65. CHASSE À L'HOMME

La pression retombe, mais pas mon rythme cardiaque.

Pablo ne m'a pas pardonné, ni oublié ce que j'ai fait. Il a juste trouvé de meilleures manières de cacher ses émotions, de faire semblant que tout va bien. Je sais pas si c'est la drogue ou la méditation, mais le fait que sa chemise ait perdu un autre bouton semble indiquer que c'est la première option.

Il passe ses doigts, crochus comme des griffes, dans mes cheveux emmêlés, pour les écarter de mon front.

"T'es toute jolie ce soir," il me dit.

Les mots coulent de ses lèvres comme un poison, chuintant et sifflant, tachant sa bouche d'un air de dégoût.

"Merci," je marmonne, tandis que mon regard se perd par-dessus son épaule.

La maison est toute prête pour la fête de ce soir, il ne manque plus que les invités. La grande table de la salle à manger a été remplacée par plusieurs petits buffets, surmontés de plateaux d'apéritifs et flûtes à champagne. Les bonnes ont sorti quelques dizaines de bouteilles d'alcool du garde-manger et les ont alignées sur le comptoir du bar, comme un arc-en-ciel de liqueur.

La musique joue déjà, attendant avec impatience l'arrivée des autres. Je m'assois sur une chaise dans un coin, fixant mes orteils vernis, anxieuse de voir un seul quelqu'un.

Juan et moi, on s'est à peine parlé ces derniers jours. Il me dit toujours bonjour, chaque fois qu'il se pointe chez Pablo, et je passe des heures à toucher ma joue là où la sienne m'a effleuré.

On discute un peu quand ses amis sont là, on se tient l'un à côté de l'autre quand on joue à des jeux d'alcool, et c'est à peu près tout ce qui se passe. Il vaut mieux qu'on garde profil bas, juste au cas où Pablo nous soupçonne déjà.

Mais chaque fois que je le vois, je crois toujours que ce soir sera le soir où il me le prouvera. Qu'il prouvera sa loyauté, prouvera son amour, prouvera qu'il est digne de confiance et qu'il ne m'a pas abandonnée.

En vain. Depuis la dernière fois qu'on s'est parlé en privé, dans le salon de la maison des Sandoval, Juan n'a prouvé rien d'autre que son talent pour me rendre malade.

Oscar entre dans la cuisine avec une cigarette entre les lèvres et un briquet mourant dans les mains, marmonnant quelques injures en essayant d'en faire sortir une flamme.

"On peut parler ?" demande-t-il à son frère.

La cigarette à sa bouche grelotte lorsqu'il lève les yeux vers Pablo, qui lui fait un rapide signe de tête et se tourne vers moi.

"Reste ici," dit-il en appuyant le bout de son doigt sur le marbre froid du comptoir.

Oscar tripote nerveusement son briquet pendant quelques secondes, avant de le fourrer dans sa poche. "Je pense qu'Emilia devrait venir avec nous."

J'attends de sentir ce regard noir que Pablo me lance toujours quand il est convaincu que j'ai foutu la merde, mais il ne jette même pas un coup d'œil vers moi. Il se lève et quitte la cuisine en coup de vent, laissant Oscar et moi suivre ses pas.

J'ai du mal à garder le rythme tant ils se précipitent dans les longs couloirs de la maison. Mes talons glissent sans cesse sur les parquets fraîchement cirés, et chaque fois que je trébuche, je manque de peu de m'écraser sur l'un des deux gardes du corps qui flanquent ce sinistre cortège.

On a à peine franchi la porte du bureau de Beto qu'Oscar reprend enfin la parole.

"Il y a des flics devant la maison."

Pablo laisse échapper un long soupir et arrache le paquet de cigarettes des mains de son frère. Il en sort une et la fait tourner entre ses doigts en s'asseyant derrière le bureau.

"Pourquoi? Miguel est pas invité ce soir," dit-il en tirant une première bouffée de tabac.

Oscar se racle la gorge. "Miguel est là, mais son patron aussi. Et quelques autres gars sont là aussi. Des gens importants."

Pablo se tait et reste immobile, le visage comme une page blanche, mais ses yeux parcourent la pièce à une vitesse alarmante.

"Qu'est-ce qu'ils nous veulent ?" il marmonne, et un nuage de fumée fuit d'entre ses lèvres. "C'est pas Halloween, pourtant, pour venir frapper aux portes comme ça."

Oscar aspire de l'air entre ses dents et me jette un regard en coin. "De base, ils ne nous ont rien dit à part qu'ils ont un mandat de perquisition, mais j'étais au téléphone avec Miguel et..."

"Crache le morceau," l'interrompt Pablo. "Qu'est-ce qu'ils foutent ici ?"

Oscar ferme les yeux et sa poitrine se soulève douloureusement.

"Ils sont venus chercher Sarah Kennedy."

Soudain mon cœur s'arrête de battre, comme si on me projetait du haut d'un gratte-ciel. La pièce autour de moi fond en une brume grise maladive, qui avale les bibliothèques encombrées, les tapis poussiéreux et le monde entier aussi.

La peur se noue au fond de mon estomac, et son étreinte glacée se resserre autour de ma gorge. Mes muscles se grippent, se crampent et se figent.

"Ils comptent pas creuser dans le jardin, quand même ?" marmonne Pablo. "Je viens tout juste de faire replanter la pelouse."

"Pablo, s'il te plaît," soupire son frère.

Pablo fixe la cendre ardente au bout de sa cigarette, qui s'éteint lentement au fur et à mesure que son visage devient de plus en plus rouge.

"Comment ils ont appris ?" demande-t-il.

Oscar essuie la sueur de son front avec le dos de sa main. "Je sais pas encore, mais..."

"C'est à elle que je demande."

Pablo lève les yeux vers moi, et ses yeux perçants tracent le contour de mon visage comme la lame d'un couteau.

Par miracle, je trouve la force de parler. Je réponds par trois mots, à peine audibles. C'est pas vraiment une réponse, juste un faible souffle, pathétique, et dépité.

"Je sais pas."

"Moi je crois que tu sais," crache Pablo.

"On verra ça plus tard," intervient Oscar. "Il y a des choses plus importantes que ça."

"Faut qu'on annule la fête ?" grommelle Pablo.

"Pour commencer, Emilia doit partir."

"D'accord." Pablo grimace, frottant ses dents contre sa lèvre inférieure. "Dis-moi dans quelle planque il faut que je l'emmène."

"Tois, tu dois rester ici. C'est trop dangereux, et les flics vont vouloir te parler." Oscar pointe les gardes derrière lui du bout de son pouce. "Ces deux-là peuvent l'escorter."

Pablo fait la moue et mordille l'intérieur de sa joue, apparemment peu convaincu par le plan de son frère. Il me scrute de la tête aux pieds, cherchant probablement à ce qu'il peut manigancer pour me faire parler.

"J'ai une meilleure idée. Va chercher son garde du corps," dit-il en se tournant vers Beto. "Oso. Le grand gars, avec le crâne chauve. Dis-lui de nous attendre près des tunnels."

Beto hoche la tête et part sans un mot, claquant la porte dans sa hâte.

Oscar toussote. "On sait pas encore si Oso est impliqué dans tout ça."

Pablo hausse les épaules. "Peut-être, mais ça la fera courir plus vite."

"Pourquoi ?"

"Elle en a rien à foutre de tes deux gardes, mais avec Oso c'est différent," dit-il alors qu'un sourire s'étend sur son visage. "Elle sait que si ils la trouvent, c'est lui qui sera dans la merde."

Il se lève de sa chaise et laisse échapper un profond soupir de satisfaction. D'une main ferme dans mon dos, il me pousse vers la porte, et toujours avec son sourire carnassier, il se penche plus près de mon oreille.

"Tu voudrais pas qu'il arrive quelque chose à ton Big Papi, pas vrai, Gordita ?"

Il caresse mon menton d'un doigt, avant de presser le pas pour rejoindre son frère. Devant nous s'étend un long couloir obscur, assez long pour donner aux hommes le temps de peaufiner les détails de leur stratégie.

"Miguel a fait son boulot," murmure Oscar. "Ils sont prêts à ignorer les autres accusations si on collabore avec eux."

"J'y crois pas une seconde, à ça," grogne Pablo.

"On pourrait leur donner une fausse piste," suggère son frère. "Tu sais, mettre la faute sur quelqu'un d'autre, inventer des trucs, quelque chose comme ça."

"Absolument pas," il répond. "Moins on en sait, mieux c'est. Fais juste en sorte que tout le monde soit prêt au cas où ça part en couille."

Plus on s'enfonce dans les entrailles de la maison, plus les couloirs se rétrécissent, se refermant sur nous comme un nœud coulant. Pablo n'arrête pas de me jeter des regards par-dessus son épaule, comme s'il me blâmait une fois de plus pour quelque chose que j'ai pas fait.

On atteint une pièce sans fenêtre, remplie jusqu'au plafond de boîtes et de vieux meubles cassés, qui ont été écartés d'un côté pour révéler une porte secrète d'une simplicité trompeuse. Ici, l'atmosphère est enveloppée d'obscurité, de silence et de secrets. Une rafale d'air froid souffle par la porte ouverte, et un vent hurlant résonne dans les profondeurs du sombre tunnel comme un monstre qui mugit.

Oso est debout dans un coin, un air ferme sur le visage, mais ses doigts tremblent un peu. Il sait mieux que moi quel genre de dangers nous attendent, et son malaise est un spectacle terrifiant. Pourtant, une lueur de soulagement scintille dans ses yeux lorsqu'ils croisent les miens.

Pablo retire sa veste de son dos et la drape sur le mien. Alors qu'il le resserre sur mes épaules, il s'approche pour déposer un baiser glacial sur mon front.

"On se voit plus tard, d'accord ?" murmure-t-il. "Ça sera pas long."

Oso s'engouffre dans le tunnel et je lui emboîte le pas. Le sourire étrange de Pablo disparaît une fraction de seconde avant qu'il ne ferme la porte derrière nous.

La lampe de poche d'Oso s'allume et on avance en ligne droite pendant ce qui me semble une éternité, entourés de rien d'autre que des ténèbres, de murs humides et des échos infinis de nos pas solitaires.

"On est à quelle distance de la planque ?" je demande.

"Deux heures de marcher, si on marcher vite," répond Oso.

"Tu crois qu'on va y arriver ?"

"Oui," répond-il, mais l'infime craquement de sa voix le trahit.

Oso a été envoyé en mission suicide, et tout est de ma faute. Je sais à peine ce qui s'est passé, comment, ni même pourquoi, même si j'ai ma petite idée de qui est l'imbécile derrière tout ça. Et je me sens quand même coupable, parce que c'est moi qui l'ai défié de me prouver qu'il pouvait le faire.

Si je cours chercher de l'aide, ils accuseront Oso de m'avoir laissé partir, et Pablo le traquera et le tuera pour l'avoir trahi. Si je traîne ou que je marche trop lentement, et qu'on finit tous les deux par se faire choper, alors Oso va se faire arrêter, interroger ou pire.

Si j'obéis bien, que je ferme ma gueule et que je trace mon chemin jusqu'à la planque, alors je serais condamnée à laisser une fois de plus passer l'opportunité potentielle, mais comparée aux autres options, c'est la moindre des tragédies.

Après avoir franchi quelques lourdes portes verrouillées, on s'échappé enfin de ce putain de tunnel claustrophobique, et on émerge au milieu de nulle part, d'une trappe enfouie au fond de la forêt.

La nuit n'est pas encore trop sombre, le soleil vient de se coucher et le ciel est bleu foncé. Juste au-dessus de nos têtes brille un épais croissant de lune, projetant des ombres difformes et une lueur verdâtre entre les arbres clairsemés.

Oso marche d'un pas régulier, les yeux rivés sur le téléphone qu'il tient à la main. Il se sert à peine de sa lampe de poche, ne l'allumant que pour vérifier nos environs chaque fois qu'il entend un autre bruit que celui des gouttes de pluie dégoulinant d'une brindille.

Normalement, Oso c'est celui qui chante des chansons ou fait des blagues débiles pour briser la tension, mais ce soir, il est muet comme une tombe. À part quelques mots d'encouragement de temps en temps, il ne dit rien et laisse les grillons dans la jungle parler à sa place.

On suit un sentier de terre pendant un moment, mais Oso se retourne tout le temps pour voir les traces fraîches que nos pas laissent dans la boue. Il me propose de couper à travers la forêt à la place, et j'accepte avec un bref hochement de tête.

Des rocs traîtres roulent sous mes pieds, puis je trébuche et insulte la Mère Nature. Je me félicite d'avoir laissé mes talons dans le tunnel, sinon je me serais déjà cassé une cheville. Les branches accrochent ma robe, tandis que des ronces acérées raclent le long de mes jambes. Sifflant de douleur, je m'arrête et je me penche pour vérifier si je saigne.

"Tu te blesser ?" demande Oso.

"C'est qu'une égratignure," je soupire.

"J'ai des trucs collantes," il dit, en sortant une boîte de pansements de sa poche.

On fait une petite pause le temps qu'Oso nettoie ma blessure. J'en profite pour me dégourdir les jambes, boire un peu d'eau et épousseter un peu de la saleté collée sur mes pieds. Il prend le temps de bien regarder la carte sur son téléphone.

"On est encore loin, tu crois ?" je marmonne.

Oso redresse soudain la tête, grimaçant comme s'il venait de remarquer une puanteur au milieu de l'odeur de la terre humide, et il pose son index sur ses lèvres.

Quelque part dans la jungle, pas trop loin de nous, une branche craque. On retient notre souffle et on écoute attentivement. On entend un autre bruit, cette fois un peu plus près.

"Il faut on partir," chuchote Oso.

L'idée d'attirer l'attention de quiconque nous suit me reste dans la tête pendant pas plus d'une fraction de seconde. Si on se fait prendre, on aura des problèmes. Enfin, surtout lui. Mais c'est pour ça que je le suis.

On baisse la tête et courbe le dos, en faisant de notre mieux pour ne pas tomber en glissant d'arbre en arbre. Maintenant qu'on est au fin fond de la forêt et que c'est trop dangereux d'utiliser la lampe de poche d'Oso, tout est plongé dans le noir complet.

Chaque fois qu'il entend un bruit, il m'entoure de son bras et me cache derrière le tronc de l'arbre le plus proche. Les cinq premières fois, c'est rien qu'une fausse alerte, et après quelques secondes, on soupire et on continue notre chemin.

La sixième fois, il va un peu plus loin et me fait m'accroupir, tapie dans l'épaisse couche de végétation. Son oreille habile l'a remarqué avant moi, mais il y a quelque chose pas loin de nous.

Un bruit sourd, lourd et régulier frappe le sol et se rapproche lentement, des feuilles mortes craquent sous les pas. Un coup de machette siffle dans l'air et fait bruisser les frondes sous une lame acérée. Et enfin, on entend des voix.

"Tout ça pour un putain de cadavre ?" dit un gars, la voix dégoulinante d'un fort accent Américain.

"C'est pas juste un cadavre," répond un autre. "Si la piste s'avère vraie, ça pourrait relier ce mec à des centaines d'affaires non résolues."

"Et si elle est fausse ?"

"Alors c'est sûrement une petite vengeance de la part d'un autre narco," marmonne-t-il. "Ça arrive tout le temps, les conneries comme ça. Je te jure, entre eux ils sont pires que des gamines."

"Je comprends pas ce qu'on fout ici," souffle le gars en mettant un coup de pied dans une branche pourrie. "C'est pas comme si on allait trouver des cadavres par magie en gambadant dans la forêt comme deux cons."

"Trois cons. T'oublies Jean-Luc," rétorque l'autre. "Si il y a quelque chose ici, Jean-Luc va le flairer."

"Jean-Luc, c'est vraiment un nom de merde pour un Malinois."

Quelque chose de métallique claque contre de la pierre, et le son d'une dispute étouffée entre les deux hommes résonne entre les arbres.

"Ils ont un chien," je chuchote à Oso.

Je vois à peine sa réaction dans le noir, mais je l'entends clairement qui s'éloigne. La terre colle à mes paumes moites pendant que je rampe derrière lui, et les voix semblent suivre nos traces.

"T'as trouvé quelque chose, Jean-Luc ?" ricane l'un des gars.

"Et s'ils ont des gars postés ici, pour garder le cadavre ?" demande l'autre, qui n'est toujours pas à court de salive.

"T'as peur ou quoi ?"

"J'ai entendu quelque chose."

"T'as les glandes, hein ?" se moque-t-il. "Tapette, va."

"Non," marmonne son collègue. "Je te jure que j'ai entendu quelque chose."

L'aboiement de leur chien fend la nuit et mon sang ne fait qu'un tour.

"Il y a quelqu'un là-bas ?" crie l'un des gars. "Identifiez-vous."

"Por favor identificar usted," ajoute l'autre dans un espagnol approximatif.

S'il vous plaît vous identifier.

"Je crois qu'ils sont derrière l'arbre," murmure-t-il.

"Quel arbre ? On est dans une forêt, connard, il y a des arbres partout."

"Salir del árbol," il s'écrie. "Ahora."

Sortir de l'arbre. Maintenant.

Oso et moi on reste aussi immobiles que possible, en attendant qu'ils perdent patience et s'en aillent. Mon cœur bat si vite que je me demande s'ils vont l'entendre de là où ils sont.

Le faisceau brillant de leurs lampes de poche balaye la forêt, de gauche à droite, de droite à gauche, perçant entre les arbres. Mes yeux croisent le regard paniqué d'Oso au moment même où les lumières se posent sur nos visages. Il n'a même pas le temps de hocher la tête ou de bouger avant que les deux hommes ne réagissent.

"Ils sont là !" hurle l'un d'eux.

"Hé !" crie l'autre.

Oso m'attrape par la main et on court. On court aussi vite qu'on peut.

C'est comme si Pablo savait que ça arriverait, béni d'un cruel coup de génie en planifiant sa petite stratégie. Si j'avais été avec n'importe qui d'autre qu'Oso, j'aurais arrêté de courir. J'aurais levé les mains en l'air et pleuré de joie, en sachant que mon voyage en enfer était enfin terminé.

Au lieu de ça, ce sont des larmes qui coulent sur mes joues. Si je tombe ou m'arrête, Oso va se faire buter, que ce soit par Pablo ou par les flics. Alors je cours, dix plus vite que je l'aurais jamais cru possible.

Des ombres dansent autour de la forêt alors que les hommes se jettent à notre poursuite. Elles déforment le sol et les arbres autour, elles camouflent les gros rochers et les chutes abruptes, projettent des illusions hypnotisantes et sèment la confusion.

Les deux hommes hurlent dans leurs radios grésillantes, aboyant plus fort encore que leur chien. Ils nous traquent sans relâche, sautant par-dessus les buissons qu'ils ne peuvent pas trancher avec leurs machettes, grognant bruyamment chaque fois qu'ils se heurtent à un arbre.

C'est une chasse à l'homme. Nous sommes la proie, et ils sont assoiffés de sang.

Soudain, le bruit assourdissant du pouls qui martèle mes tempes est couvert par le grondement d'un torrent d'eau.

Une rivière brune, de boue et de déchets, enragée par l'orage et rugissant comme le tonnerre, coupe le chemin devant nous.

"Arrêtez," halète l'un des gars. "Arrêtez vous !"

"Tire-leur dessus !" hurle son ami.

Quelque chose me frappe sur le côté de la poitrine. J'en ai le souffle coupé et mes jambes se dérobent, puis je tombe dans la rivière.

J'entends trois détonations, étouffées par l'eau au-dessus de ma tête. Elles résonnent encore dans la forêt quand je remonte à la surface.

Je tousse et je crache, je lutte pour respirer, mais chaque vague m'emporte, me chahute et me pousse vers le fond, et j'essaie désespérément de garder la tête hors de l'eau.

Mes yeux scrutent les eaux tourmentées pour y voir un signe d'Oso, mais tout ce que je trouve, c'est des branches flottantes et des débris par milliers qui ont été avalés par l'inondation.

Sa voix perce enfin le vacarme. "Emilia !"

Je nage tant bien que mal mais la rivière tente sans cesse de me tirer vers le fond, et ses eaux sales jaillissent dans ma gorge à chaque fois que j'essaie de répondre.

Un bras puissant s'étend sous la surface et, comme une bouée de sauvetage, s'enroule autour de ma taille.

"Je te tiens, Bébé Chien," souffle-t-il. "Je te tiens."

Je m'accroche à lui, blottie contre sa poitrine. On se laisse flotter avec le courant jusqu'à ce que la rivière nous recrache dans une petite crique, et je me hisse sur la rive.

Derrière nous, la rivière d'écume scintille dans le faible clair de lune qui déchire les arbres. J'ai mal partout, de mes yeux rouges à mes jambes meurtries.

"Tu vas bien, Bébé Chien ?" demande Oso.

"Est-ce que tu vas bien ?"

"Je vais bien," il soupire en s'asseyant à côté de moi.

Il grimace de douleur, serrant son ventre. Une tache rose se répand au travers de sa chemise blanche, juste sous sa main.

"Ils t'ont tiré dessus," je murmure.

Il baisse les yeux et lève la main une seconde avant de recouvrir sa blessure.

"Je vais bien," il répète.

"Oso, tu t'es pris une balle."

"Dans le estomac," marmonne-t-il. "C'est bien. Je suis gros ventre."

Malgré l'obscurité, je peux voir la tache de sang qui s'agrandit et s'assombrit, tandis qu'elle se répand sur le tissu de ses vêtements mouillés.

"On est toujours loin de la planque ?" je demande.

Il sort son téléphone de sa poche et de l'eau coule de sa main tremblante.

"Je sais pas," soupire-t-il, l'air dépité.

"On y va, vite," je dis. "Elle peut pas être si loin."

Je me sens étrangement calme, peut-être dans le déni qu'Oso est en train de se vider de son sang. On marche lentement mais sûrement, même dans les recoins les plus sombres de la forêt, et je lui apprends vite comment balayer le sol du pied chaque fois qu'il fait un pas, comme je l'ai appris moi-même lors de ma dernière promenade nocturne dans la jungle.

"Tu vois la petite lumière là-bas ?" je murmure, en tentant d'insuffler de l'espoir dans mes mots. "On y est presque, Big Papi."

J'ai l'impression de lui mentir. Il y a en effet une petite lueur blanche au loin, mais elle est encore loin. À chaque minute qui passe, ses respirations deviennent plus lourdes, ses gémissements de douleur plus forts et la boule dans ma gorge de plus en plus grosse.

"Tu saignes beaucoup," je lui dis. "Tu veux qu'on s'arrête ?"

"Non," grogne-t-il. "On continue."

Plus on avance, moins j'ai d'espoir qu'on arrivera jusqu'à la planque. Oso s'affaisse de plus en plus à chaque pas laborieux, son poids pesant sur mon épaule alors qu'il lutte pour garder l'équilibre.

Mes craintes s'avèrent péniblement vraies lorsqu'on atteint une petite clairière, dans laquelle se trouve une petite maison abandonnée. La lumière vive que j'ai cru voir de loin n'est rien de plus que le reflet d'un rayon de lune sur une vitre cassée.

Le seul spectacle plus douloureux que ce pitoyable abri c'est de voir l'homme qui m'a gardée debout pendant des mois s'effondrer peu à peu, et sachant qu'aucune aide ne vient nous chercher.

Même si chaque bout de mon corps me supplie de m'allonger à ses côtés et d'abandonner aussi, je rassemble toute la force qu'il me reste pour le traîner dans de la maison et le poser sur un vieux canapé qui pourrit à l'intérieur.

"Il faut que je..." je bégaye, en pensant à voix haute pour garder l'esprit clair, "Je vais stopper l'hémorragie, d'accord ?"

Doucement, je repousse sa main de la blessure et presse mes doigts tremblants sur sa chemise là où elle est tachée de sang. Soudain, ses faibles souffles deviennent hystériques, et il commence à gémir et se débattre.

"Pardon, Oso, pardon," je répète encore et encore, en appuyant un peu plus fort. "Je sais, ça fait mal, pardon."

Des filets de sang sombres et gluants suintent entre mes doigts à chacune de ses contractions agonisantes. Mon cœur s'accélère avec le sien, et mon aide semble lui faire plus de mal que de bien.

Ses yeux se révulsent, révélant les blancs injectés de sang. Sa bouche se tord en une grimace épouvantable, comme s'il était déjà mort. Pourtant, son corps tout entier continue à trembler, à me griffer les bras, à me mettre des coups de pied dans ses jambes, et plus il panique, plus il saigne.

"Chante-moi une chanson," je demande doucement, en espérant que ça l'aidera à se calmer. "S'il te plaît."

"Je peux pas," il halète. "Je peux pas respire."

"Essaie, je t'en prie," je gémis en lui caressant doucement le front. "Fais le pour moi. Une chanson de Pitbull."

Sa voix est tendue, rien qu'un murmure de douleur, un grognement guttural qu'il force entre ses dents serrées.

"Me not workin' hard? Yeah right, picture that with a Kodak," il marmonne. "Better yet, go to Times Square, take a picture of me with a Kodak."

Moi je travaille pas dur ? Ouais, c'est, ça. Prends-ça en photo avec un Kodak. Mieux encore, va à Times Square, prends une photo de moi avec un Kodak.

La sueur dégouline de son front, effaçant les traces de boue qui couvrent son visage. Sous la terre, sa peau est du gris le plus pâle.

"And tonight, let's enjoy life, Pitbull, Nayer, Ne-Yo." Sa voix est plus calme, mais toujours trop faible et lente, comme si chaque syllabe épuisait le peu de forces qui lui reste. "Tonight, I want all of you, tonight. Give me everything tonight."

Ce soir, on profite de la vie, Pitbull, Nayer, Ne-Yo. Ce soir, je veux tout de toi, ce soir. Donne-moi tout ce soir.

Entre deux sanglots, je chante avec lui, fredonnant une chanson qui me fait subir des émotions que je n'aurais jamais imaginé ressentir. Peu à peu, sa respiration retrouve un rythme régulier, son pouls se stabilise, et les flots de sang qui coulaient de son estomac se réduisent à quelques gouttes.

"For all we know, we might not get tomorrow," chante-t-il doucement.

Pour autant qu'on sache, on n'aura peut-être pas demain.

L'ironie cruelle des paroles m'arrache un rire amer. Oso frissonne entre mes bras, alors j'enlève le manteau de Pablo pour le recouvrir avec.

Ce n'est que maintenant que je remarque à quel point j'ai froid. C'est comme si j'étais coincée dans un blizzard, gelée jusqu'aux os et le cœur enveloppé d'une glace incassable.

"Grab somebody sexy, tell them hey," murmure-t-il en fermant les yeux.

Prends quelqu'un de sexy, dis-lui hé.

Il pose sa tête sur mes genoux et cesse de chanter. Je garde une main sur sa blessure et l'autre sur sa poitrine pour vérifier s'il respire encore.

La maison est sale et délabrée, une odeur de moisi flotte dans l'air et l'eau s'infiltre par les trous dans le toit. Des vignes grimpent le long des murs, des branches rampent à travers les fenêtres brisées. Les gouttelettes de pluie sur leurs feuilles me fixent comme des milliers d'yeux curieux, et aucun n'ose m'offrir de l'aide ou du réconfort.

On est seuls, trop loin de tout ce que je connais. Il n'y a plus que moi, Oso et un rat qui détale dans un coin sombre de la pièce.

Le téléphone d'Oso dépasse de sa poche, mais il est trempé. Je me demande s'il marche encore après notre plongeon dans la rivière, et même s'il y a peu de chances, c'est mon seul espoir.

"Allume-toi, allume-toi, s'il te plaît." Je murmure une prière silencieuse en appuyant sur tous les boutons.

À ma grande surprise, l'écran s'illumine, mais il est strié des rayures vertes et violettes qui clignotent désespérément.

Je tâtonne, en me servant de ma mémoire et du peu que je vois à l'écran, et tente d'appeler le premier numéro que je croise. Je préfère demander de l'aide à Pablo et ses hommes plutôt que de laisser Oso crever seul.

Ça sonne cinq fois, puis rien. L'appel s'en va. Je jette un coup d'œil à Oso. Ses lèvres tremblent toujours, sa poitrine se soulève encore, mais faiblement. Je tente encore une fois.

Je passe quarante-deux appels au total, et personne ne décroche.

Plus le temps passe, plus le téléphone galère. Dans un dernier effort, j'envoie ma localisation via WhatsApp à ce fameux numéro, mais l'écran se grille avant que je puisse voir si le message est passé.

J'essaye de remettre le téléphone dans la poche d'Oso sans le déranger, mais il ouvre les yeux et grimace de douleur.

"Linsday Lohan," gémit-il.

J'ai froncé les sourcils. "Quoi ?"

"Excuse-me."

Excuse-moi.

"C'est rien."

"But I might drink a little more than I should tonight," il croasse.

Je risque de boire un peu plus que je ne devrais ce soir.

Je laisse échapper un faible rire, mais je suis loin d'être rassurée. Sa voix est un marmottement fatigué, et ses lèvres ont pris une teinte violacée. Quand je retire ma main de sa blessure, du sang frais recommence à couler.

Je suis le dernier espoir d'Oso, et tous mes espoirs se sont envolés.

"Comment tu te sens ?" je lui demande.

"So good, tonight," il fredonne. "'Cause we might not get tomorrow."

Tellement bien, ce soir, parce qu'on n'aura peut-être pas demain.

"T'as plus besoin de chanter," j'essaye de lui dire, mais la moitié des mots restent accrochés au fond de ma gorge aride.

"Bébé Chien, tu connais le nom de ma fille ?" demande-t-il, en esquissant un petit sourire.

Je secoue doucement la tête.

"C'est Sara."

J'incline la tête en arrière, fermant les yeux et pinçant mes lèvres pour empêcher les larmes de sortir.

"C'est drôle, non ?" il dit.

"Sarah," je répète avec un rire sec. "Comme moi."

"Presque comme toi, mais pas de H. C'est Sara sans H."

Mon père est mort parce que sa voiture était trop écrasée pour que les ambulanciers puissent l'atteindre à temps. Il s'est vidé de son sang, perdu dans un enchevêtrement, sans personne pour lui tenir la main.

J'espère qu'un jour, Sara sans H trouvera du réconfort en sachant qu'au moins, son père est mort dans les bras de quelqu'un qui l'aimait.

"Elle est comment ?" je demande, juste pour entendre sa voix un peu plus longtemps. "À quoi elle ressemble, Sara sans H ?"

"Très petite, pas comme papa. Et elle a cheveux très longs. Pas comme papa," il s'esclaffe. "Mais son visage est comme moi."

Je renifle un sanglot. "Ah ?"

"Elle a les grandes oreilles. Comme papa," il murmure. "Tu vois ses oreilles sous ses cheveux. Comme un singe."

"Tu trouves que ta fille ressemble à un singe ?" je grommelle.

"Les singes c'est mignon," proteste-t-il.

Oso sourit encore quand il ferme les yeux. Une larme roule sur ma joue et tombe sur son front, mais il ne réagit plus.

Il respire encore, je me rassure.

La nuit avance, et son sang chaud coule encore entre mes doigts.

Il respire encore.

Le manteau que je lui ai donné ne suffit pas. Oso a froid. Sa peau est si glacée, on dirait celle d'une poupée.

Mais il respire encore.

Le sol gronde sous mes pieds. Les vieux murs de la maison s'effritent, ce qui reste dans les armoires moisies se met à tinter. Peut-être que la Terre va s'ouvrir et nous engloutir tout entiers, parce que c'est la seule chose qui pourrait rendre cette nuit pire qu'elle ne l'est déjà.

Mais ce n'est pas l'Enfer qui vient nous chercher. De l'aide est enfin arrivée. Je les entends maintenant, les moteurs rugissants, les hommes hurlants et les pas qui accourent. Une lumière vive m'aveugle, et je serre Oso plus près de moi.

"Ils sont ici," dit quelqu'un. "Les deux sont là."

Trois hommes déboulent dans la maison, masqués par les ombres, et ils braquent une lampe de poche sur le visage et le ventre d'Oso. Il cligne des yeux plusieurs fois avant de refermer les yeux.

"Emilia, ça va ?" demande un homme.

"Je me suis pas fait tirer dessus."

"Viens," il dit en m'attrapant la main. "T'inquiète pas, on va s'occuper de lui."

J'hésite un moment avant de suivre l'homme hors de la maison, dehors dans la lumière éblouissante des phares. Je reconnais vite le visage d'Oscar. Il soupire, un air sinistre collé à la gueule, et m'offre une cigarette.

Je baisse honteusement les yeux, juste pour découvrir que je suis trempée de la tête aux pieds dans ce qui semble être des litres et des litres de sang.

À l'intérieur de la maison, les hommes se sont rassemblés autour d'Oso et du vieux canapé.

"Tu crois qu'il va s'en sortir ?" je demande, en gardant un œil anxieux sur eux.

Oscar ne répond pas et inspire profondément. Une autre silhouette s'approche de nous, et secoue la tête.

"Regarde ce que t'as fait," crache Pablo. "Chaque fois que t'essayes de partir, tu fous la merde, et pourtant t'as toujours pas appris ta leçon."

"Si j'avais l'intention de m'enfuir, je serais pas là," je rétorque. "Je suis restée ici toute la nuit, avec Oso, et c'est moi qui t'ai envoyé ce message."

"Si t'avais pas appelé les flics, on en serait pas là non plus."

"C'était pas moi," je marmonne. "J'ai rien fait."

"C'était qui, alors ?

J'ai la réponse sur le bout de la langue. Je sais ce qui s'est passé. Juan a essayé de prouver qu'il était pas un traître et une fois de plus, il a tout foiré.

Frustré par mon silence, Pablo grogne. Il se penche comme s'il parlait à un enfant, un doigt ferme pointé vers le corps inanimé d'Oso que deux hommes emportent hors de la maison.

"Raconte-moi tout, Gordita," dit-il. "Qui a tué Oso ?"

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