58. TROIS FOIS RIEN
J'aurais aimé pouvoir dire quelque chose, quelque chose de drôle ou plein de répartie, pour lui prouver à quel point j'en ai rien à foutre de ce qu'il fait. Le problème, c'est que je suis loin de m'en foutre.
Alors je reste là, les bras ballants, le cœur dans la gorge et sans mots qui en sortent.
"Gordita, je peux tout t'expliquer."
La tête de la jeune femme se redresse et Pablo grimace de douleur. J'espère qu'elle lui a mordu la queue. Elle se retourne pour me voir, et s'essuie les lèvres avec le dos de sa main. Je crois que je l'ai déjà rencontrée, mais je peux à peine distinguer ses traits à travers le flou des larmes qui embrume mon regard.
"Elle te taille une pipe," je croasse. "Je crois pas qu'il y ait autre chose à expliquer."
"Cassie a juste besoin d'une dose," répond-il. "Je la dépanne, parce qu'elle a plus d'argent."
Je serre la mâchoire si fort que ça me fait mal aux dents. Je sais que j'aurais l'air conne si je pleure. J'aurais l'air faible. Alors je ravale mes larmes et je relève le menton.
"T'as pas d'excuses, Pablo," je marmonne.
Il hausse les sourcils et laisse échapper un grand soupir en remontant son pantalon. Cassie rampe sur le lit, recouvrant sa poitrine avec ses extensions crasseuses pour cacher ses seins nus.
"Cassie, tu comptes partir un jour, ou t'attends que je parte pour finir le travail ?" je crache.
Ses joues virent au rouge vif, et elle se tourne vers Pablo. "Je vais t'attendre en bas."
Elle se penche pour ramasser ses vêtements éparpillés sur le sol, et le regard de Pablo coule le long de ses courbes.
"Je veux qu'elle parte d'ici," je grogne. "Pablo, dis-lui de jamais revenir chez toi."
Je le regarde lui plutôt que Cassie, parce que je sais que je ne peux pas m'empêcher de me comparer à elle. Elle et moi, on est deux opposés. Je suis grande et elle est petite, j'ai teint mes cheveux d'un brun foncé et elle a décoloré les siens en blond platine. Elle a des lèvres charnues et d'énormes faux seins, et moi j'ai rien de tout ça. Quoique, mon cul est un peu plus gros que le sien.
Je me demande ce que Pablo voit en elle qu'il trouve pas en moi. Peut-être qu'il la trouve plus jolie. Peut-être qu'elle est meilleure au lit.
Peut-être que ça l'a frustré que je le rembarre ce matin, et qu'il a sauté sur la première occasion, quand Cassie lui a dit qu'elle avait besoin d'un petit quelque chose. Ou peut-être que c'est quelque chose de régulier, et que je suis soit naïve, soit complètement stupide. Je me demande s'il lui offre des fleurs de temps en temps, comme il le fait si souvent pour moi.
"C'est pas toi qui va me donner des ordres, Gordita," réplique Pablo.
"Oh mais tu vas le faire quand même," je lui dis. "Parce que si je la revois, je vais lui dire la vérité."
Comme s'il ne m'a déjà pas assez humiliée, il se fout de moi, il se rit de ma menace comme s'il était certain que je ne le ferais pas. Je le fixe jusqu'à ce que son sourire s'efface.
Cassie fronce les sourcils. "Quelle vérité ?"
"Tu veux pas savoir," soupire Pablo.
"Quoi, t'as la chlamydia ?" elle s'écrie.
"C'est un peu pire que ça," je ricane.
"L'herpès ?"
"Cassie, dégage," crache-t-il. "Rentre chez toi."
Elle se glisse précipitamment dans sa robe et sort de la pièce, pieds nus avec ses talons de strip-teaseuse à la main. Elle baisse la tête en passant devant moi, mais je garde les yeux rivés sur Pablo, comme un laser sur une cible. La porte claque derrière elle, et je ne tressaille même pas.
"Pour qui tu te prends ?" hurle Pablo, le visage déformé par une colère que j'espérais ne plus jamais voir.
"En principe, pour ta petite amie," je marmonne.
"En principe, oui," il persifle. "Mais que quand ça te convient."
"Comment tu veux que les gens y croient si tu te laisses sucer par des putes comme celle-là ?"
Il n'ose pas honorer ma question d'une réponse. Au lieu de ça, il ouvre un tiroir et en sort une petite fiole en verre. Il en verse un peu de poudre blanche qui disparaît aussi vite dans les tréfonds de sa narine gauche.
Pablo inspire profondément, et ses lèvres se courbent en un léger sourire. C'est clair que l'homme aime sa drogue bien plus qu'il ne m'a jamais aimée, et probablement plus qu'il n'a jamais aimé Cassie, mais cette pensée ne m'apporte aucun réconfort.
Un sanglot coule sur ma joue. "Pourquoi tu me fais ça ?"
Il hausse les épaules, et lèche les restes de poudre collés sur ses doigts.
"C'est trois fois rien, Gordita."
Pablo a raison, ça devrait pas être un si gros problème que ça. Je ne l'aime pas, et on n'est pas ensemble, on fait juste semblant. Ce qu'il a fait avec Cassie, techniquement, ce n'est pas me tromper, alors c'est pas grave. Et pourtant, ça n'est pas rien, et ça me fait quand même du mal.
"Continue à te dire ça," je marmonne.
Je recule d'un pas, prête à sortir de la pièce, et il ne lève même pas la tête pour me regarder partir. Il s'en fout, et à juste titre, parce que c'est trois fois rien, après tout.
J'essaye de bouger à nouveau, mais mon corps se grippent et mes os crissent, je me fige jusqu'au cœur. Une boule enfle dans ma gorge et tout ce que je ressens, c'est la douleur.
Une douleur comme j'en ai pas senti depuis longtemps. Une affliction débilitante, comme une malédiction ou un AVC, un martèlement dans ma tête et un bourdonnement dans mes oreilles. Ma vue tourne au rouge, puis au noir, puis redevient un flou blanc et brûlant alors que je me tiens au bord des larmes.
Ce trois fois rien, c'est cent fois trop. Je peux plus gérer tout ça. Je peux plus combattre les démons qui meuglent dans mon crâne.
Je me précipite vers la table de chevet et saisis un sac de pilules juste sous son nez fraîchement poudré. Avant qu'il ne puisse réagir, secouer la tête et attraper mon bras, j'en ai déjà mis une dans ma bouche. Ou deux. Ou trois. Je saurais pas dire combien.
"Recrache ça," siffle-t-il.
Je secoue la tête, les lèvres bien scellées.
Sa main se serre autour de ma mâchoire et ses doigts se frayent un chemin entre mes lèvres, pour tenter d'ouvrir ma bouche et de me faire cracher les pilules. J'ai un haut-le-cœur entre deux cris, mais quand je lui mords les doigts, c'est lui qui hurle à haute voix.
"Non mais c'est quoi ton problème ?" crie-t-il en tenant sa main blessée.
Je recrache son sang. "C'est toi mon problème."
"Putain, t'es completèment tarée."
"Ah, tu viens tout juste de remarquer ?" je grogne. "Espèce d'imbécile."
La tension qui lui serre les dents et les poings éclate soudain, et il enroule sa main autour de mon cou.
"Ose encore me parler comme ça," crache-t-il.
Juste au moment où je me sens glisser dans les ténèbres, je lui fous un coup de pied dans le ventre, ou dans les couilles, ou tout ce qui est à portée de jambe.
Il lâche ma gorge et se recroqueville de douleur, et je me jette sur lui à nouveau. Il grogne, je pleure, je crie et il hurle. On se bat tous les deux, sur le lit, sur le sol, glissant sur les draps de soie, frappant les murs et les coins des tables de chevet.
Je sais pas qui de nous deux souffre le plus, je sais pas s'il me frappe en retour ou s'il ne fait que bloquer mes coups. Je sais pas d'où vient cette rage ni comment l'arrêter, mais une fois que j'ai meurtri tous les angles de mon visage, j'arrête de m'en soucier.
Peut-être que chercher à me battre avec une grande gueule, tout juste saupoudrée de cocaïne, n'est pas mon idée la plus brillante, mais aucun des coups qu'il me met ne semble me blesser autant que de le voir avec une autre femme.
Quelque part dans la lutte, je trébuche sur la table de nuit. Un tiroir en bois s'ouvre et se détache, et dans le fracas, des centaines de pilules se répandent sur le sol, comme une averse grêle dans le plus haineux des orages.
Dès que je me jette au sol, Pablo m'attrape la cheville et tente de m'entraîner loin du butin. Je perds une de mes chaussures quand je balance ma jambe vers lui pour lui asséner un coup de pied au visage.
Alors qu'il tient son nez ensanglanté, je rampe jusqu'à la porte, attrapant au passage toutes les pilules qui ne sont pas encore tombées entre les lattes de bois du sol pour les fourrer dans mes poches. Je me lève avant qu'il ne puisse me rattraper, et je cours aussi vite que je le peux.
Les échos de sa voix me poursuivent le long des couloirs, mais ils sont vite noyés par la musique. La fête est déjà en plein essor, remplissant la maison d'une joie débridée.
Je me glisse dans la foule et disparais. J'efface comme je peux les marques de la bataille, je recoiffe mes cheveux et fais semblant de sourire, en me laissant pousser par le flot de personnes qui me conduit hors du hall et dans le jardin.
Je sais déjà comment cette soirée va se passer.
Je vais faire la seule chose qui a réussi à me donner un peu de bonheur au cours de ces dernières semaines. Je vais abandonner et oublier. Je vais oublier Juan, Cassie, et tout ce qui s'est passé hier comme aujourd'hui. Et tant qu'à faire, je vais même oublier que Pablo est entré dans ma vie.
Je vais faire ce que je veux, avec qui je veux, où et quand ça me convient. Je vais prendre de la drogue si ça me chante. Et peut-être même un verre ou deux. Si ça dérange quelqu'un–surtout Pablo, pour ne pas le nommer–alors c'est tant mieux. Les âmes blessées blessent à leur tour, dit-on parfois, et j'ai été blessée plus qu'assez.
Ce soir sera un naufrage. Je le sens venir, grondant sous mes pieds comme des torrents d'eau glacée. Je me tiendrais à la barre, les bras grands ouverts, et je laisserais le chaos que je suis sur le point de causer m'immerger toute entière.
J'en n'ai plus rien à foutre, je me dis, en avalant un verre de tequila d'une seule traite.
"Hé, Emilia !" me salue une jolie fille qui vient me faire la bise.
Cette femme, je ne l'ai jamais vue de ma vie. Peut-être que si, il y a une semaine ou deux, lors d'une nuit d'ivresse et de débauche, mais je ne me souviens ni de son visage ni de son nom.
"Salut... ma copine," je réponds avec mon plus beau sourire de faux-cul.
"T'aurais pas vu le mec qui a apporté des pilules l'autre soir ?" demande-t-elle.
"Euh, ma jolie, t'es chez un narco, je te rappelle, il y a de la drogue partout," je renifle. "Même moi j'en ai des tonnes dans mes poches."
J'y plonge mes mains et sors deux petites poignées de pilules colorées.
"Qu'est-ce que c'est ?" demande la jeune fille.
Elle retient quelques mèches de ses cheveux en se penchant pour les regarder de plus près.
Je hausse les épaules. "J'en sais trois fois rien."
Elle en prend une dans la paume de ma main. "Combien je te dois ?"
"Rien du tout, t'es mon amie," je réponds.
"T'es géniale," glousse-t-elle, en me prenant dans ses bras. Puis, elle attrape un gars qui passe devant nous et le tire vers moi. "Javi, tu connais Emilia ? Elle est trop marrante. Elle parle pas espagnol. Elle vient de Roumanie."
"Hongrie," je la corrige.
"Je reviens dans cinq minutes," dit-elle, avant de me faire un clin d'œil et me laisser seule avec Javi.
Je commence à sentir l'effet des pilules. Mes doigts s'engourdissent et mes yeux palpitent. Le sang me monte aux joues, rugissant dans mes tempes, et je me rends compte que je sais plus comment respirer.
"Salut Javi, tu veux de la drogue ?" je marmonne.
Le gars dit quelque chose, mais j'arrive pas entendre sa voix par-dessus la musique. Je me penche plus près de lui, posant une main sur son épaule et mon oreille à côté de sa bouche. La main de Javi glisse au bas de mon dos.
"T'es célibataire ?" il me demande.
Un sourire espiègle tire au coin de mes lèvres, tandis qu'une cascade d'adrénaline s'engouffre dans mes veines.
"Ce soir, on va dire que oui," je murmure.
Javi se lèche les dents. "T'es sûre ?" Je veux pas de problèmes."
Alors que nos poitrines se rapprochent, soulevées par nos souffles sulfureux, une main maigre se glisse entre nous et repousse Javi.
"Eres su novio ?" Javi panique.
C'est toi son petit ami ?
"Si, ya vete a la verga," réplique Juan.
Ouais, maintenant va te faire foutre.
Javi n'en attend pas plus pour s'excuser et reculer, les mains en l'air et le visage exsangue.
Je fixe Juan droit dans les yeux. "Tu lui as dit que t'étais mon petit ami ?"
"Il allait pas te laisser tranquille," marmonne-t-il. "Em, je peux savoir ce que tu fous ?"
"J'essaie juste de m'amuser," je soupire, me versant un autre coup de la première bouteille qui touche ma main.
Ses doigts m'agrippent la mâchoire. "C'est du sang que t'as sur ton cou ?"
"C'est le sang de Pablo," je réponds en repoussant sa main. "C'est rien."
"Putain, même quand tu parles, tu lui ressembles," souffle Juan. "Tu vas bien ?"
"Ouais, on s'est juste disputé."
"À propos de moi ?"
Je lève les yeux au ciel. "Le monde tourne pas autour de toi, Jean Dujardin."
"D'accord, d'accord. Je voulais juste vérifier qu'il est pas au courant de ce qu'on a fait hier," il bafouille en avalant la boule dans sa gorge. "Et je voulais m'excuser pour ça, aussi."
"On s'en fout, on a tous fait pire," je gémis, avant de finir mon verre d'une seule gorgée. "Viens, on va danser."
"T'es déjà bourrée ?"
"Quand est-ce que je suis pas bourrée, Juan ?" je soupire. "Bref, moi je vais danser, maintenant. Toi, tu fais ce que tu veux."
Je me glisse dans la foule là où elle est la plus épaisse. Je me fraye un chemin entre les danseurs enivrés et les femmes à moitié dénudées, en espérant semer Juan, qui me surveille d'un peu trop près.
Quand je passe devant elle, une jeune femme me verse un shot dans la bouche, directement de la bouteille. Cinq autres m'entourent et m'encouragent, comptant à rebours pendant dix secondes. Un peu d'alcool coule de ma bouche, essuyant au passage l'empreinte d'une main sanglante que Pablo a laissée sur mon cou.
Des hordes de fêtards chauffent la piste de danse comme les foyers de l'enfer, et bientôt tout mon corps reluit de sueur. Heureusement, la puanteur de cent corps transpirants est noyée par d'épais nuages de fumée, que ce soit de tabac, de marijuana ou de toute autre herbe à laquelle les humains peuvent mettre feu pour passer un bon moment.
Mon rythme cardiaque se synchronise avec la musique, et certaines chansons rendent difficile le simple fait de respirer. Si parfois je me retrouve à bout de souffle, je m'arrête et ouvre grand la bouche pour faire semblant de crier les paroles. Je sens ni mes bras ni mes jambes, et me laisse emporter par les vagues des masses en mouvement.
Quelque chose m'attrape par le ventre et me sort de la foule en délire. Sans la pression d'une centaine de danseurs pour me soutenir, je tombe à genoux.
"Tu vas bien ?" gueule Juan par-dessus la musique. "T'as l'air vraiment pâle."
J'en sais rien. Je sais pas non plus pourquoi je suis allongée dans l'herbe, ou pourquoi le ciel nocturne est rose vif, ou pourquoi Juan se tient à l'envers.
"Je suis hongroise, c'est génétique," je grommelle en m'asseyant.
"T'es pas..."
Je le fais taire en posant un doigt sur ses lèvres et lui tapote doucement la joue.
La lumière a beau me brûler les yeux, l'air sur le visage de Juan est plus sombre que jamais.
"Attends," il marmonne. "T'es défoncée ou quoi ?"
"Ouais."
Je lui souris, mais Juan tire toujours la gueule.
"Je vais chercher Pablo."
"Connard de rabat-joie," je crache.
Je lève les yeux au ciel alors qu'il s'éloigne, et une fois qu'il est hors de vue, je pars me chercher une part de pizza. Histoire de faire une pause, je tente de m'asseoir sur une chaise de jardin, mais je me vautre encore une fois.
Tant pis. Allongée dans l'herbe et les jambes emmêlées dans les pieds d'un fauteuil, je finis ma pizza et la chasse d'un petit verre de rhum. En guise de dessert, je prends une autre pilule de ma poche, parce que je sens que l'euphorie commence à redescendre.
Bien qu'aveuglée par les lumières vives, qui continuent à virevolter tout autour de moi, je jette un coup d'œil aux environs pour vérifier qu'il n'y a personne d'autre qui compte venir m'emmerder. Regarder trop longtemps, ça a dû fatiguer mes yeux, parce que tout ce que je peux voir maintenant, c'est un flou coloré.
Je suis la musique et reste là où elle sonne le plus fort, et je continue à me trémousser, peu importe combien de fois je me cogne contre des meubles, des gens ou des objets. Il y a tellement de mecs qui me rentrent dedans, que ça commence à me sembler délibéré.
La fête est folle. Je n'ai jamais vu autant de bouteilles de toute ma vie, et l'alcool coule comme une rivière un jour de pluie. Partout où je regarde, quand je suis encore assez consciente pour que mes yeux se concentrent, je vois quelqu'un boire un autre verre, renifler une autre ligne de poudre, une autre main qui gifle un autre cul.
Partout il y a de la peau nue, des fesses qui remuent, dégoulinant de sueur ou d'alcool. Quelqu'un qui tombe, un coup de poing au visage, une bouche grande ouverte qui dégueule un rire hystérique.
J'échange trois pilules contre un paquet de cigarettes et me brûle le bout du nez en essayant d'en allumer une. Quelqu'un m'offre de la cocaïne, puis me rit au nez quand je réponds que je ne prends pas de drogue.
Je me fais tout un tas de nouveaux amis, mais je peux ni entendre ni me souvenir de leurs noms, alors je leur en invente au fur et à mesure que je les rencontre. Ni Pablo ni Juan sont dans mon champ de vision, et je m'amuse comme une folle. Ils sont loin des yeux, loin du cœur, et dansant en grands cercles, je pars loin, si loin de tout, à en perdre haleine.
Je finis par m'écrouler sur une parcelle d'herbe piétinée. Alors que j'essuie la boue de mes mains sur le bas de ma robe, quelqu'un me ramasse. Même s'il se tient juste en face de moi, je peux pas distinguer les traits de son visage.
"Emilia, c'est ça ?" il dit. "Tu vas bien ?"
"On se connait ?" je marmonne.
Le gars rit. "On s'est rencontrés hier."
"Ah, cool."
"Il est où ton petit ami ?" il me chuchote à l'oreille.
Je hausse les épaules. "Je sais pas, et je m'en fous."
Je laisse le mec derrière et pars danser un peu plus. Je danse jusqu'à ce que je sente que je suis sur le point de m'effondrer, jusqu'à ce que mes jambes commencent à trembler, que mes mollets se grippent et que mes pieds se crispent. J'ai tellement soif que ma gorge est en feu, et mes lèvres sont toutes craquelées.
Pour y remédier, je me dirige vers le bar, mais je trébuche sur une table de jardin qui est sortie de nulle part. C'est vraiment n'importe quoi. Il y a tellement de choses qu'on laisse traîner ici, c'était évident que quelqu'un allait se blesser si personne nettoie. Je fous un coup de pied à la table et cogne mon petit orteil sur ses pieds en fer forgé.
Alors que je sautille sur ma seule jambe qui n'est pas estropiée, je tombe sur quelqu'un d'autre.
"Ça va, petite poupée ?" demande-t-il.
"Pourquoi tout le monde me pose toujours la même question ?" je gémis.
Il renifle. "Probablement parce que ça a pas vraiment l'air d'aller."
"Je vais très bien," je marmonne.
Je me tiens la poitrine en aspirant un souffle douloureux. L'homme me tend un verre d'eau froide, et je lui souris en le buvant. Ma vue est trop floue pour que je puisse reconnaître son visage, et je saurais pas dire si on s'est déjà rencontrés. Tout ce que je peux voir, ce sont ses deux yeux gris, qui me fixent, me dévorent.
"T'as de beaux yeux, tu sais," je bafouille, essuyant l'eau qui a coulé de mes lèvres jusqu'à mon décolleté.
"Tu trouves ?"
"Rends-moi un autre service," je lui murmure à l'oreille, et mon doigt trace une ligne le long de son torse. "Faut que je rende quelqu'un jaloux."
Si je me concentre assez, je peux le voir se lécher les lèvres et les recroqueviller en un beau sourire.
"Avec plaisir," ricane-t-il. "Comment est-ce que..."
Avant qu'il ne puisse dire quelque chose qui me pourrait me dégoûter de lui, comme le font si souvent les hommes ivres, je le fais taire avec un baiser.
Sa main remonte sous ma robe alors que j'enroule ma jambe autour de sa hanche. Je fais de mon mieux pour ne pas grimacer alors que sa langue essaye de se frayer un chemin entre mes dents. Mon dos heurte le bord du bar, renversant un verre qui traînait là. Quelqu'un éclate de rire, une autre lâche un cri de surprise, et je m'éloigne de l'homme.
"Merci," je murmure, avant de lui faire un clin d'œil et de retourner dans la foule.
J'y parviens à peine, que Juan se matérialise soudainement devant moi.
"Putain, Em, qu'est-ce qui t'arrive ?" il crie.
"Tu vois le mec que je viens d'embrasser ? Sa salive, on dirait du kérosène," je grimace. "J'ai besoin de boire pour m'enlever le goût de la bouche."
"Alors déjà, le bar est dans l'autre sens, et en plus, t'as assez bu comme ça. Reviens à la Terre, Emilia," il siffle, en attrapant mes épaules et en me secouant d'avant en arrière. "T'es vraiment conne, j'espère que tu t'en rends compte. Pourquoi tu l'as embrassé ?
"Quoi, lui ?" Je hausse les épaules. "Je regrette pas vraiment. Il embrasse bien, au final, faudrait juste qu'il se brosse les dents."
Il se rapproche de moi, et ses yeux noirs regardent droit dans les miens. Ils brillent de colère, mais s'évasent de panique. Je sais pas pourquoi il se met dans ces états. Après tout, c'est trois fois rien.
"Putain, Emilia, tu viens d'embrasser mon père."
Je plisse les yeux. "Ton père ?"
"Oui, mon père," il s'écrie. "Hernan Sandoval, ça te dit un truc ? Tu le connais bien, tu le vois souvent. T'as roulé une pelle à mon père, Emilia. Pourquoi t'as fait ça ?"
Juan retire ses mains de mes épaules pour aller gifler son propre front. Enfin, je me dis, parce qu'à force de me secouer comme ça, il allait me filer la nausée.
"Merde, tu crois que je vais choper la chlamydia ?" je grince.
"C'est pas le putain de problème, Em," il hurle. "Pablo a tout vu. Il était là, juste derrière le bar."
"Oui, bah, c'était un peu le but," je marmonne. "Comment il a réagi ?"
"Il a pas réagi du tout. Il est resté très calme, un peu trop calme, et je t'avoue que ça me fout les jetons," souffle Juan.
"C'est bizarre," je marmonne. "J'espérais qu'il allait se fâcher. Je vais aller lui parler."
"Et empirer les choses ?" il gueule en essayant de me retenir. "Em, tu veux mourir ou quoi ?"
"Des fois, oui," je grogne, et me tortille hors de ses bras.
Une fois que je commence à chercher Pablo, c'est facile de le trouver. Il est assis sur l'un des tabourets du bar, bien occupé à faire tournoyer la glace au fond de son verre vide, tandis que les doigts de son autre main tapotent doucement l'étui de l'arme qui pend à sa ceinture.
"Écoute-moi bien, face de pute," je crache en agitant mon doigt devant son visage.
Il regarde droit à travers moi, comme s'il jetait un œil par la fenêtre. C'est comme si j'étais pas là. J'écrase mon doigt sur le bout de son nez, et il ne bronche même pas. J'aurais préféré qu'il s'intéresse à moi, juste pour cette fois.
"T'inquiète pas, Pablo," balbutie Juan, qui tente en vain de m'éloigner de lui. "Elle est juste bourrée, elle sait pas ce qu'elle..."
Pablo daigne enfin lever les yeux pour regarder son filleul.
"Pourquoi tu te soucies autant d'elle ?"
Sa voix est posée et son ton étrangement léger. Juan se fige et les doigts qu'il enfonce dans mes épaules se mettent à trembler.
"Je me soucie pas d'elle," répond-il, sa voix plus calme que son corps ne le paraît. "Mais si on peut éviter que tu la tues en pleine soirée, ça serait bien."
"T'as raison, merci du conseil," se moque Pablo. "J'attendrai jusqu'à demain matin."
"Elle sait pas ce qu'elle fait," dit Juan.
"Je sais exactement ce que je fais," je siffle.
Juan laisse échapper un soupir désespéré, et Pablo continue de refuser de me regarder.
"J'ai embrassé Hernan parce que je voulais te faire du mal, Pablo. En fait, je savais pas que c'était Hernan, je pensais que c'était juste un gars au hasard, mais franchement, je suis tellement défoncée en ce moment, que je sais pas ce qui se passe," je continue. "D'accord, j'ai embrassé le seul gars que j'aurais pas dû, parce que c'est super humiliant pour toi et en plus, il me dégoûte. Sa salive a le goût d'essence. C'est horrible. Mais tu sais, c'est la faute à pas de chance. Tant pis. Oupsi, pardon, on passe à autre chose."
"Em, s'il te plaît, ferme-là," marmonne Juan, en enfouissant son visage dans la paume de ses mains.
"Tu sais pourquoi je voulais te faire du mal ?" je bafouille, sirotant l'air entre tous les deux mots. "Parce que tu m'as blessée. Te voir avec Cassie, ça m'a fait mal, aussi. Et tu sais pourquoi ça me blesse ? C'est parce que je t'aime, Pablo."
Enfin, son regard brun rencontre le mien, comme s'il me donne à nouveau le droit d'exister. Ses lèvres se tordent, mais il ne dit rien. Les miennes tremblent, mais je ne pleure pas. On inspire tous les deux, lentement, bruyamment, mais on ne relâche jamais nos souffles.
"C'est tout ce que j'avais à te dire," je murmure.
Je recule de deux pas, et une douzaine de regards vides me suivent. Je me retourne et m'éloigne, serrant mes propres bras et les cicatrices qui les strient.
Il était un temps où ma mère m'a involontairement appris que les mensonges sont une ressource précieuse qu'il faut utiliser stratégiquement. Peut-être que l'enfer qu'elle m'a fait subir pendant toutes ces années, même si c'est la raison même pour laquelle je suis coincée ici, pourrait être la leçon qui me sauve la vie ce soir.
J'ai jamais dit à Pablo que je l'aimais.
Ce simple fait est ce qui donne à mes mots tout leur sens.
"Em, il faut qu'on parle," me dit Juan, essoufflé.
"Quoi ?" je marmonne.
Il dit quelque chose, mais j'entends rien du tout, à cause du mal qui crisse dans ma tête et des voix qui chuchotent dans mon cerveau, qui répètent encore et encore que ce n'est pas un mensonge, que j'ai dit la vérité et que la seule personne à qui je mens, c'est moi-même.
"Tu m'écoutes, au moins ?"
Juan fronce les sourcils, et m'attrape par le poignet alors que je commence à m'en aller.
"Pourquoi tu me suis partout ?" je lui demande. "Personne te force à être avec moi tout le temps, tu sais."
"Je veux juste m'assurer juste que tu vas pas te tuer par accident."
"Si je me tue, ça sera pas un accident," je ricane.
"Une raison de plus pour que je te laisse pas tranquille," murmure-t-il.
Je retourne vers ma foule bien-aimée, traînant Juan derrière moi comme un boulet accroché à ma cheville. Je veux juste danser, oublier, laisser le monde derrière moi et faire comme si de rien n'était.
Je veux redevenir aussi stupide que possible, mais quand je mets mes mains dans mes poches, elles sont vides. Toutes mes pilules ont été soit mangées, échangées contre une cigarette, offertes à un nouvel ami ou perdues dans l'herbe quand je suis tombée.
Mais la fête continue, et elle n'est pas près de s'arrêter, alors je danse encore, je virevolte, et je tourne jusqu'à ce que tout devienne flou. Puis, après un tour de plus, la foule a disparu.
Elle n'a laissé derrière elle que des gobelets éventrés, des bouteilles cassées, des paquets de cigarettes vides et des vêtements en lambeaux gisant par terre, deux filles évanouies sur un transat, et Juan, toujours éveillé, assis sur une chaise pas loin de moi.
"Où est passé tout le monde ?" je demande.
"La fête est finie, Em," grommelle-t-il. "Ça fait un moment, d'ailleurs."
"C'est nul," je gémis. "Et maintenant, on fait quoi ? Ça te dit qu'on regarde le soleil se lever ?"
Il hoche la tête et m'emmène vers un coin plus propre du jardin, avec une belle vue sur la jungle, qui s'étend jusqu'à l'horizon. Juan me tient fermement par le poignet – pour m'empêcher de tomber, selon lui – et je serre le bout de ses doigts dans la paume de ma main.
Il jette sa veste sur l'herbe pour que la rosée du matin ne nous mouille pas. Je m'allonge dessus, heureuse d'enfin pouvoir reposer mes jambes endolories et ma tête trop lourde, et j'inspire profondément.
J'ai fait des ravages toute la nuit, à prendre des pilules comme si c'était rien que des bonbons, à me frotter contre des inconnus et à embrasser Hernan Sandoval. D'une manière ou d'une autre, Dieu seul sait comment, je m'en suis tirée assez longtemps pour pouvoir voir la lueur du jour une fois de plus.
Juan fixe le sol, arrachant le gazon par poignées, cueillant des fleurs pour en arracher pétales. Moi je regarde le ciel et ses couleurs qui se muent au fur et à mesure que le soleil se lève et que la brise matinale façonne les nuages de rose et d'or.
"J'ai jamais rien vu d'aussi joli," je chuchote.
"Ouais," répond Juan. "Moi non plus."
Je me retourne pour le regarder. Il y a un léger sourire sur ses lèvres alors qu'il me fixe droit dans les yeux.
"Comment tu te sens ?" il demande, en posant sa main sur mon front.
"Pablo a raison," je marmonne en baissant la tête. "Pourquoi est-ce que tu te soucies autant de moi ?"
Juan hausse les épaules et détourne le regard. Il le pose plutôt sur le grand soleil rouge qui enfle sur l'horizon.
"Je sais pas," il murmure. "Au début, je pensais pas que ça m'arriverait un jour, mais quand j'ai appris à te connaître, et je me suis rendu compte, tu sais, au final, t'es cool."
"Cool ? Je pense pas que je sois cool."
"Je te l'accorde, hier soir, tu l'étais pas tellement, mais quand t'es pas complètement tarée, si, tu l'es. T'es marrante, quoi," il rit doucement. "Tu te souviens de ton truc d'espionne ? Ça, c'était drôle. Des fois, je me rappelle de ton Com-poudrier, et je me tape une barre tout seul."
"Au moins, t'as neutralisé mon appareil d'enregistrement avec succès," je ricane.
"Tu vois, ça c'est tellement gênant, je préfère oublier," il s'esclaffe. "Tu sais, au début, je pensais que t'étais une connasse, mais plus je te parle, plus je t'aime bien. T'es sympa, comme fille. T'es une bonne amie. J'imagine que c'est pour ça que je me soucie de toi."
"Ouais, garder tout un tas de secrets ensemble, ça rapproche," je soupire, et pose ma tête sur son épaule.
"Tu penses que tu peux garder un secret de plus ?" demande-t-il, en parlant tout bas.
"Qu'est-ce que c'est ?"
"C'est pas un secret qui se dit."
Je fronce les sourcils. "Je comprends pas."
Juan déglutit et reste silencieux.
"En plus," j'ajoute, "je pense que si j'entends un secret de plus, je vais juste imploser."
Je mime une explosion et le bruit de la chair qui éclabousse partout. Juan hoche la tête, les lèvres serrées.
Je bâille. "Je crois que je vais aller me coucher."
"Putain, enfin," il soupire. "Tu veux que je te raccompagne ?"
"Ça va aller," je réponds. "Merci de pas m'avoir laissée crever, ce soir. T'as fait du bon boulot."
"De rien," il marmonne, et lâche un petit au revoir alors que je me lève et pars.
Je retourne dans la chambre. Elle semble douce et paisible, baignée dans la fraîche lumière de l'aube. Le sol a été nettoyé, le tiroir réparé et les draps doivent avoir été changés, puisque je n'y vois plus une tache de sang. Pablo est allongé dans son lit, enveloppé dans les couvertures, ronflant bruyamment.
Je me glisse sous les draps, mais je ne peux pas fermer les yeux. Je peux toujours entendre des murmures lointains qui résonnent dans mon crâne, et mon cœur rebondit encore au rythme d'une chanson qui a cessé de jouer depuis un moment. Je n'arrête pas de me demander combien de temps j'ai passé dans cette transe tourbillonnante.
Rien qu'hier, il me semble, Pablo m'a offert des fleurs. Elles sont toujours là, sur la table de chevet, mais elles sont déjà fanées.
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