35. LA ROUTE EST LONGUE

La chute est dure. Elle me broie les côtes, me mutile le bras, tord les chevilles et m'assomme d'un coup au crâne. Si Gustavo roulait plus vite, je serais probablement morte. Je dérape sur le goudron, qui m'arrache la peau du menton aux coudes, jusqu'à ce que je me cogne le dos contre un gros rocher au bord de la route.

Au début, je ne sens pas la douleur, ni la pluie, ni le sang qui coule de mon front. Encore étourdie par le coup, haletant de cris rauques, je me redresse, et m'agrippe désespérément à des touffes d'herbe et des falaises escarpées. Mes jambes se plient et défaillent sous mon propre poids, et je peux à peine me tenir debout, encore moins marcher ou courir pour m'éloigner.

Au loin dans le flou, des feux s'allument, comme les yeux rouges d'un prédateur, et la voiture de Gustavo s'arrête en crissant. Il ouvre sa portière et sort en courant, le visage brûlant de rage et tenant fermement son arme dans main.

Je trébuche, m'agite et me débats comme un poisson hors de l'eau en essayant de m'éloigner de lui. Il me rattrape en quelques pas et me retourne d'un coup de pied dans le ventre.

"Tu vas où, toi ?" crache-t-il en appuyant son pied en travers de mon cou.

J'essaye de lui frapper les jambes, mais je faiblis à chaque coup, et Gustavo bronche à peine. Il rit comme un maniaque et son visage se déforme en un sourire inhumain pendant qu'il m'étouffe. Il m'écrase sous la semelle de sa chaussure comme si je n'étais rien de plus qu'un cafard.

La dernière chose dont j'ai envie, c'est de mourir comme un cafard, une bouillie sale et sanglante coincée entre le sol et la semelle de la sandale d'un sale type.

Alors je le mords. J'enfonce mes dents dans sa cheville et serre aussi fort que je le peux, jusqu'à ce que je perce sa peau et arrache un morceau de chair. Il pousse un cri à glacer le sang et tombe en arrière.

Toujours à bout de souffle, toussant à en recracher mes poumons, je repousse le corps de Gustavo qui tortille au sol à côté de moi, et me traîne de l'autre côté de la route.

Les battements de mon cœur sont une cacophonie sans espoir, mes respirations rien que de piteux sifflements, et mon pouls une rivière impétueuse qui fait enfler mes tempes.

Submergée par l'odeur de sang chaud et de goudron humide, par les brûlures de la route qui me racle la peau, et par la vue terrifiante de Gustavo qui tend la main vers son arme, je ne peux ni respirer ni penser.

Je regarde à peine le fond du précipice avant de m'y jeter.

Je glisse la tête la première sur une pente raide et boueuse, et les buissons que je percute en descendant ne font pas grand-chose pour ralentir ma chute. Leurs branches me frappent les flancs et me transpercent la chair, m'écartèlent les bras et les jambes, et leurs épines déchirent ce qui reste de ma peau en petits lambeaux sanglants.

J'atterris en boule au fond du ravin. Je sais pas si je suis en vie, ni même encore consciente. Des gémissements d'agonie s'échappent de ma gorge et je supplie mon corps de me laisser respirer juste une dernière fois.

Gustavo n'est plus qu'une silhouette floue, vacillant au sommet du précipice. Il cherche à se frayer un chemin vers moi, glissant et tombant de plus en plus bas. Sa descente vers le fond du ravin, une fosse remplie de rien d'autres que de lianes et de boube, et bien plus lente que la mienne, et juste un peu moins douloureuse.

Je saisis ma chance, parce que c'est probablement ma dernière. Je ne sais pas d'où sort ma force, mais je me remets sur mes pieds, manque de peu de vomir de douleur, et je cours. Les balles sifflent à travers les arbres et frôlent mon corps blessé, tandis que les éclats de leurs impacts me mordillent les pieds.

Je cours, malgré les feuilles qui me fouettent le visage, les branches basses qui me frappent l'estomac et les ronces, tranchantes comme des fils barbelés, qui s'enroulent autour de mes chevilles. Je m'emmêle dans les lianes, trébuche sur des fougères, heurte tous les troncs d'arbres, et me cogne les orteils sur chaque pierre, mais je n'arrête pas de courir.

Je cours, et je cours encore, jusqu'à épuiser mes dernières gouttes d'adrénaline. Je cours jusqu'à tousser du sang, crachant tout sauf mes poumons, jusqu'à ce que mes jambes se paralysent, et jusqu'à ce que je m'effondre, des taches noires dansant devant mes yeux.

À peine consciente, accrochée à la vie par un seul fil éraillé, je commence à ramper. Je me traîne dans la terre pour aller me cacher dans le buisson le plus proche, battant des jambes pour couvrir les traces que je laisse sur le sol.

Je vais mourir, j'en suis certaine. Peut-être que je me viderais de mon sang ou que j'aurais une crise cardiaque foudroyante ou, plus probablement, Gustavo me trouvera d'abord, et m'abattra d'une balle à la seconde où il me verra.

Pourquoi j'ai sauté de la voiture ? J'aurais dû rester sur place, la bouche fermée, et endurer les paroles dégoûtantes de Gustavo et ses mains tâtonnantes jusqu'à ce qu'on rentre à la maison. J'aurais dû attendre, puis tout raconter à Pablo. Peut-être qu'il m'aurait crue, et fait tout ce qui est en son pouvoir pour me garder saine et sauve.

Je vois rouge, pas de colère, mais des gouttes de sang qui suintent de mon front et dégoulinent dans mes yeux. Ma poitrine est sur le point d'exploser. Je veux respirer, avaler de l'oxygène par énormes bouffées, mais le moindre petit souffle me fait pousser un cri de douleur. Je serre les dents, et j'attends.

Des bruits de pas foulant la boue et les feuilles mortes s'approchent de moi. Gustavo arrive en boitant. Il s'arrête devant le buisson où je suis cachée. Je le vois à travers les branches. Je prie pour qu'il ne regarde pas de ce côté.

"C'est fini les parties de cache-cache, Emilia," il gronde, balayant la forêt du regard. "T'as plus l'âge pour ça."

Rien qu'un mouvement, rien qu'un son, et je serais morte. Des larmes brûlantes coulent sur mon visage, mais mes pleurs restent muets. Je respire aussi lentement et aussi peu que je le peux, sirotant l'air par petites gorgées, et petit à petit, je me sens étouffer.

"Je sais que t'es là, Emilia," marmonne Gustavo. "T'as pas pu aller bien loin, avec toutes tes vilaines blessures, n'est-ce pas ? Tu sais, tu tiendras pas longtemps, si personne s'occupe de toi."

Il se penche pour inspecter sa cheville et toucher les lambeaux de chair meurtris et trempés de sang qui pendouillent autour de l'empreinte profonde de mes dents. Il soupire. Je ferme les yeux. Pitié, qu'il ne me voie pas.

Accroupie comme je suis, j'ai les jambes pliées à de drôles d'angles en-dessous de moi. Elles commencent à trembler, à lutter pour supporter mon poids, et je suis à deux doigts de tomber.

Gustavo s'obsède de sa blessure, s'agenouille pour en tâtonner les moindres recoins, et le temps me paraît atrocement long. Si long que la douleur dans mes jambes submerge tout mon corps, si long que je vais réduire mes molaires en poussière à force de serrer les dents. Il gémit, marmonne, jure dans sa barbe.

"Me va a matar, me va a matar," il répète sans cesse.

Il va me tuer, il va me tuer.

À la seconde même où il se relève, je tombe à genoux. Heureusement, Gustavo est trop distrait pour remarquer les feuilles qui bruissent dans mon buisson. Il lève les yeux vers le ciel, grimace et se gratte nerveusement la gorge en sortant son téléphone pour passer un appel.

"Hé, Oscar, euh, t'es de retour à la villa ?" il bégaye. "Super, t'es tout seul ? Est-ce que Pablo est là ? D'accord, en fait, je vais avoir besoin de tous nos hommes. Je t'expliquerai plus tard. Envoie-les-moi. Non, non, Oscar, lui passe pas le téléphone, lui dis pas–"

Tout son corps se crispe de frustration, il jette son téléphone par terre et piétine autour comme un enfant gâté.

"Putain !" il s'écrie, avant de reprendre le téléphone. Il inspire profondément. "Salut, Pablo. Euh, il faut qu'on parle. Ouais, à propos, non, elle va pas bien. Elle a pété un câble, Pablo. Elle a sauté de la voiture pendant qu'on roulait et elle s'est jetée d'une putain de falaise. Je sais pas où elle est. Oui, elle s'est enfuie. Je t'avais prévenu."

Il fronce les sourcils et commence à tirer sur les touffes de propres cheveux. Ça me rassure un tout petit peu de savoir que Gustavo est autant dans la merde que moi.

"Pablo, je l'ai rattrapée," il crache au téléphone. "Et tu sais ce qu'elle a fait, ta chienne enragée ? Elle a mordu ma putain de jambe, et elle s'est échappée. Je sais pas comment elle a fait, mais elle est tombée de quoi, dix, quinze mètres ? Et elle a continué à courir."

Il tourne en rond, balayant la zone du regard, à la recherche d'un signe de vie. Il s'approche dangereusement de moi, à tel point que je peux entendre la voix de Pablo chuinter dans le haut-parleur.

"Pourquoi t'as pas couru après elle, merde ?" je l'entend crier.

"Je ne peux pas courir, je te dis, elle m'a arraché la moitié de la jambe. Envoie tous les hommes, maintenant, avant qu'elle aille plus. Tu sais, c'est de ta faute, Pablo, je t'avais dit qu'elle essaierait de s'échapper."

J'ai envie de crier, de courir, d'abandonner, de mettre fin à ce cauchemar et de rentrer chez moi. Au lieu de ça, je suis coincée ici, roulée en boule sous un tas de feuilles, obligée de résister à toutes les démangeaisons, toutes les douleurs, toutes les envies qui me rongent.

Ça fait si longtemps que je suis immobile que j'ai une crampe bras et les jambes engourdies. J'ai besoin de respirer, j'ai besoin de faire pipi, j'ai besoin de péter un coup, j'ai besoin de tuer cette putain d'araignée qui se balade mon bras.

"Je vais te dire ce qui s'est passé," siffle Gustavo, toujours en train de parler dans son téléphone. "Elle a fait exactement ce que j'ai dit qu'elle ferait. Elle s'est servie de toi, et au moment où tu lui as fait confiance, elle s'est enfuie."

Et juste comme ça, en quelques mots, toutes mes chances de me faire pardonner par Pablo sont réduites en cendres. J'ai versé l'huile, Gustavo a craqué l'allumette, et maintenant, il est trop tard pour faire demi-tour.

"Ramène-la-moi vivante," ordonne Pablo.

"Ça, je peux pas le garantir," marmonne Gustavo. "Notre sécurité vaut plus que ton deuil."

Pablo raccroche et Gustavo soupire. J'étouffe mes larmes, les yeux toujours rivés sur l'arme dans la main de Gustavo, et je me demande combien de temps il me reste avant que je me prenne une balle dans la tête.

Je n'ai pas d'autre choix que de rester figée et de retenir mon souffle, jusqu'à ce que Gustavo se lasse de m'attendre. Je ferme les yeux et je compte chaque seconde, imaginant chacune d'entre elles comme un seul grain de sable qui coule au travers d'un sablier. J'arrive à huit cents quelque chose, puis je me perds entre les chiffres, mais enfin, Gustavo abandonne et s'éloigne.

Je tombe dos contre terre, la bouche grande ouverte, cherchant de l'air. Avec chaque souffle, je peux penser un peu plus clairement, et je commence vite à planifier la prochaine phase de mon évasion.

Les hommes de Pablo seront ici dans quelques minutes et ils vont passer la jungle au peigne fin. Ils vont remuer ciel et terre, soulever chaque pierre et déchiqueter tous les buissons à coup de machette. J'aurai nulle part où me cacher, et il leur faudra peu de temps pour me trouver.

Peu importe si chacun de mes mouvements me cause des douleurs atroces, attendre ici, c'est une condamnation à mort. Je supplie les oiseaux et les grillons de continuer à chanter assez fort pour couvrir le bruit des branches qui craquent sous mes pieds. Je sors de ma cachette, me traînant sur mes mains et mes genoux écorchés.

J'halète, je frissonne, je vacille et grimace à chaque pas en avant, accroupie sous les fougères, trébuchant d'arbre en arbre. Je rampe sur le sol de la forêt pendant peut-être une heure ou deux, toujours en ligne droite, ne m'arrêtant jamais que pour retirer une écharde de ma paume ou pour démêler mon pied d'un tas de lianes.

Je ne me relève qu'une fois que je me sens assez loin, et que je ne vois et n'entends aucune trace de Gustavo et de ses hommes de main.

Lentement et pas très sûrement, j'atteins le fin fond de la forêt, là où la canopée est si épaisse qu'elle étouffe le crépitement de la pluie qui tombe sur les cimes des arbres. La lumière du jour perce à peine à travers les branches, juste assez pour faire briller la brume grisâtre qui m'entoure. Ici, la jungle est étrangement calme, on n'entend ni insectes ni oiseaux. Juste mon souffle, faible et sifflant, et une bestiole qui crapahute quelque part au loin.

Chaque bruit me fait tourner la tête, que ce soit une feuille morte qui crisse sous mes pieds nus ou du bruit sourd de la chute d'un fruit mûr.

Putain, qu'est-ce que j'ai faim. Et soif. Et froid. Mes dents claquent sans relâche, souffrant des morsures de l'air frais, et de la douleur qui me saisit chaque fois que j'essaie d'enlever la saleté sur mes plaies ouvertes.

J'aimerais pouvoir me dire que c'est presque fini, que je serai bientôt chez moi, mais je ne peux pas. Les mots de Pablo résonnent dans ma tête.

Tu sais, Gordita, la route est longue quand t'as nulle part où aller.

Il a raison. Je ne sais pas où je vais, encore moins comment y arriver. Je ne sais même pas où je suis.

Je panique à chaque fois que mon estomac gargouille. Chaque ombre ressemble à un homme, chaque branche dessine la silhouette d'un fusil. Je pourrais jurer que j'entends des pas se faufiler derrière moi. J'essaye de me convaincre que ce n'est que l'écho des miens. Ils suivent le même rythme, et s'arrêtent en même temps que moi.

Je jette un coup d'œil par-dessus mon épaule. Au loin, perdue dans le brouillard, flotte l'ombre de quelqu'un.

Au moment où il tourne la tête, je me jette derrière un tronc d'arbre. L'écorce pourrie craquèle sous mon poids, et je me retiens de lui dire, putain, mais tais-toi. J'ai envie de dire pareil à mon cœur emballé et ses battements assourdissants, qui s'accélèrent quand j'entends des bruits de pas qui se précipitent vers moi.

Un coup de feu retentit dans la jungle. Une nuée d'oiseaux s'envole et l'homme s'arrête net.

"Soy yo, hijo de la gran puta, ¡soy yo !" crie-t-il.

C'est moi, fils de pute, c'est moi !

Je regarde derrière l'arbre pendant une fraction de seconde, et j'entrevois la silhouette d'un jeune homme, probablement encore moins âgé que moi. Son corps maigre flotte dans sa tenue de camouflage, et comparée à sa petite taille, son fusil de chasse semble ridiculement grand.

"¿Por que putas estabas corriendo ?" répond un autre gars qui court à sa rencontre.

Putain, pourquoi tu courrais ?

"Había algo moviendo por allá," dit-il en pointant un doigt vers moi.

Il y a quelque chose qui bougeait là-bas.

Je disparais de leur champ de vision juste au moment où ils tournent la tête vers moi.

"Tal vez un mapache," dit l'autre en haussant les épaules. "No creo que la chica siga aquí. Ya hace horas desde que la vieron."

Sûrement un raton laveur. Je pense pas que la fille soit toujours là. Ça fait des heures qu'ils l'ont pas vue.

Ils restent tous les deux immobiles pendant une seconde, et le plus jeune des deux semble hésiter.

"Parecía más grande que un mapache," murmure-t-il.

Ça avait l'air plus gros qu'un raton laveur.

"Entonces era un coatí. Igual, vámonos de aquí."

Alors c'était un coati. On s'en fout, on y va.

"¿Qué vergas es un coatí ?"

C'est quoi, un coati ?

"¿Qué te importa ? Vaya, muévete. Si ves a algo otro, dispáralo y basta. Que sea la chica o no."

C'est important ? Allez, bouge. Si tu vois quelque chose d'autre, tire dessus et voilà. Que ce soit la fille ou pas.

Ils restent plantés là pendant une minute ou deux, jetant constamment leurs regards par-dessus leurs épaules et entre les branches plus hautes des grands arbres au-dessus de nous.

Il y a un air inquiet sur leurs visages, et un frémissement incertain dans leurs doigts, flottant près de la gâchette de leurs armes. Ils dansent nerveusement d'un pied sur l'autre et sursautent à chaque bruit.

Je pense que ce n'est pas de moi qu'ils ont si peur. Peut-être qu'ils ont entendu parler de quelque chose d'autre qui se cache dans cette forêt, quelque chose de plus dangereux qu'une fille désarmée et grièvement blessée. Peut-être que je devrais m'inquiéter aussi.

Ils partent dans la même direction de laquelle ils sont arrivés, et dès qu'ils sont assez loin, je détale dans l'autre sens. J'essaye de courir, mais je tiens pas très longtemps. Je trébuche, je tombe, je me tords l'autre cheville.

Chaque fois que m'éclate la tête la première contre le sol, je respire profondément et je me relève. Et puis je continue, un peu plus lentement, ralentissant avec chaque chute, jusqu'à ce que mon rythme de marche s'approche dangereusement de l'arrêt total.

Au fur et à mesure que je m'enfonce dans la forêt, le brouillard s'épaissit et la lumière du jour s'affaiblit. D'énormes arbres, avec des troncs de mètres de large, s'élevaient vers le ciel comme de grandes tours, et à part ça et quelques fougères à l'air jurassique, le sol est nu et les cachettes se font rares.

Je me sens éclipsée par la nature, écrasée par l'épuisement, et la douleur lancine mes membres à chaque pas. Il faut que je sorte d'ici. J'ai l'impression de tourner en rond. Peut-être que je tourne en rond. Ça doit faire trois fois que je passe devant la même branche tordue.

Je tombe enfin sur un petit ruisseau. Je fixe l'eau trouble et croupie qui coule lentement entre ses rochers, et me demande si ça vaut le coup d'en boire un peu pour apaiser ma gorge desséchée. J'imagine que non, si je veux pas mourir de la choléra si par miracle je suis sauvée.

J'ai beau être aussi impatiente que désespérée à l'idée de me sortir de cette forêt, j'ai besoin d'une pause avant de continuer. Je patauge dans le ruisseau, en espérant que l'eau froide suffira à laver mes blessures et m'engourdir les pieds juste assez pour que j'oublie la douleur.

La rivière n'arrive pas plus haut que mes genoux, même là où elle est la plus profonde, alors je me recroqueville, comme rien qu'un autre rocher dans l'eau turbide, gémissant de douleur, frissonnant de froid. Je suis battue, meurtrie, couverte de sang, l'âme brisée et le corps mourant.

La liberté est plus douloureuse et déroutante que ce dont je me souviens. J'avoue, j'aurais préféré être indemne, assise au bord d'une piscine avec un cocktail à la main. J'aurais préféré me sentir en sécurité, avec Pablo à mes côtés. J'avale ma salive, et mes pensées douloureuses avec.

L'eau s'infiltre dans chaque coupure qui me lacère la peau et me pique comme un millier d'aiguilles glacées. Je pose ma tête sur une pierre lisse, juste assez haut pour que mes lèvres restent au-dessus de la surface et que je puisse respirer. Plus longtemps je reste immobile, plus la douleur s'installe et plus j'ai envie d'abandonner

Il faut que je me lève, je me dis. Il faut que je continue. Mais la simple pensée de poser mes pieds mutilés sur le sol me fait grimacer de douleur.

Au bout d'un moment, j'arrête de ressentir quoi que ce soit. Je suis fatiguée, tellement fatiguée. Je suis perdue, vaincue aussi. Je vois plus l'intérêt de me battre. Ça me réconforte presque de savoir que je vais mourir seule, et non aux mains de Gustavo ou de ses hommes.

Bientôt, je vais m'évanouir et je me noierais sans même m'en rendre compte. Mon corps flottera sur la rivière pendant des heures, des jours, qui sait, peut-être des semaines. Il se décomposera lentement, se gonflera tellement que même les pires des hommes n'oseront pas le toucher. Enfin, il coulera, et je trouverai une belle tombe au fond du joli lac, plutôt que de finir hachée dans des sacs poubelles dans une décharge puante.

Mon regard se perd, tout devient flou. Je ne sais pas si je suis sous l'eau, si je respire toujours, si je vis encore. Un doigt me tapote doucement l'épaule, et je le balaye d'un geste de la main. Je ne veux pas qu'on me réveille. J'attends la fin.

Mais ce n'est pas une main qui me touche. C'est ni celle de Gustavo, ni celle de Pablo, ni celle de personne d'autre. Ce n'est qu'un caillou. Un minuscule rocher de quartz rose, serti dans la chaîne dorée autour de mon cou, qui rebondit sur ma clavicule chaque fois qu'il voltige dans le courant.

Je le serre fermement dans la paume de ma main, et malgré l'eau glaciale qui me submerge, je peux sentir la chaleur d'Ana. Elle aura été à mes côtés jusqu'au bout. Je souris tendrement en me demandant ce qui se serait passé si j'avais réussi à sortir d'ici et rentrer chez nous.

Si j'étais arrivée en semaine, j'aurais attendu jusqu'au week-end pour qu'elle rentre de l'université et retourne chez ses parents à Goose Creek. Je me serais assise sur le petit talus entre nos maisons, où on passait des heures à cueillir des marguerites quand on était petites.

Elle serait sortie de chez elle et m'aurait remarqué du coin de l'œil. Elle aurait regardé une fois, deux fois, et elle aurait plissé les yeux, comme si elle avait du mal à y croire. Elle se serait arrêtée net, et aurait regardé autour d'elle, pour voir si quelqu'un d'autre pouvait voir ce qu'elle voyait. Elle aurait descendu la route, et en s'approchant, elle se serait rendu compte que c'était vraiment moi. Elle se serait précipitée dans mes bras, les larmes coulant à flot sur ses joues, et nous aurions sangloté ensemble, sans se dire un mot, pendant une heure d'affilée.

Si je revoyais Ana, je pourrais lui raconter mes aventures, les bonnes, les mauvaises et les incroyables. Je lui parlerais de Pablo, un homme plus étrange que n'importe quel personnage que j'aurais pu inventer dans les plus fous de mes rêves éveillés.

Je lui raconterais comment, de tous les hommes de ce monde, c'est lui qui a fini par tomber amoureux de moi, tout ce qu'il m'a fait de mal ou de bien, et comment j'ai réussi à m'échapper. Elle me racontera tout ce qui lui est arrivé, avant et après son retour à la maison, comment elle m'a enterrée, et comment elle n'arrive toujours pas à croire que je suis réelle alors que je suis assise à ses côtés.

J'aurais aimé pouvoir lui parler de Juan Sandoval, l'homme le plus stupide que j'aie jamais rencontré, comment je lui ai fait croire que j'étais une espionne, et peut-être que je lui dirais qu'il était plutôt beaugosse, en vrai. Et on rirait aux éclats, jusqu'à en pleurer.

J'aurais fait n'importe quoi juste pour entendre le rire d'Ana une fois de plus, cet espèce de gloussement de vieille dinde qui ne manque jamais de me faire sourire. S'il le fallait, j'aurais tué une centaine des hommes de Pablo à mains nues.

Mais j'ai pas besoin de faire ça. Il m'en faudra beaucoup moins. Tout ce que j'ai à faire, c'est de sortir de cette rivière avant de m'y noyer, et de sortir de la forêt avant que quelqu'un ou quelque chose ne puisse m'attraper. Ensuite, il faut que je sorte de ce pays et que je retourne à Goose Creek.

Je suis presque libre, et même si chaque mouvement est une agonie, je ne suis pas encore prête à m'avouer vaincue.

Je me roule sur le ventre, gémissant de douleur, je me mords la lèvre pour m'empêcher de crier trop fort. Je me traîne vers le bord du ruisseau, me hisse hors de l'eau et je me remets sur mes pieds.

Si je marche à un rythme régulier, je pourrais tenir une heure de plus, peut-être même deux. Si je suis le cours d'eau pendant assez longtemps, je finirais bien par trouver un petit village ou une maison isolée, où je pourrais chercher de l'aide, une couverture chaude, un verre d'eau et un téléphone pour appeler les flics.

Je marche pendant des heures, je marche beaucoup plus loin que ce que j'espérais, mais aussi bien plus loin que je pensais que je pouvais. Je mets un pied devant l'autre, suivant la rivière sinueuse, poussée par le peu d'adrénaline qui me reste, et l'espoir d'un jour rentrer chez moi.

Mais quand le brouillard argenté prend une teinte dorée, que le jour devient nuit et que l'air se refroidit, j'erre toujours seule dans la jungle. C'est une nuit sombre et sans lune, et j'ai du mal à me frayer à travers la forêt noire, avec seules quelques lucioles pour m'éclairer le chemin.

J'abandonne toujours pas. Je ne m'arrête pas pour me reposer, ou attendre le matin. Tant que je peux rester debout, il faut que je continue, parce que je sais que je ne tiendrai pas jusqu'à demain. J'ai mal aux jambes, les dents qui claquent, et des croûtes de sang séché partout sur le visage et les mains.

Je ne vois rien, pas même quelques centimètres devant moi. Je marche lentement, les bras étirés devant moi, traçant des demi-cercles sur le sol avec le bout de mon orteil pour vérifier où je mets les pieds. On dirait un zombie solitaire, coincé dans un tango macabre.

Je ne peux pas courir, parce que j'ai pas la force. Je ne peux pas marcher, parce que je n'ai pas la vue. Je ne peux pas ramper non plus, parce que je n'ai plus de peau sur mes genoux. Alors je danse.

Je danse jusqu'à ce que je sente des gouttes de pluie sur mon visage. Ça veut dire que le feuillage au-dessus de moi est moins dense ici, et que je suis presque sortie de la forêt. Alors je continue à danser, en avançant un peu plus vite, maintenant. Pour garder le moral, je me fredonne un air de valse, parce que je ne connais pas de tangos.

Puis, j'aperçois une vallée, et une lueur orange qui perce les nuages de l'autre côté. Un village, ses lampadaires, et les phares des voitures en mouvement qui passent comme des étoiles filantes. La lumière au bout de ce long et sombre tunnel.

Je ne sens pas passer les dernières minutes de mon calvaire. Plus je me rapproche du village, plus mon sourire s'illumine.

Je suis presque à la maison.

C'est pas l'endroit le plus accueillant. Le village entier sent la fumée de bois et l'eau croupie. La plupart des maisons ont déjà éteint leurs lumières, et les rues semblent désertes, mis à part deux chiens errants aux côtes saillantes, et un cochon attaché à un arbre par une vieille corde. Mais je doute que je vais rencontrer un des hommes de Pablo dans le coin, et c'est tout ce dont j'ai besoin.

Je continue à avancer vers une petite lumière au loin, le blanc aveuglant d'une seule ampoule qui pend devant une maison. Juste en-dessous se trouvent quelques chaises en plastique pâlies par le soleil, et trois hommes assis, une bière à la main.

On dirait des gros bosseurs, avec leurs mains et leurs vêtements tachés de peinture et d'huile de moteur. Pas des meurtriers, avec de gros flingues, des chaînes en or et des tenues de camouflage.

Je m'approche d'eux en boitillant, haletant, luttant pour sortir une phrase cohérente. Ils me regardent, avec mon corps meurtri et en lambeaux, ma robe d'été toute déchirée et ensanglantée, mes yeux hagards qui les fixent sous quelques mèches de cheveux mouillées.

"Esta bien, Seño ?" ose demander l'un d'eux.

Est-ce que ça va, mademoiselle ?

Je secoue la tête, mais je frissonne tellement que je me demande s'ils vont remarquer. Le vieil homme du groupe s'approche de moi et pose sa main sur mon épaule.

"Por favor, sentate, mija," dit-il, un ton inquiet dans sa voix.

Assieds-toi, ma fille, je t'en prie.

Je hoche la tête, incapable de sortir une réponse d'entre mes dents claquantes, et il m'aide doucement à marcher jusqu'à l'une des chaises.

"Llama la policía," dit-il à l'un des autres hommes. "Esto me parece muy grave."

Appelle la police, ça a l'air vraiment grave.

Il s'empresse de sortir son téléphone, tandis que le vieil homme frotte doucement sa main sur mon dos pour me réchauffer. Le troisième homme se lève et court dans la maison d'à côté.

Je reste assise en silence, à me demander quel miracle m'avait amené ici. L'homme au téléphone a bégayé quelques mots paniqués que je comprends à peine. Quelque chose à propos d'avoir trouvé une fille, qu'il ne sait pas ce qui s'était passé. La jeune fille est blessée, peut-être perdue, elle n'arrive pas à parler. Elle a besoin d'aide, peut-être d'une ambulance. Il leur demande de venir rapidement.

C'est presque fini.

Je frissonne encore à chaque fois qu'une voiture passe. A chaque fois, je tourne la tête, et fais de mon mieux pour cacher mon visage, juste au cas où l'un des gars de Pablo serait dans un des véhicules. Heureusement, aucune des voitures ne semble s'arrêter, ralentir ou même me remarquer.

Je me demande si je me sentirais un jour à nouveau en sécurité. Jusqu'où ils iraient pour me trouver. Peut-être que je devrais vivre toute ma vie dans la peur, et me réveiller tous les matins en me disant que n'est qu'une question de jours avant qu'il n'envoie quelqu'un à Goose Creek pour me tuer.

"No encontré una cobija pero había un poco de café," me dit l'homme qui vient de sortir en courant de la maison pour me tendre un gobelet en plastique. "Perdone que solo está medio tibio."

J'ai pas trouvé de couverture, mais il restait un peu de café. Je suis désolé, il est à moitié tiède.

"No creo que hable español," murmure le vieillard.

Je pense pas qu'elle parle espagnol.

"Sería una gringa ? ¿Qué hace andando por aquí ? Esta en drogas ?"

Tu crois que c'est une étrangère ? Qu'est-ce qu'elle fait ici ? Elle est droguée ou quoi ?

"A saber, vos," dit-il en haussant les épaules.

Qui sait.

Ils me regardent en silence pendant que je sirote lentement mon café. Ils semblent à la fois inquiets et confus, comme s'ils venaient de trouver un extraterrestre blessé. Ils se tiennent là, devant moi, les bras ballants, et les yeux désespérés cherchant autour d'eux pour savoir ce qu'ils pouvaient faire d'autre.

S'ils savaient à quel point j'ai souffert, s'ils savaient ce que j'ai vécu, ils sauraient qu'ils sont déjà des héros à mes yeux. Je leur enverrais des fleurs une fois rentrée à la maison, ou peut-être quelque chose de plus gros si je pouvais me le permettre. J'aimerais pouvoir leur dire à quel point je suis reconnaissante, soulagée et heureuse d'avoir croisé leur chemin.

Mais j'ai trop mal pour sourire, et j'arrive encore moins à parler. Je sens que je vais m'évanouir. J'ai la tête qui tourne et les yeux qui n'arrêtent pas de se fermer.

"Todo va a estar bien, mija," murmure le vieil homme en me serrant doucement les doigts. "La policía está llegando."

Tout va bien se passer, ma fille. La police est en route.

"Gracias," je réponds doucement.

Merci.

Quelques minutes s'écoulent avant qu'un pick-up noir ne dévale la route, illuminant le village endormi de ses gyrophares hurlants.

Un des hommes leur fait signe de s'arrêter et essaye à la hâte de leur expliquer la situation. Le policier lui serre la main, lui tapote le dos et prend vite note de tout ce qu'il raconte. Il le remercie et demande aux hommes de rentrer chez eux, en leur assurant que tout ira bien.

Je garde les yeux rivés sur mon café, incapable de lever la tête. L'un des policiers sort de la voiture se dirige droit vers moi. Il pose sa veste bien chaude sur mes épaules. Je ferme les yeux en me blottissant dans son manteau. L'odeur du parfum qui imprègne le tissu me réconforte. Ça me rappelle un peu la maison.

"Est-ce que ça va ?" me demande l'officier qui se tient devant moi.

J'ai jamais vu son visage auparavant. Dieu merci, je me dis, parce que n'importe qui qui n'est pas un étranger serait probablement là pour me tuer.

"Vous parlez anglais ?" je lui demande. "Je m'appelle Sarah Kennedy et je..."

"On sait qui tu es," m'interrompt une voix calme derrière moi. "Monte dans la voiture, Gordita."

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