57. UNE PROIE FACILE

Le soleil est froid sur ma peau. Je n'entends plus le chant des criquets, ni celui des oiseaux. Le jardin est mort et même si le vent souffle encore, il ne fait plus danser les branches des grands arbres.

Les couloirs semblent plus longs, et les parcourir devient un voyage sans fin ni but. Le grand hall semble plus vaste, mais moins grandiose que d'habitude.

Mes chansons préférées ne sonnent plus de la même manière, ma piña colada a un arrière-goût amer. En soirée, quelqu'un suggère de glisser dans l'escalier sur un matelas, et même ça, ça ne suffit pas à me faire sourire plus de deux minutes.

Le soleil couchant a perdu ses couleurs, le ciel nocturne ses milliers d'étoiles. Mon dîner n'a aucune saveur, et de toute façon, je n'ai même pas faim. Je plane encore un peu, et même les nouvelles couleurs que j'hallucine n'arrivent plus à m'émerveiller.

Il m'a évitée toute la journée, et ce soir il a disparu. Depuis, le monde entier me semble dépeuplé.

C'est lui que je vois quand je ferme les yeux. Son sourire fugace, quand je me suis retournée pour lui faire face, et que ses mains serraient encore ma taille, juste avant que je ne lui dise que je l'ai pris pour autre.

Ça me fait mal de lui faire du mal, mais la plus douloureuse de toutes les pensées, c'est que cet incident pourrait me faire perdre l'un de mes seuls amis, et mon plus grand allié.

Depuis, Juan ne m'a pas dit un seul mot, il ne m'a pas jeté un seul regard, pas même de travers. Sans lui pour partager un verre et perdre la tête ensemble, cette nuit de folie devient un fossé de solitude.

Je m'éveille aux premiers rayons de soleil le lendemain matin, toujours au lit et aux côtés de Pablo. Il a pas encore essayé de m'étouffer avec un oreiller, et du coup, je suppose qu'il ne sait rien de ce qui s'est passé hier soir.

L'absence de Juan ne m'empêche pas de boire. En vérité, notre duo dynamique est un terrible trio si on compte l'alcool, et tant qu'il y a des centaines de bouteilles cachées dans les placards de chez Pablo, je ne serais jamais vraiment seule.

J'erre dans la maison, un cocktail à la main, fixant d'un regard noir tous ceux qui osent œiller mon verre un peu trop longtemps. Je suis pas d'humeur pour les jugements et encore moins les leçons de morale.

Tout ce que je veux, c'est quelqu'un à qui parler, quelqu'un pour me sortir de ma misère, de ma folie, ou quel que soit le nom qu'on donne à l'état d'esprit dans lequel je me trouve.

Dehors, dans le jardin, juste à côté de la grille en fer forgé qui mène aux quartiers de bonnes, sous une arche de pierre blanche et les branches tordues des bougainvilliers, deux femmes de chambre se tiennent la main, assises sur un banc. L'une porte un uniforme bleu ciel immaculé et l'autre, un tablier vert menthe taché par ses larmes.

"Un dia me dice si, el siguiente dice que no," renifle Majo, alors que je m'approche d'elles. "Justo ayer quería coger y hoy me dice que se arrepiente. Te lo juro Mafer, ese chavo está loco."

Un jour, il me dit oui, et le lendemain, il dit non. Rien qu'hier, il voulait qu'on couche ensemble et aujourd'hui il me dit qu'il regrette tout. Je te jure, Mafer, ce mec est taré.

"Salut," je dis aux filles, en avalant ce qui reste de mon verre d'une longue traite. "Vous avez pas vu Juan ?"

"Si lo veo, lo mato," crache Majo, avant d'éclater à nouveau en sanglots.

Si je le vois, je le bute.

Mafer flatte doucement le dos de son amie. Quand ses yeux croisent les miens, elle pince sa lèvre du bas entre ses dents.

"Qu'est-ce qu'il s'est passé ?" je demande.

"Juste un chagrin d'amour," murmure-t-elle. "C'est rien."

Majo enfouit son visage dans ses mains et laisse échapper un cri de frustration.

"A las mujeres las come, las mastica y las escupe como mierda," elle bouillonne.

Les femmes, il les mange, les mâche et les recrache comme de la merde.

Elle relève la tête, les joues et les yeux écarlates, et regarde droit vers moi.

"No soy la primera, y no vas a ser la última."

Je suis pas la première, et tu seras pas la dernière.

Les yeux de Mafer s'écarquillent, et elle serre les dents pour empêcher sa mâchoire de tomber. Majo s'enfuit en sanglotant bruyamment, et quand la poussière qu'elle soulève dans son sillage retombe enfin, Mafer est en train de me fixer.

"Toi et Juan," elle chuchote. "C'est pour ça qu'il a rompu avec Majo ?"

"Oh non, elle– ça a rien à voir avec moi. Il se passe rien entre nous," je balbutie. "On est juste amis."

Elle fronce les sourcils, et tripote nerveusement son tablier. "Pourquoi est-ce qu'elle croit que c'est de ta faute, alors ?"

"J'en sais rien, mais elle a tort," je marmonne.

Un soupir glisse d'entre ses lèvres entrouvertes.

"Méfie-toi de lui," elle me dit.

Je hoche la tête et déglutis, et Mafer me sourit tendrement. Quand elle montre ses petites dents crochues comme ça, ça ne manque jamais de me réchauffer le cœur, un peu comme quand le soleil perce à travers les nuages un jour de grand froid.

Elle tapote le dessus du mur sur lequel elle est installée, et je m'assois à côté d'elle.

"Tu penses que Majo a raison à propos de Juan ?" je demande. "Que c'est un connard ?"

"Je crois que c'est le genre de mec qui tombe pas amoureux," murmure-t-elle. "Il cherche juste les proies faciles."

Une proie facile. Ça me rappelle quelque chose, mais je sais plus quoi. J'ai beau tenter de me souvenir de ce qu'on m'a dit sur les hommes qui cherchent des proies faciles, ma mémoire est aussi floue que ma vue un samedi soir à deux heures du matin.

Pourtant, je suis sûre que j'ai déjà entendu ça quelque part, et j'ai comme l'impression que ça venait de Juan.

"Qu'est-ce qu'il a fait ?

"Il s'est servi d'elle. Il savait qu'elle voulait de l'attention et de l'affection, mais tout ce qu'il voulait, c'était du sexe. Alors il lui a menti," elle marmonne. "Il lui a promis la Lune, il arrêtait pas de lui dire à quel point elle était meilleure que sa fiancée et toutes les autres avec qui il a couché. Il lui a dit qu'il aurait préféré l'épouser elle, mais dès qu'il a trouvé quelqu'un d'autre à se taper, il l'a larguée."

"Ouais, bah en tout cas, ce quelqu'un d'autre, c'est pas moi," je réponds.

"Je sais," murmure-t-elle. "Mais promets-moi que tu feras attention."

Ses grands yeux bruns profonds fixent les miens, et ses sourcils se froncent, l'air de me rappeler à l'ordre. Mes joues rougissent et je me sens mal– aussi gênée que dans l'un de ces cauchemars d'enfance où tu te retrouves tout nu devant ta classe.

"Tu trouves que je suis une proie facile ?" je lui demande à voix basse.

Elle inspire profondément. Un peu trop profondément. Son regard rompt avec le mien, et glisse honteusement au sol quand elle répond.

"Non."

"T'as pas besoin de me mentir," je soupire. "J'imagine que je suis une proie facile. Il y a tout plein d'hommes qui profitent de moi."

"Qu'est-ce que tu veux dire ?"

"Déjà, Gustavo c'est l'exemple le plus évident," je pense à voix haute. "Et puis, tu te souviens de la fois où je suis allée dans un club à la plage ? Il y avait un gars là-bas, il m'a trouvée seule, un peu perdue, une proie facile, en gros. On a dansé ensemble, discuté un peu, dansé encore et puis il a essayé de mettre de la drogue dans mon verre. Juan m'a sorti de là avant que le mec puisse faire quoi que ce soit. C'est en partie pourquoi on est amis, maintenant."

Pourquoi on était amis, peut-être. Parce que si Mafer a raison, alors il m'a vu comme une proie facile, une fille qui planait un peu trop haut pour remarquer contre qui je me frottais. L'occasion parfaite pour m'embrasser dans le cou et me peloter les seins. Je serre les dents rien qu'en y pensant.

"Qu'est-ce qui va pas, Emilia ?" demande Mafer.

Je garde les yeux rivés sur le fond de mon verre vide. "Rien."

Elle m'entoure d'un bras frêle, et je pose ma tête sur son épaule, nichant mon visage dans ses cheveux soyeux, comme s'ils étaient un rideau qui me cacherait de tous mes chagrins.

"Tu sais, quand t'y penses, même Pablo a dû me voir comme une proie facile," je grogne. "Je lui ai tout dit sur moi, alors non seulement il pense que j'ai des daddy issues, mais en plus il sait que je suis complètement en manque d'amour. Et par-dessus tout ça, j'ai pas d'autre choix que de bien m'entendre avec lui si je veux qu'il m'épargne la vie."

"Tout est pas si noir ou blanc. T'es bien plus que ça," chuchote-t-elle, en enroulant une mèche de mes cheveux autour de son doigt. "Quand je te regarde, je vois une belle personne, une femme parfaite. Quelqu'un d'intelligent, avec un sens de l'humour, et qui est beaucoup plus forte qu'elle le pense. Je t'admire, tu sais, et je suis sûre que je suis pas la seule. Il y a plein de bonnes raisons pour lesquelles un homme comme Pablo tomberait amoureux de toi."

Sa voix douce et ses tendres paroles parviennent à m'arracher un sourire des lèvres. Mafer savait toujours quoi dire et comment me guérir. Peut-être que c'est qu'un petit pansement sur une plaie béante, mais c'est le pansement le plus cool et le plus apaisant du monde, comme ceux qu'on donne aux enfants, avec leur personnage de dessin animé favori dessus.

Tout près de nous, j'entends le gravier craquer sous de lourds pas, et je m'enfonce un peu plus au creux de l'épaule de Mafer. Qui que ce soit, j'espère qu'ils va nous ignorer et qu'il s'en ira. Je prie pour qu'il aille se perdre dans la jungle et trouve un bâton pointu pour s'occuper, et pourquoi pas se le fourrer là où je pense. Mais à travers les longues mèches des cheveux ébènes de Mafer, je vois une paire de bottes boueuses qui s'arrête juste devant moi.

Il n'y a pas une seule personne au monde à part Mafer qui pourrait rendre ce moment meilleur plutôt que pire. Je ne veux pas qu'on me dérange, je ne veux plus voir personne.

"Je pense que tu m'oublies, Bébé Chien," marmonne une voix grave. "Maintenant, tu me viens plus voir."

Personne, sauf Oso.

Je lève la tête si vite qu'elle se cogne contre la tempe de Mafer. Oso ouvre grand ses bras, et je me jette dedans. Il me serre contre lui et je le tiens aussi fort que possible, comme si j'allais tomber raide morte à la seconde où je le lâchais.

"Serre pas trop fort, mon yeux va exploser comme du pop-corn," il rit.

Pendant un instant, tout va bien. Le monde entier autour de moi, si cruel qu'il soit, a disparu. Il aurait pu être aspiré dans un trou noir et j'aurais rien remarqué. C'est un doux moment, où il ne reste plus qu'Oso et Mafer, deux personnes en qui j'ai une confiance aveugle, les seules qui ne m'ont jamais trahie ou blessée.

"Pourquoi tu pleurer maintenant ?" murmure Oso, essuyant une larme de ma joue du bout de son pouce. "Tu je te manque trop ?"

Je hoche la tête et il me serre fort dans ses bras. Par accident, je lui marche sur ses orteils, mais plutôt que de crier et de me repousser, il me serre de plus près et se balance d'un pied sur l'autre.

Ça me rappelle une nuit, il y a une moitié de vie de ça, où je me suis appuyée sur les chaussures de mon père et qu'on a dansé juste comme ça, quand j'étais petite et que tout allait bien.

"Que pasó ? Quién le hizo esto ?" demande-t-il.

Qu'est-ce qu'il s'est passé ? Qui lui a fait ça ?

Je sais pas ce que Mafer lui dit, ni même si elle a répondu, mais les bras d'Oso se serrent encore plus autour de moi.

"Comment je te rend heureux ?" demande-t-il. "Je peux faire des blagues, chanter la chanson de Pitbull, on peut courir, on peut acheter de la crème glacée ou du sucre de coton."

"Tout ça," je glousse. "Je veux tout, sauf le jogging."

"On peut aller à San José," il suggère.

Il doit voir mes yeux briller de joie, car son visage s'illumine soudain d'un grand sourire.

"Mafer, tu veux venir avec nous ?" je demande.

"Je sais pas si Pablo nous laisserait," marmonne-t-elle. "Moi ou toi."

Je hausse les épaules. "Il m'a dit que je pouvais aller où je veux tant que je suis le protocole. Et techniquement, tu travailles pour moi, non ? Donc je peux décider si tu viens ou non."

On décide rapidement d'une stratégie. Pendant que Mafer part enfiler autre chose qu'un uniforme, Oso va remplir la paperasse, et moi je vais faire les yeux doux pour demander à Pablo de me laisser sortir, et lui répondre que c'est un connard et un hypocrite s'il refuse.

Alors que je traverse le couloir, un garde m'avertit que Pablo est en train de me chercher. Mon cerveau oscille entre les pensées, d'une part je me dis, "génial, moi aussi," et d'autre part, je peux pas m'empecher de penser, "et merde, qu'est-ce que j'ai fait maintenant".

Je me dirige en haut, vers la chambre, où on m'a dit que je le trouverais, et la tension monte avec chacun de mes pas.

Je le trouve assis sur le lit, avec un bouquet de fleurs entre les mains et un sourire radieux sur sa gueule.

"C'est pour toi," il dit en me tendant le bouquet. "J'espère qu'elles te plaisent."

"Elles sont magnifiques," je murmure. "C'est pour quoi ?"

Pablo arque un sourcil. "Pour décorer, j'imagine ? Je sais pas, je les trouvais jolies dans tes cheveux hier, alors je suis allé t'en cueillir ce matin. J'ai pas besoin d'une raison en particulier pour t'offrir des fleurs, non ?"

"Non, pas vraiment," je réponds doucement. "Merci, Pablo."

Il prend les fleurs de mes mains et les pose sur la table de chevet. Ses lèvres plongent au creux de mon cou, et sa main sous ma robe. Alors que ses doigts griffent l'arrière de ma jambe et qu'il me pousse sur le lit, des alarmes se déclenchent dans ma tête.

Une proie facile, elles crient. T'es rien qu'une proie facile. Il m'a donné des fleurs pour me faire plaisir, et maintenant il veut baiser. Ce qu'il sait pas, c'est que j'en ai fini d'être une proie facile, et me refiler un tas de plantes mortes attachées ensemble avec un bout ficelle ne suffit plus à me faire écarter les cuisses.

"Pablo," je dis, pressant ma main au centre de sa poitrine. "Je voulais te demander quelque chose."

"Hmm ?"

Son souffle s'accélère, ses mouvements se brusquent, ses mains s'agrippent à mes hanches alors que je tortille pour m'en sortir.

"Je peux aller à San José ?"

"Bien sûr," murmure-t-il. "On ira plus tard si tu veux."

"Je voulais dire maintenant, avec Oso, et euh, Mafer. Pas nécessairement... " J'avale la boule dans ma gorge. "...avec toi."

Il s'éloigne de moi et s'assoit sur le lit, grimaçant lorsqu'il réajuste sa bite sous son jean.

"Pourquoi ?" il soupire.

"Je me suis dit que tu serais trop occupé."

"Et tu vas y aller habillée comme ça ?" grommelle-t-il en me regardant de la tête aux pieds. "Elle est un peu trop courte, cette robe."

Je hausse les épaules. "Ouais, mais elle a des poches."

"Qu'est-ce que tu veux foutre avec des poches ?"

Je lève les yeux au ciel. "Je vais y mettre tous les hommes que je vais attirer avec ma robe trop courte, tiens."

"Tu peux sortir à une condition," il siffle, bien qu'un sourire discret se dessine sur ses lèvres. "Que ton garde du corps bute chaque mec qui ose te regarder."

"Je lui dirai. Merci," je murmure, alors qu'il laisse un baiser sur ma mâchoire, juste en dessous de mon oreille.

Je souris en me levant, mais j'ai le cœur lourd en quittant la pièce. Il y en a qui ont fait bien pire que de me regarder, et certains d'entre eux n'ont toujours pas payé le prix que Pablo mettra sur leurs péchés.

Les frissons qui me parcourent le dos deviennent un blizzard lorsque je me demande quand est-ce que j'ai vu Juan pour la dernière fois.

J'atteins la porte d'entrée en même temps que les Sandovals, mais il n'y a qu'Hernan et Manée, et les regards sombres sur leurs visages.

"Il est où Juan ?"

Les mots glissent en panique d'entre mes lèvres. Leurs yeux s'écarquillent et leurs sourcils se froncent, comme si je venais de leur poser la question la plus étrange du monde.

"Quoi ?" Manée bronche.

Leurs airs sombres s'estompent. Peut-être que ce n'étaient des ombres sur leurs traits, le fruit de mon imagination, ou alors l'état typique de visages de au repos.

"Salut Em." La tête de Juan apparaît au coin de la porte d'entrée, des poches sous les yeux et une cigarette entre les lèvres. "Quoi de neuf ?"

Si Pablo n'a pas tué Juan pour ce qu'il a fait la veille, c'est qu'il n'en sait rien. Mais s'il était là pour voir comment Juan me regarde, son regard coulant mes jambes nues comme de la mélasse, il l'aurait abattu de toute façon.

"Rien," je réponds, trébuchant sur mes mots et les marches qui descendent de l'entrée. "Je me demandais juste. À tout à l'heure."

Je me précipite vers le pick-up qui m'attend, son moteur grondant d'impatience, et je grimpe sur le siège passager avant que quelqu'un ne puisse me rattraper et me dire quoi que ce soit de plus gênant.

"Sois gentil avec ma voiture," marmonne Oso quand je claque la porte derrière moi.

"Pardon."

Je jette un coup d'œil par la lunette arrière, au-delà de la banquette des passagers et le sourire extatique sur le visage de Mafer. Juan a toujours les yeux rivés dans ma direction, et j'ai l'impression que même San José n'est pas assez loin pour fuir son regard.

"Let's go, girls," déclare Oso, sa voix grave faisant écho à celle de Shania Twain à la radio.

Allons-y, les filles.

Même la vue de mon garde du corps, dont la silhouette imposante fait passer la Toyota Escape blindée pour une 2CV remplie de clowns, et qui chante à tue-tête que le mieux d'être une femme, c'est la prérogative de s'amuser un peu, n'évoque pas plus en moi qu'un sourire pincé.

Oso appuie frénétiquement sur le bouton qui baisse la fenêtre côté passager, et soupire bruyamment quand je ne sors pas la tête pour sentir le vent frapper mes joues.

"Bébé Chien, tu veux une blague ?" il propose.

"Vas-y."

"Pourquoi la petite fille tombe du balançoire ?"

"Pourquoi ?"

Il rit avant même de dire la chute et inspire profondément pour se ressaisir.

"Parce qu'elle a pas de bras."

Oso s'esclaffe si fort que je me demande si ses poumons ne risquent pas de s'affaisser. Il frappe la paume de sa main sur le volant, klaxonne accidentellement, et ça le fait rire encore plus fort.

"C'était vraiment nul, Big Papi."

Il lève les yeux au ciel et quelques larmes de joie tombent de leurs coins.

"D'accord, j'ai une mieux," il dit. "C'est qui l'animal le plus stupide de la jungle ?"

"Je sais pas."

"L'ours polaire."

Je fronce les sourcils. "Hein ?"

"L'ours polaire !" s'écrie Oso. "Parce qu'il est très perdu. Il vit pas dans la jungle."

"Oh mon dieu," je ris. "Je crois que c'est la pire blague que j'aie jamais entendu."

"Arrête le mensonge, tu sais que c'est rigolo," il ricane. "Tu sourire parce que c'est rigolo, Bébé Chien."

D'ici là qu'on atteigne le centre animé de San José, je me sens déjà mieux. Le soleil est plus chaud, les couleurs plus vives et mes pensées se sont enfin éclaircies. Il n'y a même pas un soupçon du parfum de lavande qui flotte dans l'air.

Être entouré par la ville et ses habitants, certains au travail et d'autres se prélassant sur les plages du lac, c'est comme être sur une autre planète. Une planète paisible, où ni Juan ni Pablo n'existent.

Oso et moi, on achète des bières et des glaces à la crème brûlée dans un petit stand au bord du lac. Mafer, elle, choisit un granité aux agrumes avec un drôle de petit parasol en papier dessus. On plonge nos pieds dans le sable chauffé par le soleil, on patauge dans l'eau cristalline du lac et on pleure de rire aux blagues de merde d'Oso.

"Attends, j'en ai une bonne," je dis. "Comment on appelle un écureuil sans yeux ?"

Oso éclate de rire. "On peut pas l'appeler, parce qu'il entendre pas. Très bonne blague."

"J'ai dit un écureuil sans yeux, pas sans oreilles."

"L'écureuil ça pas d'oreilles."

"Mais bien sûr que si– arrête de gâcher ma blague, Big Papi," je glousse, en foutant un coup de pied dans l'eau pour lui éclabousser le visage. "On appelle ça un curuil."

"Curuil ?" répète Oso. "Je pas comprendre."

"Un écureuil sans E ?" je soupire. "Genre, la lettre E."

"Ma blague elle était mieux."

Je lui bouscule l'épaule pour l'embêter, et en retour il essaie de m'attraper. C'est drôle, je trouve, à quel point je suis habituée au danger. Le flingue d'Oso est juste là, dissimulée sous l'élastique de son short de bain, et je ne réagis même plus chaque fois qu'elle apparaît sous sa chemise.

Depuis que je suis avec Pablo, j'en ai vu, des choses horribles, et j'en ai vécu bien des pires. Trop souvent je me suis retrouvée trop souvent du mauvais côté d'une arme, à craindre pour ma vie. La violence est partout, en chaque garde, sous chaque étui, dans chaque crâne, elle se profile au coin de chaque mur.

Ça m'apaise d'être loin de tout ça, même si ce n'est que pour quelques heures. Je me sens plus en sécurité seule avec Oso et Mafer, et j'ai vraiment besoin d'une pause pour me vider la tête.

Le fait qu'Oso soit l'un des seuls hommes de San José à avoir une arme à feu rend les choses encore meilleures, parce qu'il n'y a pas un seul homme qui n'ose me jeter un coup d'œil. Bien qu'on soit bruyants, braillards et peut-être un peu casse-couilles, j'ai l'impression d'être au sommet du monde. Aujourd'hui, je suis tout sauf une proie facile.

Après tout ce temps sous le soleil brûlant, et toutes ces émotions, ma gorge s'assèche, elle me démange, et appelle un autre verre.

"Eh, papa, est-ce qu'on peut–" je commence à dire, mais une honte accablante me stoppe net. "Merde, faut que j'arrête de t'appeler comme ça."

"Arrête jamais, Bébé Chien," Oso sourit, avant de pointer Mafer du doigt. "On est ton maman et papa."

"Mafer peut pas être ma mère, elle est plus jeune que moi," je ris.

"Combien d'ans ?"

"Vingt et un," répond Mafer.

Je fronce les sourcils. "Déjà ? J'ai raté ton anniversaire ?"

"Ouais, c'était il y a pas longtemps." Elle hausse les épaules et esquisse un tendre sourire. "C'est pas grave, t'inquiète pas."

"Euh, si, c'est très grave," je m'écrie. "Il faut qu'on fête ça !"

"On fait la fête d'anniversaire dans mon restaurant préféré," déclare Oso. "C'est pas loin."

"C'est moi qui invite," je renchéris. "Avec la carte bleue de Pablo."

On finit par déjeuner dans le joli restaurant qu'Oso a suggéré, une cabane en bois posée sur une jetée qui s'étend sur le lac. On commande un seau rempli de bières fraîches et on partage trois assiettes de poisson frit, des gambas à l'ail et un énorme bol de ceviche. Oso mange la plupart de la nourriture, et moi je bois la plupart des bières.

Pour le dessert, on demande à l'un des serveurs de sortir un petit quelque chose pour l'anniversaire de Mafer. Je commande un gâteau des anges, parce que je trouve que ça convient bien à Mafer, mais au final il nous ramène une génoise ordinaire avec un fin coulis à la fraise et une seule bougie plantée sur le dessus.

Néanmoins, on lui chante quand même 'Joyeux anniversaire' avec tout l'entrain du monde. Oso m'apprend à le dire en espagnol, mais il m'explique plus tard qu'il ne faisait que gueuler à quel point il voulait manger du gâteau.

On bavarde un peu, observant les oiseaux qui virevoltent au ras du lac. On se raconte nos vies, on rattrape toutes les petites conversations insignifiantes qui nous ont manquées ces derniers temps. Enfin, Oso et moi, on le fait. Mafer, elle, garde les yeux rivés sur son téléphone.

"À qui t'envoies des messages ?" je demande.

Elle rougit et cache vite l'écran sous la table.

"C'est ton petit ami, c'est ça ?" je lui dis, un sourire aux lèvres.

Oso fronce les sourcils. "Mafer, tu as un petit ami ?"

"Oui, oui," je glousse. "Et je crois que je sais qui c'est."

Ses lèvres s'entrouvrent, ses yeux s'écarquillent et ses joues virent à l'indigo.

"Je pense pas que tu le connaisses, Emilia," elle rit doucement.

"C'est pas José Galdámez ?"

Oso éclate de rire et Mafer manque de s'étouffer avec un morceau de gâteau.

"Très bien, Bébé Chien," s'esclaffe Oso. "Meilleure blague de l'histoire du monde."

"T'as bien dit que ton petit ami s'appelait José, non ?" je marmonne. "Je vois pas ce qu'il y a de si drôle."

"José Galdámez, l'ami de Pablo ? Monsieur grand businessman ?" Oso continue de rire, presque à s'en rouler par terre. "Jamais il va sortir avec une fille comme Mafer."

Mafer resta silencieuse, les lèvres serrées, à se tortiller sur son siège et tripoter la serviette qu'elle a soigneusement pliée sur ses genoux. L'air triste sur son visage fait sonner ma corde sensible d'une note lancinante.

"C'est pas très sympa, Oso," je rétorque. "Il y a pas de quoi se moquer d'elle."

Elle sourit un peu, et il nous faut pas longtemps avant qu'on décide qu'il est temps de rentrer à la maison. Le soleil est presque couché, des nuages noirs gonflent sur l'horizon, et il y a une fête chez Pablo ce soir où je serai attendue.

"Mafer, ce que je t'ai dit tout à l'heure, et le truc du petit ami," je lui murmure sur le chemin du retour. "Je suis désolée si j'ai dit quelque chose de..."

"T'inquiète pas," dit-elle avec un sourire chaleureux. "Il y a pas de mal."

"Alors c'est pas lui ?" je demande. "Parce qu'il est quand même plutôt bel homme."

"Non, non, c'est pas lui," glousse-t-elle. "Mon José à moi, il est encore mieux."

Je lui souris en retour. "J'aimerais vraiment le rencontrer, un jour. Quand t'en parles, il a l'air incroyable."

"Bientôt, peut-être," répond-elle, l'air rêveur, avant de s'éclaircir la gorge. "Mais, juste par précaution, il vaut mieux que t'en parles à personne, de mon petit ami. Il y a des bonnes qui ont déjà eu des ennuis pour des trucs comme ça."

"Compris," je souffle. "Bouche cousue."

Elle se retourne et je laisse sortir la grimace que je retenais. Garder la bouche cousue, c'est pas vraiment mon point fort.

Ma grande gueule et moi, on en a parlé à pas mal de gens du petit ami de Mafer. J'ai même un souvenir flou d'une fête, où j'ai raconté à un inconnu que ma femme de chambre était "un peu mon idole quand il s'agit d'amour" et j'ai plus ou moins inventé que son petit ami était un "millionnaire philanthrope".

Je me change vite les idées, en chantant à tue-tête les paroles de nos chansons préférées, jusqu'à ce qu'on arrive à la maison.

Au final, j'ai passé une très bonne journée. Mon esprit est vide, mon ventre est plein, ma peau est bronzée et mon moral remonté.

Je monte à la chambre pour aller me changer et jeter un coup d'œil aux jolies fleurs que j'ai laissées ce matin sur la table de chevet. Puisque Mafer et moi on était parties tout l'après-midi, je doute que quelqu'un d'autre aie pensé à leur trouver un beau vase et de à les mettre dans de l'eau.

Je pousse la porte de la chambre. Les fleurs sont encore éparpillées sur la table de nuit, et Pablo est assis sur le lit, les yeux révulsés et la bouche entrouverte.

Mon cœur se serre dans ma poitrine.

Pablo a le pantalon autour des chevilles, et entre ses jambes, la tête d'une jolie blonde.

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