61. TOUT CE QUI BRILLE

Chaque jour vers onze heures, le même rayon de soleil me réveille en me chatouillant doucement le visage. Chaque fois, je gémis et tire les draps sur ma tête, en espérant que Pablo comprenne le problème et s'achète des rideaux.

À la place, il prend l'habitude de me préparer un petit-déjeuner tous les jours à la même heure, ce qui est la deuxième meilleure chose qu'il pourrait faire. Il me l'apporte sur un joli plateau d'argent, et fait semblant de se débattre avec la porte de la chambre quand il y rentre. Il agit toujours comme s'il l'a cuisiné avec amour plutôt que de l'avoir simplement commandé en envoyant un SMS à l'une de ses femmes de chambre.

Et tous les jours, je lui adresse un petit sourire et un merci poli en attrapant mon assiette. Chaque matin, il m'amène un nouveau plat, et il s'avère que Pablo connaît autant de façons de cuisiner des œufs qu'il connaît de façons de me rendre dingue.

Il y a quelques jours, il a cueilli des roses blanches et des œillets rouges, les a arrangés en un joli bouquet et les a laissées sur la table de chevet sans excuse ni explication.

Quelqu'un a changé l'eau du vase ce matin pendant que je dormais encore, et a ouvert grand les fenêtres pour laisser entrer un peu d'air frais dans la chambre.

Aujourd'hui, je me réveille au son des jardiniers qui gueulent, des marteaux qui tapent et d'une musique douce de l'autre côté du jardin– et encore une fois, ce putain de rayon de soleil qui m'aveugle.

Quand j'ouvre les yeux, une migraine foudroyante les referme immédiatement. Ça fait quelques jours que j'ai pas bu une seule goutte d'alcool, et j'ai même pas touché à la drogue depuis mon dernier fiasco, et pourtant je ne me sens toujours pas mieux.

"Comment tu te sens aujourd'hui ?" demande Pablo.

Je laisse échapper un son à mi-chemin entre un soupir et un grognement. Il tente de passer ses doigts dans mes cheveux, et finit vite par s'emmêler dans un nœud, quelque part dans le désordre ébouriffé sur mon crâne.

"Je me sens comme une méduse déshydratée," je marmonne, peinant à m'asseoir dans le lit pour qu'il puisse poser le plateau du petit-déjeuner sur mes genoux.

"C'est spécifique, mais je comprends," il rit. "C'est du vécu."

J'attrape un verre de jus de fruits fraîchement pressé, et la main de Pablo suit la mienne lorsque je la tends.

"T'inquiètes," je dis en le repoussant doucement. "Je tremble plus."

Sa main retombe maladroitement sur le matelas, et une fraction de seconde plus tard, il la colle sur mon front.

"J'ai plus de fièvre non plus," je marmonne.

"Super," répond-il d'une voix de fausset. "C'est bien, ça."

Pablo a un peu trop apprécié ces derniers jours, quand j'étais tellement malade que je pouvais même pas sortir du lit. Dès la minute où la drogue a quitté mon système, j'ai été paralysée par la douleur, clouée au matelas comme un papillon mort sur un cadre.

J'ai passé la première journée à chialer comme une madeleine, et il m'a apporté les mouchoirs les plus doux qu'il pouvait s'offrir, pour pas que je m'irrite le nez en l'essuyant si souvent.

Le lendemain, il m'a brossé les cheveux, puis lavé mon visage avec un chiffon parce qu'il avait peur que je m'évanouisse dans la douche ou que je me noie dans le bain.

Ensuite, il m'a aidé à faire une liste de tous mes plats préférés, tout ce que j'avais envie de manger, et on a ri ensemble de la quantité astronomique de ces repas qui mentionnent des tagliatelles.

Ce que Pablo a le plus aimé de ma descente infernale, c'est qu'il pouvait me garder pour lui. J'étais tellement mal que je pouvais à peine sortir du lit, et encore moins de la chambre, alors j'étais plus facile à surveiller, plus facile à contrôler, et surtout, il n'avait pas à me partager avec quelqu'un d'autre.

"Entre pas, Gordita est malade," criait-il à quiconque osait ouvrir la porte pendant que j'étais éveillée. "Personne doit la déranger."

Il s'est assuré que je me reposais bien, et que j'avais tout ce dont j'ai besoin. Pourtant, il me rappelait haut et fort et très souvent que c'était ma faute si je m'étais foutue dans cet état, et je pouvais m'empêcher d'être d'accord.

"T'as de la chance d'avoir quelqu'un comme moi pour prendre soin de toi," disait-il, et je répondais toujours par un hochement de tête réticent.

En attendant que je me rétablisse, il jouait les hommes parfaits. Il était gentil, calme et attentionné, il me racontait une blague de temps en temps pour me remonter le moral.

Maintenant, quand je fixais la porte pendant des heures, c'était parce que j'avais envie qu'il revienne plutôt parce que je le craignais. Il m'a dit qu'il m'aimait au moins une douzaine de fois depuis que j'ai moi-même prononcé ces mots.

Mais il y a des fissures dans le monde idyllique que Pablo tente de peindre, et je peux voir. Parfois, dans un moment d'inattention, je me demandais si les choses pouvaient s'améliorer si je restais, mais je suis ici depuis assez longtemps déjà et les choses n'ont jamais fait qu'empirer. Je tente de m'en rappeler aussi souvent que possible, même si c'est toujours au prix de ma tranquillité d'esprit et d'un pénible frisson dans le dos.

"Comment va tout le monde ?" je demande en prenant une bouchée de pommes de terre rissolées.

"Ils vont bien," répond-il avec un sourire glacial. "Oscar et Beto bossent dur, comme d'habitude. Andrea et Manée viennent tout juste de rentrer de la capitale, elles sont parties acheter une robe de mariée. Hernan est toujours un fils de pute, mais tout le monde va bien. Ils me demandent tout le temps des nouvelles de toi."

Je sais qu'il parle de Juan, la seule personne du cercle social de Pablo qu'il n'a pas mentionnée par son nom. Bien que mon cœur crève d'envie de savoir comment va Juan, je n'ose pas demander.

Pablo s'approche de la fenêtre et plisse les yeux en fixant l'origine des cris incessants et des bruits d'outils cliquetants dehors.

Je pointe la fenêtre du bout du menton. "Qu'est-ce qu'il se passe là-bas ?"

"C'est les préparatifs pour la Golden Party," marmonne-t-il.

"La Golden Party ?"

"C'est la plus grande fête de l'année. On attend quoi, quatre ou cinq cents invités ce soir," il explique. "Tout le monde s'habille en doré et en blanc, on fait semblant que tout le monde est important et on leur file une coupe de champagne avec des flocons d'or dedans. Ils passent commande, je vends toute ma drogue et personne ne m'emmerde pour le reste de l'année. C'est surtout de la politique, en soi."

"Ça a l'air sympa," je réponds. "J'ai hâte."

"Tu vas pas y aller," rétorque-t-il. "T'as besoin de te reposer."

"Je me sens mieux."

C'est un peu un mensonge. Je me sens toujours affreuse, mais il faut que j'y soit. Si c'est la plus grande fête de l'année, les Sandoval seront certainement là, et il faut que je parle à Juan. Je l'ai pas vu depuis notre conversation au sous-sol, et j'ai passé trop de temps à réfléchir à ses paroles.

"Vu ce qui s'est passé pendant les dernières soirées, tu risques de t'attirer le mauvais genre d'attention," ajoute Pablo, qui pense probablement à l'autre Sandoval.

"T'as peur que je te vole la vedette ?" je ricane.

"J'ai peur que tu te défonces et que tu laisses Hernan te prendre en levrette sur le bar," marmonne-t-il. "Ce soir, c'est le seul soir où je peux vraiment pas me permettre d'être humilié."

"Je n'ai pas l'intention de t'humilier, Pablo. Et encore moins de me faire prendre en levrette par Hernan," je soupire en levant les yeux au ciel. "Je veux juste pas rater la soirée. La dernière, c'était en novembre, non ? Quand t'es venu dans ma chambre et que tu m'as dit que t'aurais aimé que j'y sois ?"

Un léger sourire traverse son visage l'espace d'une seconde. "Ouais, t'as raison."

"Et t'avais déjà commencé à parler à tout le monde de ta petite amie Emilia ?" je demande, et me mords le bout de la langue. "Parce que si c'est la deuxième année consécutive que tes amis entendent parler de moi mais me rencontrent toujours pas, ils vont se dire que tu m'inventes."

Pablo lâche un rire sans humour et croise les bras, mais ses épaules s'affaissent quand il cède enfin.

"Si tu viens," dit-il, "tu dois rester avec moi tout le temps. T'as pas le droit de boire ou prendre de la drogue, ou parler à qui que ce soit sans ma permission."

Je force un sourire. "C'est parfait."

Il me laisse tranquille pour le reste de la journée, que je passe en buvant des quantités démesurées de café, et en prenant un bain.

Plus tard, une femme de chambre m'apporte trois robes dorées, une qui révéle un peu trop mon décolleté inexistant, une dont le dos ouvert montre un bout de la raie de mon cul, et une dernière qui est si serrée que j'ai l'impression d'avoir été attaquée par un boa constrictor en sequins.

Je me dis que si cette soirée va mal tourner, autant crever asphyxiée plutôt qu'à moitié nue, alors je choisis la dernière option.

Pablo m'aide à me faufiler dans la robe, puis me tapote les hanches avec un sourire satisfait, comme s'il les avait sculptées lui-même.

"T'es magnifique," dit-il, prenant du recul pour mieux voir. "Comme toujours."

"Merci," je grogne et rentre douloureusement mon ventre. J'aurais peut-être dû choisir la robe qui montre mes fesses, à la place.

On doit attendre une heure et demie après que la musique commence avant d'être autorisés à descendre. On doit faire une entrée marquante, me dit Pablo, et seulement une fois que tous les invités sont arrivés.

"Est-ce qu'on va grimper sur le lustre et lentement descendre dans le hall pendant qu'on asperge tout le monde de champagne en passant ?" je demande.

"Tu veux qu'on meure ou quoi ?" marmonne Pablo. "C'est trop fragile, ça va se casser."

Tente tout seul, pour voir, répond la voix dans ma tête, mais je la fais taire et cache mes pensées derrière un sourire narquois.

"Tu me déçois, j'avais envie de faire ça depuis la première fois que j'ai vu le lustre," je réponds à la place.

Il sourit comme un petit enfant, alors que son regard part à la dérive dans les méandres propre imagination. "J'en achèterai un plus grand avant l'année prochaine, alors."

Rapidement, je deviens nerveux, trop impatient de voir enfin d'autres visages que Pablo et sa moustache d'imbécile. Mes allers-retours entre le lit et la fenêtre commencent à l'emmerder et me file son téléphone pour que je puisse jouer à un de ces jeux débiles qui font perdre du temps.

Le jeu m'occupe suffisamment pour que je ne pense pas à me servir du téléphone pour autre chose, et j'ai l'impression que Pablo regarde par-dessus mon épaule de toute façon.

Quand il sent enfin que le moment est venu, il m'arrache le téléphone des mains–alors que j'étais sur le point de terminer mon puzzle–et me traîne dans le couloir.

La vue de la foule en dessous de nous ne me semble plus aussi exaltante qu'auparavant. J'ai déjà vu des fêtes avec quelques centaines d'invités, alors un ou deux cents de plus, c'est presque rien.

Deux énormes canons à confettis explosent alors qu'on descend l'escalier, et des flocons dorés pleuvent sur l'assemblée. Je roule des yeux devant la clameur dramatique, et éternue quand un confetti rentre dans ma narine.

Mes yeux parcourent les masses, à la recherche d'une seule personne. C'est comme jouer à Où est Charlie dans une mer monochrome d'or scintillant. Chaque fois que je pense l'avoir enfin trouvé, Pablo m'attrape par le bras et me fait parader devant un groupe d'hommes que je ne connais pas.

"T'as déjà rencontré Miguel ?" Pablo me demande. "C'est le chef de la police locale."

"J'ai pas eu le plaisir," je réponds avec un sourire froid.

Je tends la main pour que Miguel la serre, et à la place il m'embrasse les doigts. J'arrive à peine à dissimuler mon dégoût, et mon expression le fait ricaner. Il me faut toute la force de mon corps pour me retenir d'arracher ses yeux de leurs orbites ridés, ou d'enrouler mes mains autour de l'un de ses quatre mentons pour l'étrangler.

Je me demande si c'est lui qui m'a dénoncée quand j'étais sur le point de m'enfuir, et ces hommes qui m'ont trouvée dans leur village ont appelé les flics, en pensant qu'ils me garderaient en sécurité plutôt qu'en captivité.

Peut-être que c'est lui qui a prêté à Pablo la voiture de police qui m'a transportée jusqu'à cet endroit maudit. Je serais pas surprise non plus d'apprendre que Miguel est celui qui m'a tapé la tête contre la putain de portière, d'ailleurs.

"Viens, on va dire bonjour aux autres," murmure Pablo en caressant mon poing serré.

Je pivote volontiers sur mes talons pour tourner le dos à Miguel et à sa petite armée de flics corrompus.

Alors qu'on sort de la salle et qu'on traverse le jardin, la musique fait trembler le sol sous nos pieds. L'air est alourdi par la fumée des joints et les vapeurs d'alcool renversé. On est bercés, bousculés par des hordes de danseurs et leurs mouvements déjantés.

La piscine est remplie de gens plus ou moins habillés, tous la tête penchée en arrière et la bouche grande ouverte d'hilarité, pataugeant dans des nuages flottants de paillettes dorées et de soutiens-gorge abandonnés.

Un groupe de filles rit bruyamment, une bouteille de champagne à la main, alors qu'elles trébuchent à travers la pelouse. Les autres invités sont blottis autour des tables, où ils sniffent des lignes de cocaïne et frottent le reste sur leurs gencives comme si c'était que du sucre.

Pablo me guide derrière un cordon de sécurité. dans une oasis d'extravagance, un monde loin du vacarme et du chaos de la fête et ivrognes chancelants. Ici, l'odeur du champagne se mêle à celle des parfums coûteux, créant un arôme enivrant.

De grandes draperies brodées de blanc et d'or nous protègent du reste de la foule et des regards noirs d'un groupe de filles qui s'engueulent l'un des gardes du corps, qu'elles supplient de les laisser entrer.

Elles poussent et tirent sur chaque centimètre carré de leurs robes, comme si révéler un peu plus de peau serait la clé pour qu'on les laisse passer. La seule attention qu'elles s'attirent, c'est celle de Juan, qui les fixe avec un sourire narquois, même si Manée est assise juste à côté de lui.

Il ne détourne les yeux des filles que quand il me voit. Son sourire s'élargit et il se lève, mais avant que je puisse faire un pas vers lui, Pablo m'entraîne de l'autre côté de la tente. Il me fait m'asseoir sur un canapé confortable et attrape deux coupes de champagne sur un plateau doré.

"Celle-là, c'est pour toi," dit-il, en me tendant un des verres. "C'est la seule que t'auras ce soir, alors bois lentement et profite bien."

On trinque ensemble et il s'installe derrière moi, un bras enroulé autour de mes épaules. Il a à peine le temps de pousser un soupir de soulagement que plusieurs hommes s'approchent de nous, désespérés d'avoir la chance de le saluer.

Juan est silencieusement sorti de la zone VIP, emmenant avec lui le groupe de filles qui tentaient d'y entrer. Tout ce qui me reste à regarder, c'est les flocons d'or qui flottent dans mon champagne.

Oscar vient me voir, tenant sa petite amie déjà très ivre d'un bras et une bouteille d'alcool nichée sous l'autre.

"Tiens, Emilia, je pensais pas te voir ce soir," dit-il. "Tu te sens mieux ?"

"Ça va bien, merci," je réponds. "Et vous deux ?"

"Moi, ça va. Andrea, je suis pas sûr, mais je crois qu'elle aime bien le champagne à volonté," il rit. "Je suis content que t'ailles bien. Tu nous as fait une sacrée peur, l'autre jour."

"Ouais, c'était une époque un peu compliquée de ma vie," je marmonne.

"J'imagine."

On se fixe dans un silence gêné, jusqu'à ce qu'il pose son regard sur Pablo. Andrea en profite pour sortir de son emprise et disparaître derrière les rideaux. Oscar soupire et se gratte l'arrière du crâne.

"Tu sais, je comptais la demander en mariage ce soir," marmonne Oscar. "La Golden Party, c'est sa soirée préférée de l'année, mais je crois que je préfère le faire une nuit dont elle se souviendra."

"Peut-être qu'elle aimerait quelque chose de plus romantique," je lui réponds avec un léger sourire.

Il hoche la tête et boit une gorgée au goulot de sa bouteille. Il m'en offre une aussi, en grimaçant toujours au goût de l'alcool, et la pose sur la table quand je refuse poliment. Puis, il s'en va, probablement à la recherche de son Andrea perdue.

Je le regarde s'éloigner jusqu'à ce que mes yeux se posent sur quelque chose de plus intéressant. José Galdamez, le bel homme que j'ai rencontré au gala de charité, se tient seul dans un coin moins fréquenté, ses larges épaules tendues et ses yeux sombres scrutant la foule. Ses lèvres forment une fine ligne et ses mains agitent un verre vide.

Lui aussi, il doit être en train de chercher sa copine, je me dis.

Nos regards se croisent et je ne peux pas m'empêcher de sourire. À ma grande surprise, José me rend la pareille. J'essaye de me lever et de discrètement lui montrer comment se rendre aux quartiers de bonne, où il trouvera sûrement Mafer à cette heure de la nuit, mais Pablo m'attrape la main, et me fait signe de me rasseoir.

"Si tu veux plus de champagne, je peux aller te chercher un verre," dit Pablo en pointant ma coupe vide.

"Oh, non c'est bon," je marmonne.

Je me retourne vers José et pointe la porte des quartiers de bonne avec un doigt. Il hausse les sourcils et esquisse un sourire sournois. Ravie d'avoir rempli ma mission d'ailière, je lui adresse un clin d'œil, et José se glisse hors de la tente.

Quelque part, au beau milieu de l'infinie mer dorée et les va-et-vient incessants des invités, Juan est revenu à notre table. La posture un peu maladroite, il reste debout à me fixer, et à se lécher les lèvres comme s'il avait envie de parler.

J'ai même pas le temps d'ouvrir la bouche que Pablo m'interrompt.

"Gordita, t'as mangé quelque chose ?" me demande-t-il, et je secoue la tête. "Viens avec moi, il y a de quoi grignoter là-bas."

Pendant qu'il se fraye un chemin à travers un groupe de personnes, je traîne des pieds autour de la table. Je fais la bise à Juan en guise de bonjour, et il pose sa main sur mon épaule.

"T'as des paillettes sur les lèvres," dit Juan.

Il essuie le coin de ma bouche avec son pouce et suce un flocon d'or du bout de son doigt. Soudain, une bouffée de chaleur envahit mes joues et je détourne le regard en attendant que mon cœur s'arrête de battre.

"Faut qu'on parle," je murmure.

"Pendant que Pablo te colle au cul ?" marmonne-t-il en mordillant le bout d'un cure-dent.

Je fais non de la tête, évitant toujours son regard. Je pointe du doigt la bouteille d'alcool qu'Oscar a laissée sur la table.

"Mets-en un peu dans son verre."

Il hoche la tête, presque imperceptiblement, son air sournois à peine caché derrière son cure-dent, et ses yeux noirs rivés sur moi.

Ça doit être le champagne qui me donne aussi chaud, je me dis. Je me fous une claque mentale sur la nuque quand je me surprends à souhaiter qu'il ouvre sa chemise un peu plus.

Des lèvres douces embrassent mon cou, et des miennes s'échappent une langueur.

"Mon Dieu, Gordita, attends au moins que les invités soient partis," ricane Pablo, alors que son bras se resserre autour de ma poitrine. "Tu viens ou pas ? Je veux te voir goûter le caviar."

"Bien sûr," je marmonne. "Je disais juste bonjour."

Je suis Pablo jusqu'au buffet et essaie quelques unes des choses qu'il me suggère de manger. Je ne peux pas m'empêcher de regarder par-dessus son épaule, pour m'assurer que la foule cache toujours Juan, et que Pablo ne va pas le surprendre en train de verser de l'eau-de-vie dans son verre. Peut-être un peu aussi pour l'apercevoir à nouveau. Quand on revient à table, Juan est déjà parti.

Pablo grimace en buvant son champagne. Il observe le verre vide pendant une seconde, puis fait signe à quelqu'un de remplir sa coupe. Quand il se penche pour dire quelque chose au serveur, j'y verse un peu plus d'alcool.

Je le regarde attentivement, feignant la tranquillité, assise à ses côtés. Je remplis son verre chaque fois qu'il détourne le regard, et après quelques longues minutes, il semble rire plus fort qu'avant, souvent pour rien. Il trébuche plus qu'il ne marche, et ses remarques d'habitude pleines de répartie, ne sont plus aussi pertinentes.

Puis, Pablo se tient le ventre et grogne. "Faut que j'aille chier."

Dès qu'il est hors de vue, je me précipite au bord du cordon de sécurité. Entre les épaules des gardes, je scrute la foule à la recherche de Juan, mais avant que je puisse le trouver, je sens une main sur ma taille.

"T'étais où ?" demande une voix grave derrière moi. "Ça fait une heure que je t'attends."

Mon sang ne fait qu'un tour et mon cœur saute trois battements.

"Monsieur Galdámez," je souffle.

"T'es tellement formelle," dit-il en poussant une mèche de cheveux derrière mon oreille. "Appelle-moi José."

Je ne sais pas si c'est la peur ou la colère qui me fait trembler la mâchoire. Je bats des lèvres, trop essoufflée pour parler. Pablo s'approche derrière lui, essuyant toujours la poudre de son nez, et s'arrête à ses côtés sans dire un mot. Quand José jette un coup d'œil par-dessus son épaule, tout le sang se draine de son visage.

"Elle a dit..." bafouille José. "C'est elle qui..."

"Gordita était avec moi toute la soirée," rétorque Pablo. "Je l'ai pas entendue dire quoi que ce soit."

J'ouvre la bouche pour dire quelque chose, mais les mots se coincent en travers de ma gorge. Entendre les paroles de Pablo, qui semble me croire pour la première fois, ça ne m'aide pas à surmonter le choc.

"On a toujours été de bons amis, José," soupire Pablo en posant sa main sur l'épaule de l'homme. "Viens, on va parler à l'intérieur, juste pour une minute."

Deux gardes du corps s'approchent et nous entourent en silence jusqu'à ce que José s'éloigne. J'attrape Pablo par le bras avant qu'il ne les suive.

"Tu vas pas lui faire de mal ?" je demande.

"Seulement si c'est ce que tu veux," grimace-t-il. "Mais ça pourrait me causer quelques emmerdes si je le fais."

"S'il te plaît, lui fais rien," je chuchote. "C'était juste un malentendu."

"Ouais. Je vais juste m'assurer qu'il a bien compris."

J'hume une bouffée de son haleine alcoolisée alors qu'il se penche pour m'embrasser le front, et la puanteur du tabac froid collée sur les doigts qui encadrent mon visage. Et puis il s'en va.

Maintenant que je suis à nouveau seule, et que je le serais probablement pendant un certain temps, c'est le moment idéal pour retrouver Juan. Pourtant, je ne croise aucun visage familier dans la foule, à part ceux d'Andrea et de Manée.

"Vous avez pas vu Juan, par hasard ?" je demande en m'approchant d'elles.

Andrea répond avec un de ses sourires figés, et Manée hausse les sourcils, en pinçant ses lèvres rouges.

"C'est marrant, je pensais que tu saurais, puisque vous êtes toujours fourrés ensemble," crache Manée. "Quand c'est pas toi qu'il fourre."

Ses mots me piquent comme une morsure venimeuse et son visage se plisse comme si elle venait de lécher un citron.

Je fronce les sourcils et recule d'un pas. "Qu'est-ce que tu racontes ?"

"Ce que je te dis, c'est occupe-toi de tes oignons, et touche pas aux hommes des autres," siffle-t-elle.

"Calme-toi, Manée," je rétorque. "Ton homme, je le touche même pas avec un bâton."

"Tu crois que j'ai pas vu comment tu les regardes, et comment eux ils te regardent ?" elle ricane d'un ton amer. "Qu'est-ce qu'ils te trouvent, déjà ?"

"Peut-être qu'ils préfèrent les meufs qui ont pas un manche à balai enfoncé dans le cul jusqu'au cou," je crache en retour. "Tu devrais essayer de sortir le tien, un jour."

"Les filles, c'est pas le moment de–" Andrea essaye d'intervenir, mais ses bras maigres ne suffisent pas à empêcher Manée de se lever et d'agiter ses doigts pointus vers moi.

"Moi au moins, je me respecte. Toi t'es qu'une putain de cassos, avec une sale gueule et le feu au cul," beugle Manée.

"Elle pense pas ce qu'elle dit, elle a trop bu," s'écrie Andrea, essayant désespérément de retenir son amie.

Manée est tellement enragée, sa salive mousse aux coins de sa bouche.

"Je te laisserai pas me le piquer," siffle-t-elle.

"Super, j'avais pas l'intention de le faire."

"Si, t'écarterais les jambes pour n'importe qui," elle crie. "C'est sûrement pour ça qu'ils s'intéressent à toi, parce que t'es une vieille pute."

Manée n'est généralement pas super bavarde. Pourtant, c'est drôle, chaque fois qu'elle parle, j'ai toujours hâte qu'elle ferme sa grande gueule.

"C'est quoi ton problème, pauvre connasse ?" je crie en retour.

"Que tu couches avec mon mec, c'en est un, de problème," hurle-t-elle. "Je vous ai vus tous les deux..."

"Manée, arrête," supplie Andrea. "Respire."

"Je sais pas ce que tu penses avoir vu," je réponds, en serrant les poings pour que mes doigts cessent de trembler. "Mais j'ai jamais couché avec personne, ici. Ni avec Juan, ni avec personne d'autre que Pablo."

"Bah oui, bien sûr," gueule-t-elle en agitant les bras comme une folle. "Parce que tous les autres sont morts, tiens. Tu les baises, et quand tu veux pas que ça se sache, tu cours vers ton pauvre con de copain et tu lui dis qu'ils t'ont violée. Tout comme t'as fait à Gustavo."

J'inspire profondément, serre fort les dents et plisse les yeux avant de les détourner d'elle.

"C'est bon, je m'en vais," je marmonne, probablement trop bas pour que quiconque puisse l'entendre.

Ces mots, j'y crois, et avec détermination. J'en ai marre de cet endroit de merde et tous les cons qui le peuplent. Je veux pas rester ici et me transformer lentement en l'une d'entre elles, soit une connasse frigide, soit une ivrogne sans cervelle.

Je sors en trombe de la tente, résolue à trouver Juan. Je me perds dans la foule en le cherchant, et mon cœur s'accélère à chaque seconde qui passe.

Alors que je marche près d'un petit bosquet de palmiers, j'entends un bref sifflement. Je m'arrête net dans mon élan et une main contourne les buissons pour m'attraper le poignet.

Hors des lumières, loin du bruit, et enfin dans les bras que je cherchais, je peux enfin souffler. Ses yeux noirs s'illuminent en fixant les miens. C'est moi qui parle avant qu'il ne puisse dire quoi que ce soit.

"T'as raison, Juan," je lui dis. "Faut qu'on parte d'ici."

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