34. RETOUR DE FLAMME
Le sexe, avec Pablo, ça n'a rien de romantique. C'est bon, putain que c'est bon, mais c'est pas romantique. Il ne m'embrasse qu'avant de me mordre les lèvres, il ne passe ses doigts dans mes cheveux que pour les tirer, n'effleure ma peau que quand il la griffe, ne me caresse le visage qu'avant d'enrouler sa main autour de mon cou.
Il est pas romantique, mais il n'est pas violent. Même dans sa passion débridée, il reste tendre. Ses dents sur mes seins ne mordent pas, elles mordillent. Ses ongles qui s'enfoncent dans ma chair ne m'écorchent pas, ils m'égratignent. Ses doigts autour de ma gorge ne m'étranglent pas, ils me coupent le souffle, de la meilleure façon possible.
Le feu de passion qui brûle en lui m'enveloppe comme un doux nuage de vapeur. Si jamais je laisse échapper un cri de douleur entre deux gémissements lascifs, il s'arrête et me demande si je vais bien.
"T'arrête pas," je murmure.
Pablo semble toujours se soucier de moi, presque autant maintenant que lorsqu'il me restait des vêtements. Mais j'ai remarqué un changement dans son comportement, à la seconde même où il a posé ses yeux sur mon corps nu.
Dès que ma robe est tombée, le sang s'est drainé de son visage et s'est précipité ailleurs. Un sourire s'est dessiné au coin de ses yeux, le bout de sa langue a effleuré ses lèvres et son désir est devenu famine.
Mais Pablo reste à des kilomètres de la bête assoiffée de sexe qu'Andrea m'a décrit. Je me demande s'il se retient, juste parce que c'est moi. Peut-être que c'est son idée du romantisme, et quand on y pense, une tape sur le cul c'est presque un geste d'amour quand tu compares ça à sniffer une ligne de coke sur le bikini d'une pute.
Pour moi, on ne fait pas l'amour. On baise, c'est tout, c'est comme un coup d'un soir. Et c'est parfait, parce selon moi, on n'est pas amoureux. Notre couple est juste un arrangement où chacun tolère la présence et aime le corps de l'autre. Le sexe c'est qu'un bonus, une petite distraction pour nous défouler.
Il couvre mon corps d'une centaine de baisers, laisse sa langue traîner sur ses lèvres préférées. Son pouce gauche s'enfonce dans ma chair, et me plaque entre lui et le lit. Sa main gauche se glisse en bas de mon dos, puis me soulève les hanches, scellant notre union à un angle divin.
Son torse embué, pressé contre mes seins nus, me tire un dernier souffle. De ma bouche entrouverte sortent des gémissements lubriques, puis des cris de plaisir, et enfin une plainte tremblante lorsqu'il m'amène à l'orgasme, puis un peu plus loin.
Mes genoux tressautent et s'écartent, mon dos s'arque autour de son bras, mes hanches se tortillent, et mes orteils se recroquevillent contre le bord du matelas. Mon corps entier ondulent comme des vagues sur l'océan, une houle qui s'écrase sur le rivage des draps de satin.
"Oh mon Dieu," je murmure, la voix rauque et essoufflée.
"Arrête de me flatter," répond-il avec un clin d'œil. "Je ne suis qu'un simple mortel."
Il grogne un peu en se retirant et essuie sa main collante sur la courbe de ma hanche.
"Putain, c'était bon," il halète, assis sur le bord du lit, pendant qu'il éponge la sueur de sa poitrine avec un coin de mes draps. "T'as besoin de quelque chose ? Du papier toilette ? Une pilule du lendemain ?"
"Charmant," je marmonne en glissant mes doigts entre mes cuisses.
"Je plaisante," il rigole, et deux fossettes creusent ses joues. "Je te ramène un verre d'eau."
"Merci." Je lui souris, et m'enfonce un peu dans le matelas moelleux.
Mon nez se retrousse quand Pablo sort de la salle de bain, vêtu de rien d'autre que ma dernière serviette propre nouée autour de sa taille, et une paire de chaussettes de tennis blanches qui ont été bannies par la Société du Bon Goût quelque part à la fin des années quatre-vingt.
"T'as gardé tes chaussettes pendant qu'on couchait ensemble ?" je grimace.
Pablo hausse les épaules. "Si tu te plains de mes chaussettes, c'est parce que t'as jamais vu mes doigts de pieds."
"T'es dégoûtant," je ricane. "T'as de la chance que j'ai joui."
Tant que je ressens toujours la chaleur dans mon ventre, tant que mon corps frissonne encore de doux picotements et de spasmes tendres, rien ne me dérange vraiment, de toute façon.
Ce n'est pas de l'amour, mais ça me suffit.
~
On dit souvent, plus haut est l'envol, et plus dure est la chute. Et on a pas tort. La soirée d'hier était idyllique, mais la matinée qui suit est une toute autre journée.
Pablo pose son téléphone entre mes mains, et mon cœur chute au fond de ma poitrine.
"Prends ça," il dit.
Je me fige une seconde et fixe l'écran sombre. Mes doigts restent ouverts, comme s'ils n'osaient pas se serrer autour de ce maudit petit objet.
"Je suis censée en faire quoi ?" je bégaye.
"Ouvre Google Maps, Waze, je sais pas, moi," grogne-t-il en s'installant sur le siège conducteur de son énorme pick-up. "Juan veut qu'on le rejoigne à côté d'une rivière et je sais pas où c'est."
"Pour quoi faire ?"
"Pour boire," soupire-t-il en fourrant la clé dans le contact. "Qu'est-ce que tu veux qu'on fasse d'autre ?"
J'ai pas encore décuvé d'hier soir, alors j'ai un millier de meilleures idées que d'aller boire, mais j'ai même pas le temps d'y penser que Pablo a déjà de pied sur l'accélérateur. La voiture dévale l'allée à toute vitesse, les pneus crissant, aspergeant la cour d'une pluie de gravier. J'attache ma ceinture à la va-vite et je m'accroche à mon siège.
"Mets le GPS, Gordita," souffle Pablo. "Juan m'a envoyé l'adresse sur WhatsApp."
Je toussote pour éclaircir ma gorge rouillée. Ça me rend tellement inconfortable d'avoir ce téléphone dans les mains, j'ai l'impression qu'il va me brûler les doigts.
"Comment je le déverrouille ?" je demande.
"Tu connais pas le code ?" il ricane. "C'est 6969."
Je lève les yeux au ciel. "T'es vraiment un gamin."
"C'est pas mieux que le mot de passe de mon e-mail." Il se tourne vers moi avec un sourire enfantin. "C'est Juif de la Jungle, tout attaché avec deux J majuscules, le signe du dollar, 666."
"Ah," je marmonne.
"Moi je trouve ça drôle," dit-il en haussant les épaules. "Pourquoi tu ris pas ? T'as la gueule de bois ou quoi ?"
"Ouais," je réponds sèchement, en faisant défiler l'interminable de gifs débiles que lui et Juan se sont envoyés.
Pablo roule à cheval entre les deux voies de la route, comme si c'était les siennes, mais franchement, à l'entendre parler, on dirait qu'il possède le monde entier. Deux fois, on doit freiner pour éviter de percuter un bus de plein fouet, deux fois j'ai failli me faire le coup du lapin. Ce mec est un malade.
"Merde, t'aurais dû tourner à droite au dernier carrefour," je bafouille. "Ah non, attends, à gauche, en fait."
"Putain, Gordita," gémit Pablo. "Tu sais te servir d'un GPS, au moins ?"
Je déglutis et essuie la sueur de mon front. La seule chose qui me trouble plus que la façon de conduire de Pablo, c'est le fait que je tiens son téléphone déverrouillé dans ma main. La dernière fois que ça m'est arrivé, j'ai failli me faire tuer.
"Qu'est-ce qui t'arrive aujourd'hui, Gordita ?" il grommelle. "Tu sais comment te servir d'un téléphone ? C'est pas à cause de ton truc d'ondes 5G, quand même ?"
Je cligne des yeux. "Non, mais... c'est pas vrai, le truc des ondes 5G, Pablo."
"Ah, ouais," marmonne-t-il. "Je m'en sors plus, avec tous tes mensonges, moi."
J'ai la tête qui tourne, je me sens malade. Comme si j'avais l'estomac dans la gorge et que j'allais le vomir sur le tableau de bord d'une seconde à l'autre. J'ai envie que ça s'arrête, et mon vœu est exaucé quand Pablo se gare devant une station-service. Mais quand il descend de la voiture, mon malaise ne fait qu'empirer."
"Attends-moi dans la voiture," dit-il. "Faut que j'aille acheter un pack de bières."
Et c'est comme ça que je me suis retrouvée seule dans la voiture de mon ravisseur, avec son téléphone dans les mains et ses clés dans le contact, avec mille manières de me sortir de l'enfer dans lequel il m'a traînée, mais sans la volonté de le tenter.
S'enfuir, c'est le choix raisonnable, en toute logique, c'est ce que n'importe quelle personne saine d'esprit aurait fait. Mais je fais exactement le contraire. Je reste sur place, immobile, la mâchoire serrée. Je verrouille le téléphone, le pose sur mes genoux et continue à fixer l'écran noir.
Quelque chose en moi ne cesse de crier, 'fais-le, fais-le maintenant'. Je pourrais appeler les secours. Verrouiller les portes. Ou je pourrais voler la voiture, mettre le pied au plancher. Merde alors, je peux même envoyer un e-mail, si je veux.
Mais je ne fais rien, parce que c'est trop dangereux et que je n'ai rien à y gagner. Tout ce qui me reste, à Goose Creek, c'est ma chambre chez ma mère, le moisi sur les murs et ses tirades haineuses. Faudra que je retrouve un boulot, un appart, une vie entière dont je ne veux pas. Puis je crèverai d'ennui dans quelques mois, et Ana devra pleurer ma mort une deuxième fois.
J'inspire profondément et essuie la larme qui gonfle au coin de mon œil. Je peux pas m'effondrer. Pas ici, pas maintenant, surtout pas à cause de quelque chose d'aussi stupide qu'un téléphone.
Je compte jusqu'à quatre, et j'expire. Mes yeux sont toujours rivés sur le téléphone. J'aurais peut-être dû appeler quelqu'un, ou même juste envoyer un e-mail à Ana. Mais Pablo peut revenir d'une seconde à l'autre, et le jeu n'en vaut pas la chandelle. Il vaut mieux que je laisse Sarah Kennedy reposer en paix.
Quatre secondes paraissent une éternité, et chacun de mes souffles tremblants remplit la voiture d'une chaleur étouffante. Les minutes passent et semblent des heures, mais mon cœur bat sans cesse dans ma poitrine comme si j'étais au bord d'un précipice.
"Désolé de t'avoir fait attendre," soupire Pablo en remontant dans la voiture. "Y avait la queue."
"T'es en train de me tester, c'est ça ?" je lâche.
Il se tourne lentement vers moi. Son regard se pose sur mes yeux rougis, puis sur le téléphone entre mes mains chancelantes.
"Pourquoi ?" demande-t-il calmement. "Tu penses que je devrais te tester ?"
Son ton est froid, calculateur, dépourvu d'empathie. Ce n'est pas de l'amour, et ça ne le sera jamais.
Le silence qui s'ensuit et nous poursuit jusqu'à la fin du voyage me prend à la gorge. S'il s'agit d'un test, je l'ai pas raté, mais je l'ai pas réussi non plus. Au mieux, j'ai un 11/20. Quand on arrive, c'est un immense soulagement de pouvoir enfin sortir de la voiture et rendre le téléphone à Pablo.
La rivière est magnifique. L'eau est claire, d'un bleu incroyable qui vire au vert menthe chaque fois que le soleil passe derrière un nuage. C'est un endroit calme, rempli d'essaims de papillons et de jolies cascades tranquilles, niché entre des montagnes en forme de pain de sucre et les arbres luxuriants qui roulent sur leurs flancs.
Ça serait comme un avant-goût du Paradis, si seulement l'endroit n'était pas peuplé par les pires démons de l'Enfer.
Oscar et Gustavo viennent nous accueillir, tandis que Juan et Manée pataugent au bord de la rivière, et qu'Andrea est assise sur un vieux tronc d'arbre, admirant le grand papillon orange qui s'est posé sur le bout de son doigt.
"J'ai l'impression d'être une princesse Disney," elle jubile.
"Mange-le !" Juan s'écrie, sautant sur place comme un chimpanzé enragé.
"Mais non !" elle proteste, protégeant le papillon avec la paume de sa main. "Il est trop mignon."
"Tu plaisantes ?" répond Juan. "On dirait une chips Dorito. Donne-moi cinq dollars et je le mange."
Ils ont rempli l'arrière d'un pick-up avec des tonnes de glaçons. Pablo y dépose deux packs de bière, et j'attrape une canette. J'ai pas l'habitude de boire si tôt dans la journée, surtout pas en milieu de semaine, parce que c'est le genre de truc que ma mère aime bien faire, et que je déteste. Mais Dieu merci, je sais pas quelle heure il est, ni quel jour, ni même quel mois de l'année.
Pablo en a pas grand chose à foutre de l'éthique anti-alcoolique, parce qu'il en a pas grand chose à foutre de quoi que ce soit. Il prend un shot de tequila à la bouteille, qu'il fait passer en mordant dans une tranche de citron vert.
"Tu vas pas te baigner ?" me demande Gustavo.
"J'ai pas amené de maillot de bain," je marmonne, en cherchant un rocher plat où m'asseoir.
"Pourquoi ?" dit Pablo, qui est déjà dans l'eau. "Je t'ai dit qu'on allait à la rivière."
"Ouais, quand on était déjà dans la voiture."
Juan hausse les épaules. "Tu peux te baigner sans."
Je roule des yeux et Pablo soupire.
"On a qu'à retourner t'en chercher un," il dit. "C'est pas loin. Tu viens ?"
Il sort de la rivière en titubant, essuyant les restes de tequila qui coulent du coin de ses lèvres.
"C'est bon, Pablo, t'emmerde pas," je réponds.
Il lève les yeux au ciel et retourne quand même à la voiture. J'espère, pour son bien et pour celui de tous ceux qui croiseront son chemin, qu'il conduit mieux ivre que quand il est sobre.
"Bon, bah j'irais tout seul," il grommelle. "Je reviens dans une minute."
"Waouh," siffle Juan en le regardant s'éloigner. "Il veut vraiment te voir en bikini, Émilie Dupont."
"Ça m'étonne pas," glousse Andrea. "Avec le boule qu'elle a..."
Je tire nerveusement sur le bas de ma robe. C'est la première fois depuis que je suis devenue Emilia Kovacs que je me sens autant comme une Sarah Kennedy. Une boule de nerfs aux doigts tremblants, qui sait pas se servir d'un GPS. Une fille solitaire piégée dans un monde auquel elle n'appartient pas, qui s'inquiète de savoir si elle agit comme sa mère, et si ses cuisses ont l'air grosses quand elle s'assoit.
Emilia, c'est une femme que je ne connais pas. Une brune sulfureuse qui porte des vêtements de marque et des bijoux en diamants, qui passe ses journées au bord de la piscine avec ses amis Mafer et Big Papi, et qui passe ses nuits dans des soirées frivoles. Une fille intelligente qui garde la tête haute, prétend être une espionne et qui peut tenir tête à Juan Sandoval. La seule et unique femme qui rend Pablo heureux.
Dans une tentative désespérée de m'intégrer et de me glisser à nouveau dans la peau d'Emilia, j'essaye de papoter un peu.
"Hernan est pas avec vous ?" je demande.
"Non, pourquoi ?" marmonne Manée. "Tu voulais le voir ?"
Non, pas vraiment. Je garde la bouche fermée et fixe mes pieds. Je fais tournoyer les dernières gouttes tièdes au fond de ma canette, et abandonne cette idée débile de parler de banalités.
Je retourne vers le pick-up pour prendre une autre bière. Oscar est adossé à l'arrière, un verre dans une main et un joint dans l'autre.
"Tout va bien avec Pablo ?" il me demande doucement. "T'as l'air un peu mal à l'aise aujourd'hui."
"Tout va bien," je mens. "Je voulais pas monter dans la voiture, c'est tout. Il est pas en état de conduire. De toute façon, même sobre, il devrait pas avoir le droit de prendre le volant."
"Je vois," il rit. "Pas d'humeur à jouer avec ta vie ce matin ?"
"Ouais. Disons que j'ai plus de chances de survivre en restant ici, avec une bande de gens qui veulent m'assassiner," je marmonne.
"T'assassiner ?" Il laisse échapper un rire gêné. "Qui veut t'assassiner ?"
Sa voix tremble un peu, sa mâchoire se tend, et son front se plisse. Je sais que quelque chose ne va pas. Oscar fixe le sol a ses pieds, roulant nerveusement son joint entre ses doigts, rongé par l'envie d'en prendre une autre bouffée.
"Je sais pas, Oscar," je murmure. "C'est à toi de me le dire."
Il frotte sa joue avec la paume de sa main et me regarde avec un air désolé. Au travers de ce silence gêné, ses grands yeux crient sa honte et ses regrets.
"Putain. Je peux pas te mentir," marmonne-t-il.
Il jette un coup d'œil aux autres, pour vérifier s'ils sont assez loin, puis se retourne vers moi. D'un petit geste, il me propose de tirer une latte sur son joint. Je refuse poliment.
"Écoute, Em, je sais pas ce qu'il t'a dit," il me dit. "Mais sache que je le ferai pas. Personne ne le fera. Plus maintenant."
J'ai la gorge tellement sèche que respirer me l'écorche. Je prends une grande gorgée de bière.
"T'es sûr ?" je demande.
"Je peux pas lui faire ça," murmura-t-il. "J'en dois trop à Pablo. Tout le monde ici lui doit énormément. On serait pas ici, sans lui."
"S'il m'aimait pas, tu me tuerais ?"
"S'il t'aimait pas, il l'aurait fait lui-même."
Le silence qui suit ses paroles est bien trop lourd. J'arrache le joint d'entre ses doigts et le porte à mes lèvres.
"T'as pas à vivre dans la peur, Emilia," dit-il doucement. "Je pense que Pablo t'a parlé de choses qui se sont passées il y a longtemps, avant qu'on te rencontre. Maintenant qu'on te connait, ça a changé. T'es plus... on va dire, coopérative que ce qu'on pensait. T'es exactement comme il t'a décrit, et je t'avoue que c'était un peu dur à croire, au début. Mais vous vous aimez beaucoup, alors, tu sais, je suis pour lui priver de ça ?"
"Et qu'est ce qu'il va se passer si un jour, on s'entend plus aussi bien ?"
Oscar hausse les épaules. "Vous aurez toujours des hauts et des bas. Comme dans n'importe quelle relation."
"Ça serait mieux s'il y avait un juste milieu entre les hauts et les bas," je soupire. "C'est pas que lui, des fois c'est de ma faute aussi, mais c'est comme si on était sur des montagnes russes, et le bon genre de montagnes russes. Genre, celles qui te filent la gerbe. Ou qui te font le coup du lapin."
"Faut pas lui en vouloir, Em," répond Oscar. "Il a eu une vie difficile, tu sais."
Je réponds par un mur de silence et un regard mortel. Oscar avale sa salive et continue.
"Pablo et moi, on a grandi dans un village pas loin de la capitale, dans une petite maison avec un toit en tôle. On avait une sœur, qui est morte d'une pneumonie à quatre ans. Pablo se souvient d'elle, pas moi. Notre père, c'était un mec plein de vices, qui buvait, trompait, et misait le peu d'argent qu'on avait sur des parties de poker. Parfois, il essayait de tricher quand il était bourré, et quand il se faisait choper par les autres, et ils le défonçaient. Après, il rampait jusqu'à la maison et se défoulait sur quelqu'un, souvent c'était ma mère, des fois c'était Pablo, quand il se mettait en travers de son chemin."
Je prends une autre bouffée du joint. La première que j'ai prise me fait déjà planer un peu, et une fois que j'expire un autre épais nuage de fumée, je respire mieux.
"Un soir, il était fou de rage, je sais plus pourquoi. J'imagine qu'il avait encore trop bu," se souvient Oscar. "Il a cassé le bras de ma mère, puis il s'est tourné vers moi, et j'étais qu'un gamin. J'avais quoi, dix ou onze ans, j'étais tout maigre, tout frêle, je courais pas très vite, non plus. Mais il m'avait jamais tapé dessus. Pablo le laissait pas faire."
Il fixe le joint entre mes doigts, et je lui rends. Il s'arrête, tire trois lattes, et d'un coup, il devient pâle.
"Ce soir-là, mon père m'a chopé par le col et m'a plaqué contre un mur. Et je sais pas ce qui s'est passé, mais Pablo lui a tiré dessus. Dans l'estomac, avec un fusil de chasse, qui nous servait à effrayer les coyotes quand ils rôdaient près des poules dans le jardin," dit-il. "Pablo est allé chercher le voisin pour qu'il nous emmène, ma mère et moi, à l'hôpital, et il est resté avec mon père. Quand on est rentrés à la maison le lendemain matin, les deux étaient partis."
"Il l'a tué ?"
Oscar regarde au loin et hoche la tête en silence.
"Ils ont trouvé des morceaux de mon père dans une décharge," marmonne-t-il. "Sa tête, ses bras, une jambe et demi. Hachés et jetés dans des sacs poubelles. Ils ont jamais trouvé le reste. On savait tous que Pablo l'avait fait. Les flics en avaient rien à foutre, mais les voisins l'ont cherché. Ils l'ont pas trouvé."
Je m'arrête et le fixe. Quand il me parlait d'une enfance difficile, je m'attendais à tout, sauf à ce que Pablo démembre son père pour le jeter aux ordures. C'est sanglant, c'est choquant, ça me retourne l'estomac. Et je me demande si Oscar essaie vraiment de me faire pitié, ou si c'est un genre d'avertissement.
"Putain," je souffle.
"Quelques mois plus tard on a trouvé une enveloppe avec de l'argent sur le pas de la porte. Et ça s'est passé plusieurs fois, au moins une fois par an, avec de plus en plus d'argent dedans," raconte Oscar. "Je savais que c'était Pablo, mais ma mère croyait que c'était un don de Dieu."
"Dieu ?" je ricane. Ça devait lui flatter l'ego, à Pablo.
"Ouais," il soupire. "Elle a rejoint une espèce d'église bizarre qui lui a retourné le cerveau, et je pense qu'elle tapait dans les vielles bouteilles de mon père quand je regardais pas. Ça pouvait pas être Pablo, pour elle, tout était de sa faute, parce qu'il a tué mon père et nous a abandonnés après. Elle disait qu'il était retourné en enfer et que l'argent, c'était Dieu qui s'excusait pour l'avoir fait donner naissance au Diable en personne. Elle le détestait. Elle le déteste toujours. Maintenant, elle l'appelle deux fois par an, à Noël et à Pâques pour le lui rappeler."
Quand j'essaye d'imaginer la mère de Pablo, tout ce que je peux voir, c'est la mienne. Des morceaux d'elle, comme des éclats d'un miroir brisé que je n'arrive pas à reconstituer. Une joue creuse, le bleu vide de son regard, des lèvres gercées tordues par la colère. Ses mains fines et osseuses, la ride qui creuse son front quand elle fronce les sourcils, le teint violacé de sa peau juste sous ses yeux fatigués.
Si j'avais su que la dernière fois que je l'ai vue serait la dernière fois de ma vie, j'aurais regardé son visage pendant un peu plus longtemps. Peut-être que je me souviendrais encore d'à quoi elle ressemble.
"Cinq ans plus tard, Pablo est arrivé avec une belle moto et des vêtements de marque," continue Oscar. "Il a dit qu'il avait trouvé du boulot dans une ferme de bétail et qu'il gagnait bien sa vie. Ma mère lui a dit de m'emmener avec lui et de me trouver un travail aussi, et il a refusé."
"Parce qu'il ne travaillait pas dans une ferme de bétail," je murmure.
"C'est ça. C'était clair qu'il mentait. Le bétail, ça paye bien, mais pas assez pour s'acheter des ceintures Gucci et payer les études de ton frère à l'université."
"T'es allé à l'université ?"
"Ouais, je voulais pas vraiment, mais il a insisté. J'ai fait une licence en psycho parce que je trouvais que les filles de la fac étaient jolies," dit-il en riant. "Il est venu à ma remise des diplômes, m'a emmené dans un bar et m'a raconté tout ce qu'il avait fait depuis qu'on s'était séparés. Au début, c'était rien qu'un pickpocket, puis il est devenu tueur à gages pour un des hommes d'Hernan, et il a gravi les échelons de son cartel, jusqu'à travailler pour le grand bonhomme en personne."
"Il était fier de ça ?" je grommelle.
"Non. Du tout," répond Oscar. "Il m'a dit qu'il devait tirer sur des gens devant leurs enfants, qu'il a tué des jeunes filles qui n'avaient rien demandé juste parce qu'elles sortaient avec le mauvais mec, qu'il a mitraillé des restaurants tout entiers pour abattre un seul gars. Je t'épargne les détails, mais il a vu et fait mille fois pire que ça, et ce qui l'inquiétait, c'est qu'il ressentait plus rien. Il a commencé à se droguer pour oublier, et il est venu me voir pour me demander de l'aider."
"Et tu l'as fait ?"
"Emilia," soupira-t-il. "J'étais un étudiant en fac de psycho, pas un putain de magicien. Des fois, je me demande si je l'ai laissé tomber. Peut-être que j'aurais pu faire quelque chose si j'écoutais en cours au lieu d'essayer de coucher avec mes camarades de classe, mais j'ai toujours eu l'impression que c'était trop tard pour que n'importe qui puisse le sauver. Jusqu'à ce que tu débarques, au moins."
"Tu me surestimes un peu," je dis, avec un rire amer.
"Il t'aime, tu sais," il dit. "Rien que de lui faire ressentir ça, c'est déjà un exploit."
Je mords l'intérieur de ma joue, assez fort pour en arracher un petit morceau de peau. J'aimerais bien qu'il ait raison. J'aimerais bien que Pablo m'aime. Et une fois de plus, ma gorge s'étrangle, ma mâchoire se serre, et je respire profondément pour m'empêcher de pleurer.
Une goutte roule sur ma joue, mais ce n'est pas une larme. Je lève les yeux vers le ciel, maintenant noirci par des nuages d'orage.
"Il pleut ?" je demande.
"On dirait," marmonne Oscar. "C'est chiant, ça. On va devoir rentrer."
Bientôt, la rivière entière semble bouillonner de gouttes de pluie. Manée est la première à remonter dans la voiture, et Andrea lui emboîte le pas, abritant ses cheveux déjà mouillés sous une grande serviette de plage. Juan sort de l'eau en dernier, l'air agacé, mais ne manque pas l'occasion de faire remarquer ses abdos bien taillés.
"Il faut qu'on parte, et vite," dit-il gravement. "Tu sais, Émilie Dupont, ici, chaque fois qu'il pleut, ça cause de terribles crues, aussi soudaines que dévastatrices. Chaque année, il y a des milliers de morts."
"Vraiment ?" je déglutis.
Gustavo le frappe dans le ventre avec le dos de sa main.
"Allez, le Juif de la Jungle, remets ta chemise ou tu vas perdre un téton," il ricane. "L'écoute pas, Emilia. Il se fout de ta gueule."
"Em, tu veux qu'on te ramène à la maison ?" crie Andrea en grimpant dans le pick-up d'Oscar.
"Non, Andrea, il y a plus de place," rétorque Manée.
"Ah, euh, t'inquiètes," je bafouille. "Je vais rentrer avec Gustavo."
~
Quand on la compare à celle de Pablo, la façon de conduire de Gustavo me donne l'impression qu'on roule au ralenti, et ça fait longtemps qu'on a perdu l'autre voiture de vue. Une cumbia calme joue à la radio, si bas qu'on peut à peine l'entendre par-dessus le bruit de la pluie qui tonne sur le pare-brise.
"Je te trouve pas très bavarde aujourd'hui," murmure Gustavo.
Je hausse les épaules et garde les yeux rivés sur la route, étroite comme le fil d'un funambule, qui sinue entre des montagnes croulantes d'un côté et un ravin vertigineux de l'autre.
"Il se passe quoi avec Pablo ?" demande-t-il. "Tu peux m'en parler, tu sais."
"Étant donné que la seule raison pour laquelle vous comptez pas me tuer, c'est parce que Pablo m'aime, si quelque chose allait mal, je le garderais pour moi," je crache. "Mais non, tout va bien. J'ai la gueule de bois, c'est tout."
"Emilia, si j'avais envie de te tuer, je pourrais le faire maintenant," il ricane.
"Mais tu le feras pas," je marmonne, à la fois pour l'avertir et pour me rassurer. "Parce qu'il y aurait des conséquences."
"Je pourrais faire croire à un accident," dit-il en haussant les épaules. "Je te mets une balle dans la tête, quelques autres dans ta portière, et j'ai qu'à expliquer à ton copain qu'on a été pris en embuscade. Ça arrive. On a perdu un gars comme ça il y a quelques mois."
"T'as l'air d'y avoir bien réfléchi."
Gustavo soupire et passe sa langue sur ses lèvres. Ses doigts se resserrent autour du volant. L'atmosphère est lourde, et son humeur vient de changer.
"J'y ai réfléchi, oui. J'y pense souvent," il répond. "Parce que pendant que tu t'amuses à t'envoyer en l'air avec Pablo et à le rendre con comme une bite, qui c'est qui répare toutes vos conneries ? C'est bibi. J'ai trois fois plus de boulot, et je gagne pas un centime de plus. Alors t'étonnes pas d'être en haut de ma liste des choses dont j'aimerais bien me débarrasser.
Je me mords la langue et je m'enfonce dans mon siège. J'aime pas le calme glacial dans sa voix, ni la direction que prend cette conversation. J'aurais peut-être dû appeler à l'aide ce matin, quand j'avais le téléphone dans la main. J'aurais peut-être dû monter dans la voiture avec Pablo. J'aurais dû ravaler mes mots.
"Pourquoi tu dis rien ?" dit-il d'un air renfrogné. "T'as peur de moi ou quoi ?"
"Tu veux que je m'excuse d'avoir été kidnappée ?" je rétorque.
"Si tu veux sortir d'ici vivante, faudra que t'apprennes que parfois il vaut mieux fermer sa gueule. Tu veux sortir d'ici vivante, Emilia ?"
Ma réponse reste coincée en travers de ma gorge. Je veux sortir d'ici, vivante ou non. La vie d'Emilia n'est pas aussi belle qu'elle en a l'air. C'est même un Enfer. Elle est constamment menacée par des destins pires que la Mort, que ni l'argent ni le bel amant ne compensent. Je ne veux pas être Emilia. Je ne peux pas vivre comme ça. Il faut que je sorte d'ici.
"C'est oui ou c'est non, Emilia," grogne-t-il.
"Tu viens de me dire de fermer ma gueule."
"Pas quand je te pose une putain de question," il aboie.
Mes lèvres se mettent à trembler. Je ferme les yeux aussi fort que possible, espérant que tout ça n'est qu'un cauchemar. Je me réveillerais à Goose Creek, j'appellerais Ana et lui raconterais cet étrange rêve. Elle rira et me dira que je suis bizarre. Puis, j'appellerais mon psy.
"Je te déteste pas, Emilia," continue-t-il. "C'est juste– tout ce stress que tu me causes, ça finit par me peser. De temps en temps, j'ai juste envie de me... de me lâcher."
J'ouvre les yeux. La main droite de Gustavo est posée sur mon genou. Ses doigts repoussent ma robe et caressent ma peau nue.
"Tu vois ce que je veux dire ? J'ai juste besoin de me distraire, de temps en temps," murmure-t-il en souriant. "Peut-être qu'on pourrait trouver un arrangement."
Mes lèvres s'entrouvrent pour protester.
"Pablo–"
"Pablo a pas besoin de le savoir," il me coupe.
Sa main moite remonte ma cuisse et je serre mon bras autour de mon ventre. Je me sens malade, à la fois dégoûtée et dégoûtante. La sensation de sa peau grasse contre la mienne s'étend le long de ma jambe, comme un cancer qui se répand à toute vitesse.
"On a tous les deux quelque chose à y gagner," il marmonne. "Moi j'aurais ce que je veux, et toi tu n'auras plus à t'inquiéter de moi. En plus, je sais que t'aimes ça."
J'ose lever les yeux pour voir les siens. Je me sens étranglée par son regard, ou peut-être que c'est ma ceinture de sécurité qui est trop serrée. Discrètement, je la détache.
"Tu crois que j'ai pas remarqué ?" Il sourit. "Une jeune fille comme toi, en manque de tout. T'adores ça, pas vrai, t'habiller avec tes petites robes moulantes pour aguicher les hommes mûrs. Une vraie petite pute. Ma petite pute."
Il enfonce ses ongles courts sur l'intérieur de ma cuisse, et j'inflige le même traitement à mon siège en cuir.
"Je crois que je vais vomir," je chuchote.
Gustavo lâche un soupir, pose ses mains sur le volant et ses yeux perçants sur la route. Mes doigts agrippent la portière de la voiture, comme si ça empêcherait ma tête de tourner.
"Écoute Emilia, dans la vie il faut faire des choix," grommelle Gustavo, et mon index s'enroule autour de la poignée de la portière. "Soit tu fais ce que je te demande, soit..."
J'inspire profondément. Nos regards se croisent alors qu'une rafale d'air s'engouffre par la portière ouverte, et on se demande qui de nous deux vient de merder.
J'espère qu'après aujourd'hui, je n'aurais plus jamais à faire quelque chose d'aussi débile que de sauter d'une voiture en mouvement.
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