70. SOUS LA SURFACE
C'est un de ces matins normaux comme j'en ai pas vu depuis un moment, où je sirote un café bien chaud et mâche tranquillement une pâtisserie tout juste sortie du four, pendant que les hommes se passent un téléphone autour de la table du petit-déjeuner pour admirer les toutes dernières photos de fermiers décapités.
Andrea me tend un pot de confiture aux fraises. "T'en veux ?"
Je fixe le petit bocal pendant peut-être une seconde de trop. Un mauvais goût se répand dans ma bouche et quelque chose de pire remonte dans ma gorge.
"Non merci," je marmonne.
Les jours passent, et rien ne s'arrange. Au contraire, la situation ne fait qu'empirer.
Il suffit d'une odeur de parfum ou de cuivre qui flotte en l'air, du bruit d'une porte qui claque ou de la vue d'une fleur aux pétales écarlates. Tout me ramène toujours en-bas, au sous-sol, avec un flingue fumant entre mes doigts tremblants, à regarder des torrents de sang engloutir l'uniforme de Mafer, puis tout s'effondre dans un vide du rouge le plus sombre.
"Ça va ?" murmure Andrea. "T'es toute pâle."
Je hoche la tête, et lui adresse un sourire qui, bien que trop faible et tendu, j'espère saura apaiser ses inquiétudes et détourner son attention de moi.
"Je sais ce dont t'as besoin," elle continue en serrant ses doigts délicats autour de mon poignet.
Je fronce les sourcils. "Quoi ?"
"De l'huile d'olive," elle dit avec un sourire radieux. "Ça te fait bronzer plus vite."
Mes yeux vides s'efforcent de regarder devant moi, plutôt que droit dans ses yeux. Ma bouche s'entrouvre un peu. Il y a plein de choses que j'ai envie de dire, surtout "AAARGH" pendant que je lui arrache les yeux avant de m'enfuir dans la jungle, toujours en hurlant à tue-tête. J'aspire un soupir en fermant la bouche. Ça vaut pas la peine.
"Tu vas sentir le falafel, surtout," rétorque Juan.
Je laisse échapper un gloussement fatigué en jetant un œil vers lui, mais il évite mon regard, comme d'habitude.
Chaque jour qui passe, chaque nuance de rouge que je vois, et chaque regard de travers qu'on jette sur moi ajoute un rocher de plus à la montagne de culpabilité qui pèse déjà sur mes épaules.
Les yeux se tournent encore vers moi lorsque j'écarte ma chaise de la table, et que ses pieds raclent bruyamment contre le sol en pierre. Je baisse la tête et j'avale la boule dans ma gorge. Ces derniers temps, je donnerais tout pour être invisible, ne serait-ce que pour un moment.
"Provecho," je gromelle.
J'entends tout le temps les gens prononcer ce mot lorsqu'ils sont les premiers à quitter la table, ce que je fais tout le temps maintenant. Tous m'excusent avec un sourire froid et un hochement de tête poli, et je retourne vers la maison, la tête baissée et un cri aigu coincé dans ma gorge.
J'ai presque passé la porte quand quelqu'un m'attrape par les épaules, pour m'empêcher de me cogner la tête contre sa poitrine.
"Bébé chien !" acclame Oso.
J'ai envie de tomber dans ses bras, de fermer les yeux et de m'endormir dans son étreinte pour toute l'éternité. Mais le mieux que je puisse faire c'est d'enrouler les miens autour de ses larges épaules et de le serrer aussi fort que possible, aussi longtemps qu'il me le permet.
J'ai plus beaucoup de gens sur qui compter ici. Tout le monde m'a soit abandonnée, soit trahie. Je sais pas si je peux vraiment faire confiance à Oso, mais même si c'est pas le cas, je crois que ça ne m'importe plus.
J'ai juste besoin de quelqu'un à qui parler, avec qui papoter d'autre chose que du fait que j'ai tué quelqu'un.
Ou du fait que je devrais me recouvrir d'huile d'olive pour bronzer plus facilement. Voilà autre chose que j'ai spontanément ajoutée à la courte liste de choses dont je ne veux pas parler.
Oso essuye une de mes larmes qui s'est nichée dans le creux de son cou, et je renifle quelques gouttes de morve et de sanglots.
"Salut, Big Papi. Comment tu vas ?" je lui demande.
"Super," il répond avec un grand sourire. "Je vais très, très meilleur."
Il tapote joyeusement ses doigts sur son ventre, comme s'il venait de manger le meilleur repas de toute sa vie. Ça me fait fondre le cœur comme du beurre au soleil, et pour la première fois aujourd'hui, je souris.
"Regarde comme c'est bien maintenant," murmure-t-il en soulevant un coin de sa chemise pour révéler sa cicatrice. "Trop cool."
Il y a une petite croûte à quelques centimètres de son nombril. Elle est pas beaucoup plus grosse que la balle elle-même, c'est juste un cercle presque parfait de chair sèche. Elle est rouge vif, à l'exception de quelques traînées blanches de cicatrices, et entourée d'une ecchymose verdâtre en forme de croissant de lune.
La mâchoire serrée et la gorge ligotée, j'entends un bourdonnement dans mes oreilles et un grognement au fond de mes tripes.
J'en ai marre du sang, de la violence et du gore. Marre de la mort, et de la menace constante qu'elle forme au-dessus de la tête de tout le monde. Marre du mal que j'ai causé, soit en appuyant sur une gâchette, soit simplement par le fait d'exister.
Les blessures d'Oso ont guéri, mais celles de Mafer ne le pourront jamais. Et les miennes, enfouies au plus profond de mon âme plutôt que gravées dans ma chair, continueront à me faire mal, à saigner et à pourrir à tout jamais.
J'ai envie de me gifler pour avoir laissé mes pensées vagabonder à nouveau dans les méandres les plus sombres de mon esprit. Ça devrait me rendre heureuse de savoir qu'Oso va mieux et que l'un des moments les plus effrayants de ma vie n'est plus qu'un lointain souvenir. Au lieu de ça, tout ce que je ressens, c'est le chagrin et de l'apitoiement. Je déteste qu'on me prenne en pitié. Surtout quand cette pitié vient de moi.
"Tiens, Juan, montre-lui ta cicatrice, maintenant," s'écrie Hernan.
Je lève les yeux au ciel, sans prendre la peine de me retourner pour les regarder. Je les entends bien ricaner bruyamment autour de la table du petit-déjeuner.
"Viens, on va nous promener, Bébé Chien," dit Oso.
Il m'a attrapé la main et nous avons fait une longue promenade de l'autre côté du jardin, pour finalement nous installer quelque part où les fleurs étaient blanches et la maison cachée derrière la courbe d'une petite colline.
"Comment allez-vous ?" Oso m'a demandé.
"D'accord," ai-je menti. "Et toi ?"
"J'ai déjà dit que je suis bon," il répondu, tapotant maladroitement les cheveux de bébé sur le dessus de ma tête. "Mais tu sais, je manque un peu Mafer."
Mon cœur me saute à la gorge et j'ai du mal à sortir une réponse sans m'étouffer dessus. "Ah bon ?"
"Avant, elle visitait beaucoup ma chambre, mais maintenant elle arrête," il marmonne. "Elle a pas dit pourquoi à toi ?"
Je fixe mes pieds qui se frottent nerveusement l'un contre l'autre. Mon cou se visse entre mes épaules, mon dos se tord, la honte serpente à travers tout mon corps.
"Elle est partie, Oso."
Ses lèvres murmurent un "non" douloureux et son front se plisse de chagrin.
"Je bien aimé Mafer," gémit-il.
"Oui. Moi aussi," je croasse, d'un ton plus sec qu'il aurait dû l'être.
"Elle dit pas où elle va ?"
Mes lèvres s'écrasent et restent scellées un instant, le temps que je prie pour que le sol se fende entre mes pieds et que l'enfer m'avale enfin tout entière.
"Elle est morte."
Sa bouche pend ouverte, le temps aussi se suspend. Ses mains tremblent, ses doigts s'enfoncent dans ses genoux. Puis, la douleur étouffe l'éternelle flamme de joie qui brûle tout le temps au fond de ses yeux bienveillants.
"Non," il lâche entre deux souffles enroués. "Non, non, non."
Mes yeux débordent de larmes, et tout mon visage semble me brûler, enflé par tant de regrets.
"Je suis vraiment désolée," je chuchote.
"Non, Bébé Chien, je suis désolé," murmure-t-il, en me serrant dans ses bras plus fort qu'il ne l'a jamais fait avant. "Je suis vraiment désolé."
Ce n'est que maintenant que je suis retenue par son étreinte que j'arrive finalement à me lâcher. Je pleure, je sanglote et je laisse couler les larmes en flots. Les laments s'échappent de ma bouche en gémissements sourds, et tout mon corps se met à frissonner.
"Que s'est passé ?" demande Oso.
L'inquiétude creuse de profondes rides sur son visage. Je serre la mâchoire si fort que mes dents auraient pu craquer. Je retiens ma respiration aussi longtemps que je peux, jusqu'à ce que mes pleurs menacent de jaillir de mon nez.
"Ils ont cru que c'était elle, la taupe," je réponds. "Alors ils l'ont tuée."
Oso enfouit sa tête entre ses mains. "Putain."
Je hoche la tête en silence. Je peux pas lui raconter le reste de l'histoire. Si je fais ça, il me pardonnera jamais.
"Le monde ici c'est dangereux, Bébé Chien," murmure-t-il, et je vois une certaine colère bouillonner sous son désespoir. "Beaucoup de mauvaises personnes. Mais je te protège, d'accord ?"
Oso est loin de se douter que les doigts qu'il serre au creux de sa main sont les mêmes qui ont appuyé sur la gâchette et assassiné Mafer.
Son regard se perd au loin. Son visage est tendu, tordu, grimaçant de douleur, et il se tient le ventre.
"Je suis vraiment désolée, Oso," je répète. "Vraiment, je te jure."
"C'est pas ta faute," il renifle.
Je sais qu'il a de bonnes intentions et qu'il ne connaît pas la vérité, mais c'est cette réponse qui finit par me briser. C'est la minuscule gouttelette qui fait éclater le vase en mille morceaux, le millilitre de culpabilité que je n'ai plus la force de contenir.
Sans un mot, je me lève et mes doigts glissent d'entre les siens. Les larmes voilent mes yeux et un épais brouillard s'installe sur le jardin, et ça doit être par miracle que je retrouve mon chemin jusque dans la maison.
Je ne croise pas une seule âme en retournant dans la chambre. Pas même une bonne, pas même un garde, encore moins quelqu'un dont je connais le nom. Le grand hall semble plus vaste que jamais, si vide et presque menaçant, comme les yeux bruns du portrait de Pablo qui me suivent avec chaque marche que je gravis.
Le marbre ne brille pas, l'or ne scintille plus, et tout semble sombre et mort, comme un désert en plein hiver.
La chambre est tout aussi stérile. L'air y est froid et humide, parce que quelqu'un a laissé la fenêtre ouverte. Je la ferme et allume la lumière, même s'il est presque midi. Et même lorsqu'une la lueur artificielle des ampoules dorées inonde la pièce, tout me semble toujours si gris.
Je m'agenouille près de la table de chevet et j'ouvre le tiroir. Je soupire. Il est vide aussi, bien sûr. Ça c'est la conséquence de mon dernier combat avec Pablo, quand je l'ai arraché et renversé tout ce qu'il contenait sur le sol.
Il n'y a pas d'armes à feu dedans, pas de pilules non plus, pas même une trace de poudre ou une paire de menottes en fourrure. Rien pour soulager ma douleur ou oublier mes erreurs. Non pas que les menottes en fourrure y auraient fait grand chose de toute façon.
Mes larmes ont séché, mais c'est maintenant de la sueur qui coule de mon front jusque sur mes joues. Je l'essuie avec le dos d'une main tandis que je garde l'autre pressée contre ma poitrine, essayant désespérément de calmer mon rythme cardiaque.
Je rampe sur le sol de la chambre, passant un doigt entre les lattes pour vérifier si une pilule isolée n'y s'est pas glissée par hasard. Toutes les deux secondes, je jette un coup d'œil par-dessus mon épaule pour vérifier si Pablo n'est pas entré.
J'y vais de toutes mes forces pour rechuter, et je ne regrette même pas. C'est la seule chose que je peux faire, au point où j'en suis. Tout mon corps est engourdi, chaque centimètre désire le répit, souffre l'envie de guérir et supplie le silence en hurlant.
Une petite bosse blanche dépasse d'une fissure dans le plancher en bois, sous le lit. Je fends mon ongle en deux en tentant de l'extirper de là.
C'est exactement ce dont j'avais besoin : une petite pastille d'une substance inconnue, ou du moins les trois quarts que j'ai réussi à sortir de la fissure. Le reste n'est que poussière. J'espère que ça fera l'affaire.
La pilule est sale et un peu collante, mais avec un grand verre d'eau j'arrive à l'avaler. Je passe quelques minutes à la maudire pour ne pas agir assez vite, mais bientôt tout mon corps commence à picoter lorsque la douce drogue s'infiltre dans mon sang.
Mon cœur et ma tête me semblent déjà plus légers, mais mes membres sont alourdis par une drôle de lenteur. J'arrive a peine à me traîner sur un divan de velours rouge avant que l'abysse ne prenne le dessus. Le plafond se met à tourner, et ses moulures dorées dansent autour de moi comme un mobile au-dessus du berceau d'un bébé.
J'essaye de lever mon bras au-dessus de ma tête, mais la gravité remporte le combat et le dos de ma main s'écrase lamentablement sur mon visage. Je prends pas la peine de la bouger. Je ne dors pas vraiment non plus. Je reste immobile, les yeux à moitié ouverts, avec la présence d'esprit d'un cadavre qui décompose depuis une semaine.
Les lumières s'éteignent, puis se rallument.
"Gordita ?"
Sa voix grave me tire de mon demi-sommeil, et son visage à l'envers se penche sur le mien.
"T'as passé toute la journée ici ?" demande Pablo.
"Ouais," je marmonne, en agrippant le velours autour de moi alors que je lutte pour me relever. "J'avais besoin d'une petite sieste."
Il arque un sourcil. "Ça fait des heures que je t'ai dit de te t'habiller."
"Ah bon ?"
Il roule des yeux et se tourne vers le miroir, réajustant le col de sa chemise Gucci, aussi laide qu'hypnotisante. "Oui, Gordita. Tu m'as même dit que t'allais prendre une douche.
Je hausse les épaules. "Je m'en rappelle pas. J'ai dû parler dans mon sommeil, je crois."
"C'est pas grave," soupire-t-il. "Enfile juste des vêtements, s'il te plaît. On est déjà en retard."
Prendre une douche défoncée, c'est encore plus difficile qu'on le pense. J'arrêtais pas de glisser, trop de fois je manque de peu de chuter, et j'arrive pas à faire en sorte que l'eau reste à la bonne température.
Se maquiller, c'est cent fois pire. Mes mouvements sont pas assez coordonnés pour appliquer mon eye-liner en ligne droite, et le simple fait de me regarder dans le miroir est une expérience plus que terrifiante.
Je me glisse dans une robe noire à paillettes que Pablo a laissée posée sur le lit, et je trébuche sur ma longue jupe en descendant chaque marche du grand escalier.
La fête est chic et extravagante, mais pour moi, c'est rien qu'un flou scintillant. J'entends de la musique, des rires et des jugements à mi-voix, mais je ne saurais pas dire si les gens qui les prononcent sont de l'autre côté de la pièce ou s'ils me parlent à moi.
Une flûte à champagne se fraye un chemin entre mes doigts, et je la renverse discrètement par terre quand je crois que personne ne me regarde. C'est pas le moment de boire.
"Gordita, c'est quoi ton problème ?"
Le visage de Pablo émerge à travers une brume scintillante. Ses sept yeux me fixent, intercalés entre ses trois nez. J'ai beau me frotter les yeux encore et encore, il a toujours l'air aussi déformé.
Des mots confus coulent de mes lèvres comme des filets de bave visqueux. "C'est quoi ton problème ? Avec ta vieille gueule d'accordéon."
Il pose sa main sur mon épaule, et la chaleur de sa paume me fait fondre la peau.
"T'as besoin d'aller prendre l'air ?" demande-t-il, d'un ton si doux que je crois que c'est la toute première fois qu'il me parle comme ça.
Je hoche la tête et, d'un geste discret, Pablo s'excuse du groupe avec qui il discutait, avant de m'emmener sur la terrasse.
La fraîcheur nocturne se déverse sur moi comme un seau d'eau glacée, mon corps entier en frissonne.
"T'as trop bu ou quoi ?" marmonne Pablo.
Je secoue la tête et il soupire, passant ses doigts dans ses cheveux pour les lisser en arrière.
"Tu tiens toujours le coup ?" il murmure.
"Ouais, tranquille," je gémis d'un air sarcastique. "Comme t'es en mesure de le constater."
Il me fait m'asseoir sur un banc et se tient debout devant moi, me dominant de sa haute silhouette tout de Gucci vêtue.
"Tu t'en remettras," il dit. "Je te le promets."
"Mhm. Bien sûr."
Un silence gêné s'installe entre nous alors qu'il essuie une tache de mascara sur ma joue, et puis d'une douce caresse sur mon bras tremblant, calme mes poils hérissés.
"Je vais aller te chercher un manteau, d'accord ?" murmure-t-il. "T'éloigne pas trop."
"Où veux-tu que j'aille," je marmonne.
Et sitôt qu'il est hors de vue, je fais exactement le contraire de ce qu'il m'a demandé. Je m'éloigne, traînant des pieds dans l'herbe trempée, et je me dirige vers la piscine.
L'eau semble presque séduisante, éclairée comme elle est, brillante et bleue comme une pierre précieuse, elle se détache de l'obscurité de la nuit. Je m'assois sur le bord, et replie mes jambes sous mon corps.
Je plonge un doigt dans l'eau, en espérant qu'elle soit assez froide pour me tirer de ma transe abrutissante, pour que je puisse agir un peu plus normalement quand Pablo reviendra. Hélas, je suis tellement défoncée que je ne sens rien du tout. Je me penche et engloutis mon bras entier dans le bassin.
"Si j'étais toi, je ferais pas ça."
On dirait que Juan a repris sa vieille manie de me suivre partout où je vais, juste pour faire de ma vie un enfer.
"Pourquoi pas ?" je marmonne en tournoyant mon bras sous l'eau.
"Parce que vu l'état dans lequel t'es, si tu tombes dedans, tu vas te noyer," il rétorque.
"T'aimerais bien ça, que je me noie," je souffle.
"Il y a quelques mois, peut-être, mais plus maintenant," dit-il en haussant les épaules. "Éloigne-toi du bord, Em."
Je le fixe d'un air provocateur digne d'un gamin de neuf ans, mais je m'éloigne quand même de la piscine. Juan grimace en me voyant ramper sur le carrelage, arrachant au passage quelques strass hors de prix brodés sur les pans de ma robe.
"Lève-toi," ordonne-t-il en tendant la main vers moi.
"Je croyais que tu me détestais," je marmonne alors qu'il m'aide à me remettre sur pied.
Sa main descend sur le côté de ma hanche, époussetant la terre et le gravier qui se sont collés au tissu.
"Tu me fous un peu la rage, des fois, mais ça veut pas dire que je veux te voir mourir."
Nos regards s'étreignent avec tension, et une quiétude inconfortable remplit l'air.
"Il est où Pablo ?" je demande.
"Il te manque déjà ?" ricane Juan.
Je lève les yeux au ciel. "Il a dit qu'il allait me chercher un manteau."
"Il a dû oublier. Je viens de le voir en train de papoter avec des gens dans le hall," soupire Juan, en fixant la chair de poule sur mes bras nus. "Tu veux ma veste ?"
J'ai pas le temps de répondre qu'il l'a déjà enlevée et drapée sur mes épaules. Encore une fois, un voile de silence de malaise nous enveloppe, et on baisse tous les deux les yeux.
"Pourquoi t'as pas tiré sur lui à la place ?" marmonne Juan.
Peu importe à quel point il s'efforce d'éviter mon regard, je peux voir les braises brûler dans ses yeux noirs.
"Juan, je plane comme un cerf-volant et même moi je sais que c'est une mauvaise idée," j'éclate de rire. "Si je l'avais tué, je me serais fait buter par Oscar ou un garde au moment où j'aurais fait un pas hors de la pièce. Et ça, ça serait bien dommage, pas vrai Jean Dujardin ?"
Ses lèvres se recourbent en un sourire amer. "J'aurais préféré que tu tues personne, alors."
"Ouais, bah, crois-moi, je serais plus heureuse en ce moment si j'étais pas une putain de meurtrière," je siffle. "Mais tu sais c'est quoi le pire ? Je suis toujours convaincue que j'ai fait ce qu'il fallait."
La brise souffle et fait trembler les arbres, puis Juan secoue la tête. Son visage se tord en une grimace, comme s'il venait de mordre un fruit et qu'il avait trouvé un bout d'asticot dedans.
"Je te reconnais plus, Em," murmure-t-il. "C'était juste... C'était pas nécessaire."
"Qu'est-ce qui peut te faire changer d'avis ?"
Juan hausse les épaules et crache un rire moqueur, on aurait dit que je venais de lui demander de m'apporter une tranche de lune sur un plateau d'argent.
"Si par miracle tu trouves la preuve que Mafer était en quelque sorte une espionne qu travaillait sous couverture comme une femme de ménage pendant des années," il grince, et ses sourcils gigotent avec ironie, "alors peut-être, juste peut-être, je pourrais te croire."
Je réponds par un hochement sec de la tête. "Ça marche."
"Em, à moins que Pablo garde un journal intime sous son oreiller où il écrit des trucs du genre 'aujourd'hui, j'ai bouffé la chatte à Mafer, et en retour, elle m'a raconté tous les secrets de ma petite Gordita', tu vas pas trouver grand chose," il soupire. "Et ça, c'est en supposant que t'as raison, et que t'as pas encore tout halluciné."
"Et si je trouve des indices ?" je chuchote. "Tu vas me croire ?"
Je serre mes doigts autour de son poignet pour le garder près de moi. Peut-être que j'ai l'air d'une pauvre tarée complètement désespérée, mais il faut être honnête. C'est ce que je suis, maintenant.
J'ai besoin de le convaincre que j'ai raison, autant que j'ai besoin de me convaincre moi même. Sinon, je vais perdre les deux choses dont j'ai le plus besoin pour sortir de cette maison : ma santé mentale et un allié.
"Comment ça, des indices, Em ?" grommelle-t-il. "Où est-ce que tu vas trouver des indices ? Tu vas repêcher un préservatif usagé dans la poubelle de Mafer et vérifier s'il y a de l'ADN de Pablo dedans ?"
"Non, ils ont sûrement déjà vidé ses poubelles," je marmonne, et Juan secoue la tête, incrédule. "Mais je sais qu'ils ont des dossiers dans le bureau de Beto, un pour chaque employé. Si elle travaillait vraiment pour Pablo, peut-être qu'il y a quelque chose d'écrit dans le sien."
"Sérieux, Em, même s'ils sont assez cons pour faire ça, il y a aucune chance que t'arrives à entrer dans le bureau sans te faire remarquer," persifle Juan.
"Beto va me laisser entrer," je réponds. "Pendant mon prochain briefing de sécurité."
Il laisse échapper un rire sec. "Et pendant qu'il lit son protocole à la con, tu vas tranquillement fouiller dans ses dossiers ?"
"Tu pourrais le distraire une fois que j'y suis," je murmure.
Juan éclate de rire, et fait un pas en arrière.
"T'es sûre que t'étais pas une espionne dans une vie antérieure ?" demande-t-il, souriant un peu pendant qu'il frotte son poignet endolori.
Je lui rends un sourire et hausse humblement les épaules. "Peut-être. Tu vas le faire ou pas ?"
"Mais oui, bien sûr," soupire-t-il en levant les yeux au ciel.
"Génial."
Juan grogne et se retourne, grattant son cou d'un air frustré. Pendant ce temps, mes yeux parcourent le jardin à la recherche d'une idée. Il y a un joli parterre de fleurs juste derrière le bar de la piscine, où les buissons s'affaissent sous le poids d'une journée de gouttes de pluie.
J'attrape un pan de ma robe au creux de mon poing, me penche et ramasse l'un des gros cailloux qui ornent le bord du parterre.
Les yeux plissés, je fixe la caméra qui surveille le bar et grimpe sur un comptoir pour l'atteindre. Je la regarde droit dans son petit œil de verre. Il me suffit d'un coup rapide avec mon caillou pour lui briser l'objectif. Une douzaine de petites vis et de morceaux de métal rebondissent sur le sol autour du bar, et avec mon plus beau sourire, je fais volte face vers Juan.
"Qu'est-ce que tu fous, Em ?" il s'écrie. "J'étais pas sérieux."
"Ah bon ?"
Il m'attrappe par les épaules, et je peux pas m'empêcher de glousser devant son air furieux.
"Je vais pas te laisser risquer ta vie juste pour que tu me prouves que t'avais raison de tuer quelqu'un," il fulmine.
Je hausse les épaules. "Trop tard. Je devrais avoir mon prochain briefing de sécurité dans quelques minutes."
Juan me fixe pendant un moment, les yeux écarquillés et le visage pâle. Il lâche mes épaules et serre son front entre les paumes de ses mains, comme si ça l'aiderait à réfléchir.
Il perd la tête, mais dans la mienne tout est clair. Je jette la pierre dans le parterre de fleurs et saute par-dessus le comptoir du bar.
"D'accord, d'accord attends," bégaye-t-il, en essayant de me retenir. "Comment est-ce que je suis censé le distraire ?"
"Je sais pas," je réponds nonchalamment. "Mais je suis sûre que tu vas trouver quelque chose. T'es pas si bête que ça, Juan."
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