il s'éclaircit la gorge et se lève.
"Merci, papa," dit Juan avec un sourire tremblant avant de se tourner vers sa fiancée. "Manée, merci de m'avoir supporté pendant toute cette année, j'espère que tu continueras à le faire pour beaucoup d'autres années. Je t'aime, Manée, et je continuerais à t'aimer, jusqu'à ce que la Mort nous sépare ou jusqu'à ce que t'en aies marre de moi. À nous."
Les gens lèvent de nouveau leurs verres, et quelques vœux discrets de "Salud" se prononcent à mi-mot.
"Et celle-ci, c'est pour mon frère, pour sa femme et pour monm neveu que j'ai jamais rencontré." La voix de Juan s'étrangle alors qu'il penche son verre et verse quelques gouttes à ses pieds. "J'espère que je les rends fiers aussi."
Certains des invités versent le fond de leurs coupes au sol, et je fais pareil. Le chagrin et la jalousie tirent encore mes traits et rougissent toujours mes joues, mais maintenant, ils se fondent bien dans la peine sur les visages des autres.
Hernan passe une main autour de l'épaule de son fils, et Juan sourit. C'est tout ce qu'il voulait, après tout. Que son père soit fier de lui, qu'il le félicite pour une fois, plutôt que de l'insulter ou de tenter de le noyer dans un bol de céréales.
Et c'est exactement ça que je craignais, que ce mariage apporte à Juan quelque chose de plus que de l'amour. Qu'il lui apporte la paix, lui ferait gagner une place dans sa propre maison, et lui donnerait le sentiment qu'il appartient enfin à l'endroit où il est.
De l'autre côté, l'amour est tout ce que j'ai à lui offrir, et peut-être que ça ne suffira pas.
Un groupe de mariachis entame leurs chansons dans un coin de la colonnade, et les accents entraînants d'une douce chanson d'amour se faufilent entre les tables, réchauffant un peu l'air. Quelques invités chantent en chœur, tandis que les autres restent assis, souriant poliment tandis que Juan accompagne Manée au centre de la cour et sur la piste.
Ils partagent leur première danse en tant que mari et femme sous une toile scintillante de guirlandes lumineuses et un mince voile de pluie. Ils se balancent doucement au rythme d'une sérénade, leurs corps entrelacés et leurs regards complices.
C'est un peu comme regarder un train qui déraille. Un spectacle affreux dont tu peux pas détacher les yeux, que tu observes bouche bée avec une douleur au ventre et un mauvais goût dans la gorge. Même un verre entier de vin, avalé cul-sec et sans honte, ne chasse pas le sentiment.
Tout ce que je peux faire, c'est les fixer en silence alors qu'ils vivent ensemble l'amour que j'aurais aimé qu'on partage.
"Tu te souviens de la première fois qu'on s'est embrassés ?" me demande Pablo.
Je détourne mon regard des jeunes mariés et affiche un faux sourire en me tournant vers lui. "Oui, je m'en rappelle."
"On dansait sous la pluie, nous aussi," il se remémore, la voix basse comme un bourdonnement mélancolique.
"On a même eu le droit aux mêmes lumières disco," je glousse, en pointant du doigt un petit nuage de lasers rouges qui balaye la piste de danse.
Pablo s'esclaffe et jette vite un regard autour de la table, et je pourrais jurer avoir vu une rougeur se glisser sur ses joues. Ses doigts s'emmêlent avec les miens, et son pouce caresse doucement le dos de ma main.
"Vous vous êtes rencontrés en boîte ?" demande Andrea.
"En quelque sorte," je marmonne. "En soirée."
Elle sourit et laisse échapper un doux rire. "Et vous vous êtes embrassés le premier soir ?"
"J'avais un peu trop bu," je grimace.
"Un peu beaucoup," renchérit Pablo, et il me regarde droit dans les yeux pendant qu'il parle. "On a fait un concours de shots ensemble, de la pure tequila. J'ai essayé de lui apprendre à faire le truc de pa'rriba, pa'bajo, et elle ne savait pas comment ça marchait, alors quand j'ai dit pa'dentro, elle a bu mon verre à la place. C'était très mignon."
"C'est trop romantique," murmure Andrea, les yeux rêveurs et le menton niché dans la paume de sa main.
"Je sais pas, tu me faisais un peu peur au début," je ricane. "Il m'a ramené du poulet frit et m'a regardé manger. Il en a pas voulu, il m'a juste regardé manger. Je me suis demandé si t'étais un psychopathe."
Il hausse les épaules, un sourire au coin des lèvres. "Tu m'as pas proposé de partage. T'arrêtais pas de dire à quel point t'avais faim, alors je me suis dit que c'était mieux de te laisser manger."
"T'as raison, je crevais la dalle."
Je me rappelle encore de ces premiers jours dans ma petite chambre aux murs lavande. Comme j'étais perdue et effrayée au début, et comme les choses ont si vite changé.
Comment en moins d'une semaine, je suis passé de craindre l'arrivée de Pablo à passer des journées entières à l'attendre. À l'époque, je croyais que je pouvais faire confiance à Mafer, que Pablo n'était peut-être pas aussi terrible qu'il en avait l'air, et je me demandais encore si perdre mon ancienne vie pouvait être la meilleure chose qui me soit jamais arrivée.
Soit c'est la solitude, soit c'est le vin, mais quelque chose teint ces souvenirs de rose, parce qu'aussi imparfaits soient-íls, ces moments me semblent maintenant avoir été des jours meilleurs.
Il y a des jours où je regrette qu'il m'ait laissé quitter cette pièce, et beaucoup d'autres où je souhaiterais n'avoir jamais rencontré Juan.
Pablo passe ses doigts dans mes cheveux. "On a fini par trouver un petit coin tranquille, loin de tout le monde, et on a passé des heures à parler de tout et de rien. Pendant tout ce temps, je pouvais pas m'empêcher de penser que c'était la femme la plus drôle, la plus intéressante et la plus authentique que j'aie jamais rencontrée. Alors, quand elle m'a enfin embrassée, je l'ai ramenée dans ma chambre et..."
"Il s'est rien passé," je l'interromps.
"Peu importe combien elle a insisté," acquiesce Pablo, un sourire en coin. "Elle s'est endormie dans mes bras, et le lendemain matin, je lui ai fait un CrunchyWrap pour le petit-déjeuner, et un mimosa pour la gueule de bois."
J'éclate de rire et pose une main sur ma poitrine, l'air faussement éperdue. "Et c'est à ce moment là que je suis enfin tombée amoureuse."
"Moi j'ai pas su attendre. Je l'ai fait dès que je l'ai rencontrée," murmure Pablo.
Andrea se retourne pour foutre un coup de coude dans l'épaule de son petit ami.
"J'espère que tu parles de moi comme ça quand les gens te demandent comment on s'est connus," elle siffle.
Oscar grimace en prenant une longue gorgée de whisky. "Tu sortais avec mon frère quand je t'ai rencontrée."
Un air déçu pince ses lèvres charnues, et ses jolis yeux en amande s'attristent.
"Euh, mais ça m'a pas empêché de penser que t'étais la plus belle femme que j'ai jamais vue," il ajoute à la hâte.
Le visage d'Andrea s'éclaircit et elle l'embrasse. Ils sont mignons, au début, mais les galochages alcoolisés ça part vite en couilles, et les deux tourtereaux finissent par s'attirer quelques regards inquiets de la part des invités à la table à côté de nous.
"C'est moi ou c'est un peu gênant ?" Pablo me chuchote à l'oreille.
Je grince des gens. "C'est hyper gênant."
"Tu veux qu'on aille danser avant qu'il la prenne en levrette sur ton assiette à salade ?" il me demande, sans attendre pour attraper ma main et se lever de sa chaise.
"Oui, s'il te plaît."
Il y a déjà quelques invités sur la piste de danse, enlacés pour une salsa. Ils s'écartent pour faire de la place à Pablo et moi, sûrement pour éviter de se faire fouetter les chevilles par la longue traîne de ma robe, à chaque fois que Pablo me fait virevolter.
Avec mon corps pressé contre le sien, je sens son cœur battre plus fort que les tambours du groupe. Ses doigts s'entremêlent aux miens, et ses bras se serrent contre mes courbes.
Il s'assure que je suis ses pas du mieux que je peux, et que personne ne remarque les quelques fois où je trébuche ou glisse sur un pavé trempé par la pluie.
Les yeux de Pablo rencontrent les miens, et ses lèvres se retroussent en un sourire espiègle. Son rire chaleureux se mêle à la musique et aux lumières scintillantes, tandis qu'on tourbillonne, qu'on tournoie et qu'on danse avec la même passion que notre première fois.
Du coin de l'œil, j'aperçois Juan. Dans ses bras, la silhouette élancée de sa fiancée ressemble à celle d'un cygne, qui claque du bec chaque fois qu'il marche sur ses plumes et les tâche de boue.
Elle pose sa tête sur son épaule et, à chaque volte qu'ils font, les deux se relayent pour me jeter un regard noir. Et plus ça va, plus Manée serre son bras autour du cou de son mari, et plus le sourire de Juan s'efface.
Peut-être que c'est l'heure d'une petite revanche, d'un acte de vengeance, pour ce que Juan m'a fait ressentir quand il l'a embrassée sur l'autel. Pour m'avoir mis au défi de parler ou de me taire à jamais, alors qu'il savait très bien que je ne pouvais faire ni l'un ni l'autre. Pour avoir souri en public alors qu'il lui glissait la bague au doigt, après tout ce qu'il a dit et fait derrière son dos.
Je presse mes lèvres au creux du cou de Pablo, mais mes yeux ne quittent pas ceux de Juan. Une grimace étrange déforme son visage, et le sourire figé de Manée se crispe encore plus quand elle suit son regard. Je détourne la tête pour me plonger dans les prunelles ardentes de Pablo, et laisser mon sourire se fondre dans le sien.
Que Juan s'enflamme de jalousie, que son cœur brûle comme il a fait brûler le mien. Qu'il réalise ce qu'il a perdu, en me voyant offrir mon amour à quelqu'un d'autre. Qu'il ressente enfin la douleur, si tant est qu'il puisse encore la ressentir, et que le feu qui le consume me réchauffe toute la nuit.
Quand Pablo relâche son étreinte, je repose ma tête sur sa poitrine, un éclat malicieux dans le regard. Je sais que Juan me fixe toujours.
Loin d'être du genre à reculer devant un tel défi, Juan rapproche un peu plus sa fiancée et lui serre la taille pour lui redresser le dos. Il lui murmure quelque chose à l'oreille qui la fait rire, jusqu'à ce qu'elle remarque que son attention est portée sur une autre. Elle resserre ses bras autour de lui, tandis qu'il pousse distraitement une mèche de cheveux derrière son oreille.
Je laisse la main de Pablo descendre jusqu'au bas de mon dos, et ses doigts caresser la peau nue sous ma robe. Lentement, Juan perd le fil de sa conversation avec Manée, à tel point qu'il ne réagit même pas quand elle le repousse et s'éloigne, et le laisse seul sur la piste de danse.
Il reste là, immobile, les bras ballants, le regard perdu quelque part au loin, tandis que mes yeux s'accrochent aux siens, sombres et tourmentés.
Soudain, un cri aigu perce la musique, et une silhouette étincelante fend la foule pour m'attraper par le bras et m'éloigner de mon cavalier.
"Emilia, Manée va lancer le bouquet !" hurle Andrea. "Faut que tu viennes, tout de suite !"
"Oh, j'ai pas..."
Avant que je puisse réagir ou comprendre ce qui m'arrive, Andrea me pousse au centre d'une rangée de femmes exaltées, leurs robes à froufrous aveuglantes sous le feu des projecteurs. Elles jubilent toutes, elles sautent sur place, en équilibre instable sur leurs talons vertigineux.
"Vous êtes prêtes ?" s'écrie Manée, jetant à peine un coup d'œil par-dessus son épaule, comme si elle n'attend que de se débarrasser de ce bouquet. "Un... deux..."
Les fleurs s'envolent, prêtes à atterrir entre les mains d'une chanceuse, pour la bénir de cette promesse superstitieuse qu'elle sera la prochaine à se marier.
Et, oh, merde. Le putain de bouquet fonce droit sur moi.
Voilà ce qui arrive quand on mesure quinze centimètres de plus que toutes les autres. Je reste figée un instant, les yeux rivés sur les roses qui arrivent en tourbillonnant. À la toute dernière seconde, je baisse la tête.
Leurs épines m'effleurent le front, le bouquet rebondit sur mon crâne, et je reste là, recroquevillée, étourdie, tandis que deux filles derrière moi commencent à se disputer le même sort auquel j'essaie désespérément d'échapper.
"Je l'ai attrapé !" hurle Andrea, alors que son adversaire vaincue recoiffe amèrement son brushing ruiné. "J'ai le bouquet !"
Je la serre dans mes bras et pousse un soupir de soulagement, heureuse que ses rêves se réalisent et que mon cauchemar soit évité. "Tu devrais aller le dire à Oscar !"
Elle brandit les roses d'un poing et ma main de l'autre, et m'entraîne vers notre table.
"Vous avez vu ça ?" demande-t-elle aux gars.
"Comment t'as failli assassiner l'autre pauvre meuf pour un bouquet de fleurs ?" se moque Pablo. "Ou comment Gordita s'est esquivée pour les éviter ?"
"J'ai rien esquivé du tout," je marmonne.
"Bien sûr que si," s'esclaffe Oscar. "Tout le monde a vu."
"Si je l'avais esquivé, il m'aurait pas frappée en pleine gueule," je rétorque.
Andrea s'assoit sur les genoux de son petit ami, et agite le bouquet juste sous son nez pour être sûre qu'il le voit bien. Pablo essuie une petite goutte de sang sur ma tempe et dépose un doux baiser sur mon front, là où les épines des roses l'ont éraflé.
"Ça va mieux ?" demande-t-il.
Je réponds avec un doux sourire. "Merci. Je te jure que j'ai pas essayé de l'esquiver."
"Gordita," il ricane. "J'ai des yeux, tu sais."
"J'allais me les prendre en pleine tronche !" je proteste.
Il rit encore, puis hausse encore les épaules, mais son sourire ne perd pas de son éclat. Au lieu de ça, il enroule un bras autour de mes épaules et joue avec une de mes boucles décoiffées.
"Disculpe, ¿van a terminar esta botella? ¿No? Gracias," demande Andrea à la table derrière nous, attrapant leur alcool et remplissant nos verres avant même qu'ils ne puissent répondre.
Excusez-moi, vous allez finir cette bouteille ? Non ? Merci.
"Demande-leur s'ils vont manger le tartare de thon," j'ajoute en tendant le cou pour zyeuter les restes de nos voisins. "Il est super bon."
"T'aimes bien ?" demande Pablo. "Je peux demander au chef de me passer la recette."
Andrea me passe l'assiette, et je m'y plonge sans hésiter.
"Et si c'est un secret de famille ?" je réponds entre deux bouchées.
Pablo hausse les épaules. "J'ai mon flingue sur moi."
"Espèce de psychopathe."
"Je plaisante," il sourit. "Mais je comptais lui parler de toute façon, peut-être qu'on pourrait le faire revenir pour notre mariage."
Je lève les yeux au ciel et je fais de mon mieux pour ne pas planter ma petite fourchette dans le dos de sa main.
"On devrait commencer par le mariage d'Oscar et d'Andrea, avant de penser au notre," je marmonne.
"Quoi, quel mariage ?" rétorque Oscar. "On n'a pas..."
Le visage d'Andrea vire au blanc pâle. Elle attrape une serviette, se tamponne le coin de la bouche et celui de son œil larmoyant, et s'excuse avant de partir précipitamment.
"Mais t'es con ou quoi ?" je siffle.
"Vraiment con," crache Pablo. "Même moi, j'ai beau pas être un grand romantique, je le vois."
Oscar écarquille les yeux. "Qu'est-ce que j'ai fait ?"
"Elle veut que tu la demandes en mariage, mais elle pense que tu veux pas," je lui dis. "Ça aide vraiment pas quand tu dis des conneries du genre 'quoi, quel mariage ?' devant elle."
"C'est pas que je veux pas, c'est que je sais pas si elle va dire oui," il gémit. "Vous avez vous ma gueule ? C'est une déesse à côté de moi."
"T'es pas sérieux j'espère ?" je m'écrie. "Elle est folle amoureuse de toi !"
"T'as pas remarqué comme elle s'est battue pour ce bouquet ?" se moque Pablo.
"Vous pensez que je devrais la demander en mariage ?" bégaye Oscar.
"Oui !" on répond à l'unisson.
"Maintenant ?"
"Je crois que ça se fait pas trop quand t'es au mariage de quelqu'un d'autre," marmonne Pablo.
"Si, justement, c'est la tradition," je mens, en faisant tourner nerveusement le pied de mon verre entre mes doigts. "Si tu attrapes le bouquet, ton petit ami doit proposer avant minuit, sinon vous vous marierez jamais. Enfin, c'est ce qu'on dit là d'où je viens."
La bouche d'Oscar reste grande ouverte, et à chaque seconde qui passe, à chaque gorgée nerveuse de sa boisson, il semble de plus en plus perdu. "Vraiment ?"
"Qu'est-ce que vous pouvez être bizarres, vous les gringos," grommelle Pablo.
"J'ai même pas apporté sa bague," soupire Oscar.
Il boit le reste de son verre et s'en sert immédiatement un autre. Ses joues rougissent, brillant d'un carmin vif, et son front luit de sueur sous les mille lumières dorées. Il déroule une serviette de table pour essuyer quelques gouttes de son front. L'anneau qui la retenait roule sur la nappe.
"C'est pas grave," je dis. "T'as qu'à emprunter une des bagues d'Hernan."
Oscar semble confus l'espace d'un instant, et l'air presque absent, il ramasse la bague et trébuche hors de sa chaise. La réception bat son plein, la plupart des invités sont assis à leur table, et les quelques-uns qui ont déjà terminé leurs assiettes égayent la piste de danse.
La musique est forte, tout comme les conversations, sauf à la table des Sandoval où règne le silence, les lèvres pincées, les sourcils froncés et les expressions dépitées.
Oscar, ivre, titube vers le micro et le tapote trois fois pour vérifier s'il est allumé. Un bruit strident crisse dans les haut-parleurs, et attire l'attention de tout le monde.
"Oh merde," chuchote Pablo.
Je place doucement ma main sur son bras avant qu'il ne se lève et gâche ce moment. Manée recommence à bouillir, et je m'amuse déjà beaucoup trop.
"Euh... elle est où Andrea ?" demande Oscar, sa voix résonnant dans la cour de marbre. "Je veux... Je dois faire une déclama-ration."
Tous les yeux se tournent vers la jolie femme tout d'or vêtue qui se dresse timidement au milieu de la foule. Elle reste immobile, les yeux grands ouverts, les lèvres tremblantes sous le choc.
"Je t'aime beaucoup, Andrea, même si je te le dis peut-être pas assez souvent," dit-il, tandis que des murmures inquiets courent autour de nous. "Et je dois le faire maintenant, parce que je ne pense pas que j'aurai le courage de le faire à nouveau, et, euh, vu que je suis déjà ici, il y a pas de retour en arrière."
La silhouette scintillante fait un pas en avant, brillant encore plus dans la lueur dorée d'une infinité de bougies. Elle serre son bouquet contre sa poitrine, et les jolis pétales frissonnent entre ses mains tremblantes.
"C'est pas la bague que j'ai choisie pour toi, donc t'auras la vraie plus tard, mais je... je me disais," bégaye-t-il, fixant le joyau dans la paume de sa main. "Faut que je le fasse. Je vais le faire. S'il te plaît, me brise pas le cœur."
Il lutte quelques secondes pour libérer le micro de son pied, tandis qu'Andrea reste figée de l'autre côté de la cour. Puis, une stupeur aiguë s'élève de la foule lorsqu'il pose un genou à terre.
"Andrea, veux-tu m'épouser ?"
Andrea laisse échapper un grand cri en courant vers Oscar, laissant tomber son bouquet dans sa hâte. Elle se jette si violemment dans ses bras qu'ils tombent tous les deux au sol, et les applaudissements timides de la foule se transforment vite en rires incontrôlables.
On dirait qu'Andrea a plus d'amis à ce mariage que Manée, car plusieurs filles se lèvent et se précipitent sur scène pour féliciter les nouveaux fiancés et les prendre dans leurs bras. En moins d'une minute, ils sont entourés de monde et tous semblent avoir oublié les jeunes mariés. Je peux pas m'empêcher de penser que tout ça ne serait jamais arrivé si Manée n'était pas une aussi grosse connasse.
En parlant de Manée, elle est toujours à côté de moi, le visage défiguré par des larmes de rage et des traînées de mascara. Son homme et son beau-père essaient tant bien que mal de la calmer, mais elle se lève brusquement, pousse un hurlement aigu, et s'en va en trombe. Sa traîne de plumes tourbillonne derrière elle comme un furieux troupeau de poules.
Quelques invités la suivent du regard, perplexes, tandis qu'elle quitte la cour, et qu'Hernan la poursuit dans son sillage tumultueux. Juan, quant à lui, reste seul à sa table vide, mordillant nerveusement sa lèvre inférieure, la gorge serrée par la culpabilité.
"C'est ta faute, ça," marmonne Pablo en tapotant mon poignet.
Je hausse les épaules. "Oups."
Pablo secoue la tête, et je sens le regard brûlant de Juan me picoter la joue.
"Tiens, regarde, ils sortent le dessert," je dis à Pablo. "Tu devrais aller parler au chef."
"Bonne idée," répond-il. "C'était quoi ton plat préféré ?"
Je lui souris et le pousse doucement du bout du pied. "Tous. Demande-lui toutes les recettes."
Avec un dernier sourire éclatant, Pablo se lève et disparaît quelque part en direction de la cuisine.
Je me tourne immédiatement vers Juan, qui me fixe d'un air impassible. Il arque un sourcil et incline légèrement la tête, son regard sombre balayant la réception pour vérifier si quelqu'un nous observe. Puis il se lève et, longeant les murs en ruine pour se fondre dans les ombres, il sort discrètement de la cour.
J'arrive à peine à attendre une minute avant de suivre ses pas.
Je le retrouve appuyé contre un banc vide dans l'église, tapotant une flaque d'eau avec le bout de sa chaussure, l'air distrait. Ça fait des heures qu'il ne pleut plus, et les nuages ont disparu, mais des traces de la tempête subsistent, ruisselant encore des hauts murs de stuc comme les restes mélancoliques d'une journée désastreuse.
"Alors, ça t'amuse de gâcher mon mariage ?" demande-t-il sans se retourner, sa voix résonnant dans la nef vide.
"M'en veux pas," je murmure. "Au début, j'ai cru que c'était ce que t'essayais de faire aussi."
Il rit doucement et, le regard vague, se remémore la cérémonie.
"Je leur ai demandé de jouer la Marche Nuptiale en accord mineur," dit-il en esquissant un sourire. "Faut avouer, c'était plutôt bien joué."
"Qu'est-ce que tu veux, Juan ?" je souffle.
"Je croyais avoir été assez clair," soupire-t-il. "Je suis un si bon acteur que ça ?"
Je pince les lèvres, croisant les bras sur ma poitrine. "Peut-être. Un peu trop bon pour moi."
"Je sais que c'est pas facile, Em," murmure-t-il, un sourire suffisant sur le visage alors qu'il me scrute de la tête aux pieds. "Je sais que c'est aussi difficile pour toi de me voir embrasser Manée que pour moi de te voir avec Pablo."
"Je voulais juste te rendre la pareille," je rétorque. "Je me suis dit que t'aurais peut-être un peu plus de compassion si tu savais comment je me sens."
Il mordille sa lèvre, son regard errant de nouveau autour de l'église, observant tout ce qu'il peut à la faible lueur des bougies mourantes, pour vérifier si on est toujours seuls.
"Em, s'il te plaît, est-ce qu'on peut faire semblant que tout va bien, juste pour cette nuit ?" murmure-t-il. "Je t'en supplie. Si il y a encore un drame, ça sera de ma faute, et je vais me faire défoncer par Manée et mon père quand on rentrera à la maison."
"Je suis désolée, mais niveau drame, je vais avoir du mal à faire mieux que la demande en mariage d'Oscar."
"C'est pas faux," il répond avec un rire amer. "Regarde bien mes jolis yeux, c'est la dernière fois que tu les verras avant qu'elle les crève avec ses talons aiguilles."
Je pouffe timidement, et la brise froide qui traverse le vaste vide de l'église hérisse les poils sur ma peau.
Juan enlève sa veste et s'approche pour me la tendre. Je l'arrête d'un geste de la main, et il s'assoit sur les marches de l'autel, juste à côté de moi, en soupirant.
"Tu l'aimes ?" je lui demande.
"Non, Em."
Les mots sont durs à sortir, ils restent en travers de ma gorge. "Alors pourquoi tu t'es marié avec ?"
"Pour plein de raisons," marmonne-t-il en fixant ses pieds. "Il y a beaucoup de choses que je t'ai pas racontées."
"Alors, dis-moi la vérité," je souffle. "Dis-moi ce que j'ai besoin de savoir."
Il prend une grande inspiration, retrousse ses manches, et lève les yeux au ciel, comme pour lui demander de l'aide. Puis, il me regarde. Juan se rapproche, et ses doigts se referment sur mes mains tremblantes. Un sourire narquois se dessine sur ses lèvres alors qu'il me fixe droit dans les yeux.
"Je vais être honnête, Emilia," murmure-t-il. "Je suis pas amoureux de toi."
Son sourire s'élargit alors que mon cœur se fend. J'inspire profondément, comme pour tenter d'en recoller les morceaux, mais une larme danse déjà au bout de mes cils. Je ferme les yeux pour l'empêcher de tomber.
J'aurais dû m'en douter. Quelle conne.
Juan recroqueville un doigt sous mon menton, pousse une mèche de cheveux derrière mon oreille pendant que je ravale un sanglot. Il me regarde, et ses levres s'étirent de plus en plus avec son putain de sourire à la con.
"La vérité," dit-il doucement, "c'est que je suis tombé fou amoureux d'une fille qui s'appelle Sarah Kennedy. Et t'as intérêt à te souvenir de son nom."
"T'es vraiment un connard," je murmure, et il sourit.
Sous la douce lumière de milliers de bougies, enveloppés du parfum d'autant de roses, et bercés par les murmures d'une chanson d'amour lointaine, je l'embrasse.
J'embrasse Juan Sandoval pour la première fois, le jour même où il épouse une autre femme.
Il m'embrasse en retour, professant son amour avec la plus douce passion, au pied de l'autel d'une église sans toit, avec la nuit étoilée comme seul témoin.
Et de toutes les mauvaises décisions que j'ai prises, c'est de loin la meilleure.
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