37. INFERNAL
Jour 1.
Dieu merci, je suis tellement engourdie que je ne sens rien. J'ai d'énormes hématomes qui s'étendent sur mes côtes, mon ventre et mes hanches. Ils tâchent ma peau d'une centaine de nuances d'indigo, de mauve et d'écarlate, on dirait un ciel orageux juste après le coucher du soleil. Ils ont l'air douloureux, mais j'ai seulement mal si je les touche, alors je les touche pas.
Je les regarde pendant quelques heures, faute d'avoir mieux à faire. Je pourrais jurer que leurs couleurs se mettent à tourbillonner chaque fois que mes tripes grouillent de faim.
Je fixe mon reflet dans le miroir comme on observe un tableau dans un musée d'art moderne, la tête penchée sur le côté et les sourcils froncés. J'essaye d'interpréter les formes et les couleurs, en essayant de me souvenir, quel coup a causé quelle blessure, et de me décider si je pense que l'ecchymose sur ma hanche ressemble plus à un éléphant ou à un avion.
Il y avait trois petits bleus sur mon avant-bras, là où Pablo l'a attrapé et a enfoncé ses doigts. Trois points de suspension gravés dans ma peau, comme un rappel constant que je n'ai aucune idée de ce qui va se passer demain.
La maison est drôlement silencieuse, sans vie, comme si tout le monde l'avait désertée en me laissant seule ici. Je n'ose pas crier à l'aide, par peur que la personne qui répondrait à mon appel ne m'apporte pas d'autre réconfort qu'une mort rapide. Même si j'avais eu envie de crier, je n'aurais pas pu, car après tous les hurlements que j'ai poussé ces deux derniers jours, je n'ai plus de voix.
Je retourne à mon lit sur la pointe des pieds, évitant soigneusement le tapis de verre brisé qui s'étend sur le sol autour du vase que Pablo a cassé. Je passe le reste de la journée recroquevillée sous mes draps de satin, les yeux rivés sur la porte de ma chambre. Je suis trop fatiguée pour bouger et trop effrayée pour dormir.
Jour 2.
Pablo n'est toujours pas venu me rendre visite. Ou peut-être qu'il est venu, et j'ai rien remarqué. Aucun signe de Mafer, non plus, ni même d'Oso. Tout ça, ça veut dire ni nourriture, ni compagnie. Ça veut dire que des gargouillements douloureux me déchirent l'estomac chaque fois que je pense à un repas chaud, et que des larmes brûlantes coulent sur mes joues chaque fois que je pense à quelqu'un.
Je passe la majeure partie de la journée allongée près de la porte, la tête tordue pour regarder à travers la petite fente qui la sépare du sol, en espérant voir l'ombre d'un pied.
Et pourtant, il n'y a pas un seul signe de vie dans toute la maison. Pas de bruits de pas, pas de musique, pas de voix ni de rires. J'entends jamais rien d'autre que mes reniflements incessants et les grondements bruyants de mes tripes.
Parfois, j'ai l'impression d'être en train de mourir. Parfois, j'ai juste envie de mourir. Je passe quelques heures à chercher la petite pilule de cyanure, mais j'arrive pas à la trouver. J'arrête de le chercher quand je me souviens que je dois survivre, ne serait-ce que pour emmerder Pablo.
Pour faire passer le temps, je réarrange mes crayons par couleur, mais je n'arrive pas à me décider sur l'ordre. Est-ce que le crayon rose va avant le rouge ou après le violet ?
Sur la boîte, c'est écrit que les crayons ne sont pas toxiques. Donc techniquement, ils sont comestibles. La nuance de rose s'appelle "barbe à papa," et rien que de lire ces mots, ça me met l'eau à la bouche.
C'est probablement pas ce qu'il y a de plus nutritif, mais si je mange le crayon rose, je ferais d'une pierre deux coups : déjà, je remplirais mon estomac, même si c'est juste un peu, et deuxièmement, je n'aurais pas à me prendre la tête sur la place de la couleur rose dans un arc-en-ciel.
Je mords la pointe du crayon. C'était pas une très bonne idée. Il s'avère que les crayons de cire ont un goût particulièrement horrible. Comme un mélange de paraffine et de désespoir total.
Ça fait que deux jours que je suis captive, et je suis déjà en train de bouffer des crayons. Clairement, je vais pas tenir très longtemps.
Jour 3 ? Peut-être 4 ? Je crois que j'ai trop dormi.
J'ai essayé de reconstruire le vase. Pas parce que j'en ai besoin, mais parce que je me suis dit que ça serait amusant, un peu comme un puzzle en 3D. C'est pas le cas. Tout ce que je reconstruis s'effondre en deux minutes, et j'arrête pas de me couper les doigts sur des bouts de verre brisé.
Je trouve enfin la pilule pendant que je passe au crible tous les morceaux cassés du vase. J'essaye de le jeter par la fenêtre, mais j'arrive à l'ouvrir. La poignée semble tourner dans le vide, comme si on l'avait cassée exprès. J'imagine que c'est un genre de mesure de sécurité pour m'empêcher de sortir la tête et appeler à l'aide.
J'attrape la pilule, ferme les yeux et fais trois tours sur moi-même pour la jeter par-dessus mon épaule, quelque part au hasard dans la chambre, en espérant que "loin des yeux, loin du cœur" suffirait à me protéger de la tentation.
Mais quelques heures et pas un seul repas plus tard, je suis de retour à quatre pattes, à ramper dans tous les coins de la pièce pour retrouver cette putain de pilule.
À la place, je tombe sur une bouteille de rhum. Ce qu'il en reste, au moins– pas plus que deux ou trois gorgées. Elle a dû rouler sous le lit pendant une de mes soirées avec Mafer, qu'on passait à boire, bavarder et jouer aux Morpions. Je pose la bouteille sur la coiffeuse, et la garde en cas d'urgence.
Je passe toute la nuit les yeux rivés sur la bouteille. Les restes de rhum ambré au fond semblent briller comme de l'or liquide. Mes yeux pétillent, de larmes plutôt que d'émerveillement. J'ai mal au ventre et j'ai envie de savourer autre chose que la pointe d'un crayon rose ou l'eau du robinet. Je me lèche les lèvres si souvent qu'elles deviennent gercées, et le goût du sang sur ma langue ne fait qu'amplifier mon désir de boire une gorgée de rhum.
C'est une urgence.
J'avale tout ce qui reste de la bouteille d'une seule gorgée, comme une sauvage. La saveur sur ma langue est douce comme du miel avec un fort arrière-goût de kérosène. Non pas que j'ai déjà essayé de boire du carburant, mais j'imagine que ça me brûlerait la gorge tout pareil.
Au début, c'est marrant. Je me sens légère comme une plume et joyeuse comme un enfant. Je danse dans ma chambre, je ris un peu, je berce la bouteille comme un bébé. J'aime bien ce sentiment de perdre le contrôle, d'abandonner toutes mes pensées terribles et les remplacer par l'ivresse et le vide.
Mais très vite, ma tête se met à tourner, à m'entraîner dans une spirale infernale. Je m'allonge sur le sol, les bras écartés et les yeux rivés au plafond, mais boire l'estomac vide transforme ma petite chambre en un putain de Gravitron.
Je ferme les yeux pendant un moment. Je ne sais pas si j'ai cligné des yeux, si je me suis évanouie, si je suis morte ou si je me suis endormie. Quand je les ouvre à nouveau, une lumière crue me brûle les pupilles. Je rampe jusqu'à l'interrupteur et escalade le mur pour l'atteindre.
Peu importe le nombre de fois où je frappe ce con de bouton, la lumière ne s'estompe pas. En fait, elle brille de plus en plus fort. Il me faut beaucoup trop de temps pour me rendre compte que c'est la lueur du jour qui me pique les yeux. C'est déjà le matin.
Alors, jour 5, je suppose.
"Va te faire foutre, Soleil de merde," je marmonne.
J'essaye de me taire, en appuyant mon index sur mes lèvres et en me foutant un doigt dans l'œil au passage. Je veux pas attirer l'attention, surtout dans cet état.
Je m'effondre contre le mur de la chambre et je réfléchis. Comment j'ai réussi à mettre un doigt dans l'œil alors que je voulais toucher ma bouche ? Soit j'ai de très longs doigts, soit mon visage est incroyablement petit. Je regarde mes mains. Ma peau est sèche et pâle, tendue sur les os saillants de mes poignets.
"Waouh, Sarah," je murmure. "T'es trop maigre."
"Eh bien, merci," je me réponds. "C'est mon nouveau régime en trois étapes. Premièrement, tu te fais kidnapper par un putain de psychopathe. Deuxièmement, tu le mets très, très en colère. Troisième étape, tu crèves."
Je serre ma main sur ma bouche, et pas seulement parce que je viens de crier à tue-tête. Un hoquet, un rot et un horrible goût de bile éruptent du fond de ma gorge.
Une tache jaune vif s'étale sur le devant de mon pyjama, dégouline de ma bouche entrouverte et se répand sur le parquet. L'odeur est horrible et le goût encore pire. Ça me brûle la langue, les lèvres, la peau, les yeux. Je fixe la mare de vomi qui continue à grossir et je soupire. C'est rien qu'une chose de plus à gérer, une autre ligne à ajouter à la longue liste de dégâts que j'ai causés.
J'essaye de l'essuyer avec le peu de papier toilette qu'il me reste dans la salle de bains. C'est une idée débile. Je me précipite vers le lit et me sers de ma couverture pour éponger le reste. C'est une idée encore plus débile.
"Je suis trop bourrée pour ces conneries," je grogne en levant les mains en l'air, et j'abandonne. Retourner me coucher, c'est la seule chose intelligente que j'ai dite, pensée ou faite au cours de la semaine passée.
Le temps s'écoule péniblement lentement, comme si on tentait de faire passer de gros cailloux dans un sablier. Je m'endors bien plus tard que d'habitude, grelottant de l'air froid du matin dans mon lit sans draps.
J'essaye d'inventer des scénarios dans ma tête pour m'occuper, mais les histoires qui me viennent se transforment toujours en cauchemars fiévreux, où les conversations n'ont aucun sens, les visages se déforment des Picasso, et pour une raison quelconque, j'arrête pas de penser à la même image récurrente de boulettes de viande.
Si je meurs ici–probablement de faim–la dernière chose que j'aurais mangé de toute ma vie sera un morceau de la cheville de Gustavo. Si j'avais su, j'aurais mieux mâché.
Je prends une douche. J'ai plus de savon. Le tout petit morceau pâteux qui me restait a glissé de mes doigts et s'est échappé par le drain. Je l'ai regardé tomber et glisser lentement au fond de la baignoire, et j'ai rien fait pour l'arrêter. C'est la merde. Ça me fait pleurer.
Je croyais que ça deviendrait plus facile avec le temps. Je pensais que je m'habituerais à la solitude, à la famine, à l'ennui et à la peur. C'est pas le cas. J'ai l'impression que ça fait longtemps que j'ai touché le fond et pourtant, j'arrive quand même à creuser un trou plus profond.
Mes coupures se referment, je ne boite plus autant. Mes bleus s'estompent et laissent une étrange teinte jaune sur ma peau. Pourtant, tout comme mes blessures, je sens que je m'efface. Mes pensées me traversent à peine l'esprit, et j'erre dans ma chambre en pilote automatique. Des journées entières passent, et je ne m'en rends même pas compte.
La nuit, je m'écrase le visage contre la fenêtre, espérant apercevoir la vie, la vue d'une silhouette ou le bruit d'un rire. J'ai envie de respirer, d'une bouffée d'air frais qui ne pue pas la bile fermentée. Ça doit faire trois jours que mon vomi pourrit sous ma couverture.
C'est à ce moment-là, avec mes joues engourdies posées sur le verre froid, que je me rends compte que je n'ai même pas planifié d'évasion. C'est pas que je veux pas m'échapper. Il n'y a rien au monde que je veux plus que de sortir d'ici et de courir aussi loin que possible. C'est juste que je ne sais pas du tout comment je peux m'en sortir.
J'ai l'impression de faire face à un mur. Un mur lisse, qui s'étend plus haut que mes yeux ne peuvent voir, un mur peint de la nuance lavande la plus abrutissante.
Pour escalader ce mur, tout ce dont j'ai besoin, c'est d'une petite fissure que je peux agripper, d'une brique de travers sur laquelle je peux marcher, d'une seule imperfection à laquelle je peux me raccrocher.
Mais ce mur est impeccable, tout comme le reste des plans de Pablo. Poli à la perfection, au point que toutes mes tentatives d'évasion se termineront sans doute par une chute douloureuse et une défaite écrasante.
Tout ce que je peux faire, c'est d'attendre que le temps fasse ses effets et que le mur commence à s'écrouler. J'espère que je survivrais assez longtemps pour voir ce jour arriver.
Survivre, c'est la seule chose que je fais pendant les jours qui suivent. Je fais tout ce qui rend la vie un peu moins insupportable, et rien de plus.
J'ai jeté le tas de draps couverts de vomi dans la baignoire et je les ai trempés dans de l'eau bouillante pour noyer la puanteur qui s'est infiltrée dans tous les coins de ma petite chambre. Même si l'odeur ne s'est pas complètement estompée, elle est contenue dans la salle de bain maintenant, et quand je ferme la porte, je peux à peine la remarquer.
Pour me réchauffer la nuit, je me suis tricoté une couverture en nouant mes vêtements ensemble. Au début, j'ai pensé en faire une longue corde, et de m'en servir pour descendre en rappel ou sauter à l'élastique par la fenêtre. Après un jour ou deux de calculs, de mesures approximatives et de tests de résistance de divers nœuds et tissus, je me suis rendue compte que ça n'allait pas fonctionner. Mes épaules sont trop larges et peu importe combien de poids je perds, je ne pourrais jamais passer à travers le cadre de la fenêtre.
Je passe mes journées à fredonner des airs entraînants, généralement Stayin' Alive des Bee Gees ou une autre chanson stupidement ironique. Je ne chante pas trop fort, pour garder mon souffle, et je ne danse pas trop non plus, pour préserver mon énergie.
Je prends soin de moi, du mieux que je le peux. Je dors beaucoup, j'ai bois des tonnes d'eau pour rester hydratés. Tous les jours, je démêle mes cheveux mèche par mèche, et prends une douche en me bouchant le nez, pour éviter de respirer l'atmosphère putride de la salle de bain. J'essaye aussi de m'étirer tous les matins, en pratiquant le peu de yoga dont je me souviens.
Si, dans un moment de faiblesse, une larme coule sur ma joue, je l'essuie et lape la goutte au bout de mon doigt. Sans nourriture ni sauveur en vue, je peux pas me permettre de gaspiller ne serait-ce qu'une molécule de minéraux ou de nutriments.
Les jours passent sans incident, et à part la hauteur du Soleil dans le ciel, rien ne change. Jusqu'à ce que quelque chose se produise enfin.
Tout ce qu'il faut, c'est un mouvement de danse disco un peu trop zélé, et je me cogne le petit orteil contre le cadre de mon lit. Entre mes cris de douleurs, les flots de gros mots, et le tremblement du parquet quand je sautille sur un pied, j'entends quelqu'un m'appeler par mon nom.
Je m'arrête net, et mon sang se glace dans mes veines. J'ai eu beaucoup d'hallucinations ces derniers jours, depuis que j'étais coincé dans ma chambre. Des chuchotements dans mon oreille, une main fantomatique sur mon épaule, des silhouettes terrées dans l'ombre. Mais cette voix-là n'est pas dans ma tête. Elle est juste de l'autre côté de la porte.
"Gordita ?" répète la voix, d'un ton entre l'espoir et la surprise.
Je vois à peine l'ombre de ses pieds, qui dansent de gauche à droite dans le rai de lumière qui se glisse sous la porte. Pourtant, je peux l'imaginer si clairement, avec ses bottes de cow-boy pleines de gadoue, une chemise entrouverte avec un imprimé hypnotique et coloré, un léger sourire caché sous sa moustache, ses yeux pétillants, ses cheveux ébouriffés.
"Pablo," je chuchote.
"T'es toujours en vie ?" murmure-t-il, sa voix légèrement étouffée par la porte.
"Si tu m'entends, c'est peut-être parce que je suis pas encore morte," je réponds.
C'est un sentiment irréel, de pouvoir parler à quelqu'un après autant de temps. Je pince la peau sèche de mon bras pour vérifier si je suis éveillée ou si c'est rien qu'un rêve étrange.
"Ça pue la mort, ici, en tout cas," ricane Pablo.
Je fixe la grande tâche à mes pieds, juste devant la porte, où l'acide gastrique a blanchi les lattes du parquet, et je cligne des yeux.
"Ah, c'est le vomi, ça," je murmure. "J'étais malade, l'autre jour."
"Pourquoi ?" demande-t-il. Il a presque l'air inquiet. Presque.
"Je sais pas. Ça doit être l'eau du robinet."
J'ai menti parce que j'ai pas envie d'admettre que j'étais complètement éclatée après trois verres de rhum. Mais bon, c'est probablement inutile de m'accrocher aux derniers morceaux de ma dignité puisque que je sais que je vais bientôt mourir ici, seule, sale et affamée.
Je m'approche de la porte et pose ma main sur la poignée. Le métal me semble moins froid que d'habitude. Je me demande si c'est parce que Pablo la tient aussi de l'autre côté. Est-ce qu'il va ouvrir la porte ? Je me demande aussi si je sentirais un jour à nouveau le contact d'un humain. Je ravale une larme en reniflant.
"Ça va ?" demande-t-il, toujours de l'autre côté de la porte.
Un rire sans humour s'échappe de ma gorge, si sec et tranchant qu'il se transforme en toux.
"Bien sûr que non," marmonne-t-il, en m'enlevant les mots de ma bouche. "C'était con, comme question."
"Pourquoi t'es ici, Pablo ?"
"Je suis juste venu te voir," dit-il, l'air désinvolte.
On dirait presque que ça ne lui est jamais venu à l'esprit qu'il aurait pu tomber sur mon cadavre. C'est comme s'il était venu papoter un peu, et pas pour vérifier si mon cadavre avait commencé à pourrir avant que mes fluides corporels ne s'imprègnent dans ses beaux planchers de bois.
"T'as apporté à manger, au moins ?" je demande en passant ma main sur mes côtes. "Je crève la dalle. Genre, un cas médical de famine, tu vois ce que je veux dire ? Je pense que tu peux même plus m'appeler Gordita à ce stade."
"T'inquiète pas, tu seras toujours ma Gordita," répond-il, et j'entends presque son sourire moqueur dans sa voix. "Mais non, je vais pas te jeter des miettes sous la porte. Ça serait un manque de respect."
"Ça serait pas la pire chose que tu m'aies faite," je ricane. "Ou tu pourrais, je sais pas, ouvrir la porte, peut-être."
"Non," il rétorque. "Je te fais pas confiance."
Je fronce les sourcils. "Pourquoi pas ? "Qu'est-ce que tu crois que je vais te faire ?"
"Je veux pas te donner d'idées."
Cette phrase à elle toute seule me donne un millier d'idées. Et un millier de questions qui viennent avec. Comment faire pour qu'il ouvre cette porte ? Est-ce que j'ai un moyen de l'attirer dans la pièce ? Ou de faire en sorte qu'il me fasse à nouveau confiance ? Qu'il me pardonne ? Qu'il retombe amoureux ?
Et s'il ouvre la porte, qu'est-ce que je fais ? Je le bute ? Je l'assomme ? J'essaie de le convaincre de me laisser sortir ? Est-ce que je dois l'appeler daddy pour l'exciter un peu, et quand il entre et se penche pour m'embrasser le cou, j'essaie de lui crever les yeux ?
C'est pas encore une fissure dans le mur métaphorique qui me sépare de la liberté, mais la peinture lavande commence à s'écailler. Si je gratte au même endroit pendant assez longtemps et que je creuse un peu plus profondément, je pourrais peut-être découvrir quelque chose d'utile, comme une faiblesse dans le mur.
"Bref," soupire-t-il. "Je déteste les adieux. Gordita, je t'en prie, prrends juste cette putain de pilule."
"D'accord," je murmure, toujours plongée dans mes pensées.
L'écho de ses pas n'a pas encore disparu dans le couloir, que je suis déjà en train d'élaborer un nouveau plan. Peut-être que je devrais arrêter de faire des plans, vu que la plupart d'entre eux se sont mal passés jusqu'à présent. Mais je suis à peu près sûre que celui-ci peut fonctionner. J'ai dit la même chose à propos des trois derniers.
Je vais jouer les morts. Je vais rester aussi silencieuse que possible, passer les journées assise sur mon lit au lieu de danser sur les Bee Gees, marcher sur la pointe des pieds si j'ai besoin d'aller aux toilettes, et surtout, je ne répondrai pas si Pablo revient frapper à la porte.
Quand il entrera pour me voir, peut-être donner à mon cadavre un dernier aurevoir, avant de le traîner dans le jardin et de le jeter dans la jungle– c'est à ce moment-là que je frapperai.
Je prépare une liste mentale de tous les objets dans la pièce qui pourraient me servir. Si je ramasse les morceaux de vase cassé que j'ai balayés dans un coin de la pièce, je peux en jeter une poignée au visage de Pablo. Mais bon, à part l'aveugler pendant quelques secondes, ça ne ferait pas grand chose.
Je peux lui jeter une chaise en visant la tête, mais Andrea a déjà tenté ça et ça n'a pas marché. Du coup, peut-être qu'il s'y attendrait, et j'ai besoin de le prendre par surprise. En plus, je crois que j'ai plus la force pour soulever cette chaise, et encore moins pour le frapper assez fort.
Je peux l'étrangler avec le rideau de douche. Je peux lui sauter à la gueule et le forcer à avaler la pilule de cyanure, si seulement j'arrivais à la trouver parmi tout le bordel qui jonche le sol de ma chambre. Et encore une fois, faible et affamée comme je suis, ça sera beaucoup trop facile pour lui de se débattre.
Le mieux, ça serait de me servir de la bouteille de rhum vide, qui poireaute dans un coin de ma chambre depuis des semaines. Elle est assez légère pour que je puisse facilement la manier, et son verre suffisamment épais. Si je le frappe juste à l'arrière de la tête, je pourrais l'assommer, et si elle se brise, je peux toujours essayer de lui trancher la gorge avec. Ça serait aussi sanglant qu'épouvantable, mais c'est ma dernière chance de m'échapper.
Deux autres jours s'écoulent, et je commence à m'impatienter. Ça me fatigue de regarder la porte, j'en ai les yeux qui louchent et mal à la tête. J'en ai marre d'attendre que la nuit tombe et que la musique se mette à jouer à plein volume pour aller boire un peu d'eau et pisser un coup dans la salle de bains.
J'attends, et j'attends, et j'attends encore que Pablo morde à l'hameçon. Je sais pas s'il est trop occupé, ou s'il sait ce que je prépare, ou s'il a simplement oublié que j'existais. Mais j'en ai assez de passer mes journées à tendre l'oreille pour l'entendre arriver, parce que j'ai l'impression qu'il ne viendra jamais.
Soufflant et tapant du pied comme un petit enfant qui tape une crise pour assouvir sa soif d'attention, je me précipite dans la salle de bain. J'ouvre les robinets à pleine pression et ferme le bouchon de la baignoire avec un coup de poing inutilement violent.
Je profite que l'eau soit en train de couler pour prendre une dernière douche, car si je suis sur le point de m'échapper et de m'aventurer à nouveau dans une forêt, je préfère le faire en me sentant propre. Aussi propre que possible, étant donné que je n'ai plus de savon ni de shampoing.
Quand je finis de me laver, l'eau est à peine plus haute que mes chevilles. Je sèche mes cheveux avec une serviette humide et enfile des vêtements bien chauds. Puis je m'assois sur le bord de la baignoire et je contemple l'eau qui monte lentement, jusqu'à ce qu'elle déborde enfin.
Je sors de la salle de bain à reculons, surveillant de près la flaque d'eau qui continue à grossir. Comme un monstre qui rampe à plat ventre, elle se glissé hors de la salle de bain et dans la chambre, où l'eau commence à s'infiltrer entre les lattes de bois.
Maintenant, ce n'est qu'une question de temps avant que quelqu'un ne remarque une fuite dans le plafond. Si Pablo dit vrai, et qu'il sait tout ce qui se passe à l'intérieur de sa maison, il le découvrira rapidement. Il se dira que j'ai dû prendre un bain, et que je me suis évanouie, ou pire. Et il n'aura pas d'autre choix que d'entrer dans la pièce pour empêcher l'inondation d'endommager davantage sa jolie maison.
J'attends de longues, longues minutes dans un coin de la pièce, alors que l'eau continue de s'écouler du bain et se répandre sur le sol. Je me tiens près de la porte, les doigts serrés autour du goulot de ma bouteille.
Même mes bras et mes mains tremblent incontrôlablement, j'arrive à la porter à mes lèvres pour aspirer les trois dernières gouttes de rhum qui sont restées coincées au fond. Ne me jugez pas. J'ai besoin de tout le courage que je peux trouver.
Finalement, j'entends quelqu'un marcher dans le couloir. Les battements de mon cœur s'accélèrent à mesure que le bruit de leurs pas précipités se rapproche. Puis, on frappe à la porte.
"Gordita ?"
Je suis sur le point de m'évanouir, soit de soulagement, soit de terreur. Je ferme les yeux, retiens mon souffle, me mords la lèvre et je reste immobile comme une statue de marbre, tenant fermement la bouteille, brandie au-dessus de ma tête.
"Gordita, ça va ?" il s'écrie.
Dès que j'entends la serrure tourner, mes yeux s'ouvrent grand. La porte grince, et je le vois enfin. Ça fait si longtemps.
Il a l'air différent. Sa barbe est plus longue. Il a un air sombre sur son visage et les mains chancelantes. Ses yeux rougis semblent remplis d'effroi. Puis il se tourne vers moi, juste une fraction de seconde avant que le verre éclate sur l'arrière de son crâne.
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