32. UN COCKTAIL EXPLOSIF

Trois jours s'écoulent, et je me demande si je les ai rêvé. La vie n'a jamais été aussi facile, les couchers de soleil jamais aussi beaux, et mon esprit jamais aussi paisible. Je me sens bien, non pas parce qu'il m'est arrivé quelque chose d'incroyable, mais plutôt parce qu'il ne se passe rien du tout.

Avec Pablo, c'est ni l'Enfer ni le Paradis. On s'entend bien et ça me suffit. Il m'amène toujours un cocktail quand il me voit bronzer au bord de la piscine, et on discute un peu. On parle de la météo, de comment nos journées se sont passées, de ce qu'on va manger au dîner.

Il me fait beaucoup de sourires, mais pas un seul baiser. On partage quelques rires, mais jamais le même lit. Parfois, et surtout quand il y a du monde autour, il me tient la main ou m'enlace les épaules. Ça me met plus mal à l'aise. Au contraire, maintenant je me blottis un peu plus près de lui.

J'ai de la compagnie, maintenant, en plus de Pablo et de Beto, Oscar ou Gustavo que je vois de temps en temps au déjeuner. J'ai Mafer, qui passe deux heures à nettoyer ma chambre le matin, et six heures à jouer aux Morpions avec moi, pendant qu'elle me raconte tous les ragots qu'elle entend des autres bonnes.

J'ai Oso, qui me suit un peu partout au long de la journée. Parfois, c'est parce que je le lui demande, pour ma propre sécurité– généralement, c'est quand je sais que les hommes de Pablo sont dans les parages. Parfois, c'est de son propre gré, parce qu'il a envie de m'accompagner pendant mes joggings quotidiens dans le jardin. Il aime bien m'encourager, soit en me chantant des chansons de Pitbull, soit en me criant de continuer quand je commençais à souffler et à traîner des pieds.

J'ai le cœur d'Ana, suspendu autour de mon cou, enfermé dans un petit caillou rose. Je pense toujours à elle avec tendresse quand je touche mon collier, mais quelque chose a changé. Je ne lui murmure plus 'J'aimerais être avec toi', maintenant c'est 'J'aimerais que tu sois là'.

Et puis j'ai l'alcool. Des tonnes d'alcool. Des mimosas le matin, du champagne le soir, et puis, tout au long de la journée, j'ai des piña coladas, des margaritas glacées, des daiquiris à la fraise ou toute autre cocktail que Pablo vient d'inventer.

Trois jours passent et tout va toujours bien. La cerise sur le gâteau, c'est que, depuis que Pablo s'est battu avec Hernan, je n'ai pas vu ni l'ombre d'un seul Sandoval.

Tout comme celles qu'il l'ont précédé, cette journée commence bien. Je fais la sieste au bord de la piscine, mes lunettes de soleil tranquillement posées sur mon nez, mes jambes lisses et brillantes, méticuleusement enduites de crème solaire, confortablement étirées.

Au bout d'une heure, plus ou moins, Pablo me rejoint. Il m'embrasse sur la joue et s'assoit sur le transat à côté du mien, bâillant bruyamment lorsqu'il s'installe et envoie valser ses bottes de cowboy d'un grand coup de pied.

"T'étais où hier soir ?" demande-t-il. "Je t'ai pas vu à ma soirée."

"Dans ma chambre, avec Mafer," je réponds. "J'étais trop fatiguée. Flemme de faire la fête."

"Fatiguée ? Il y avait de la lumière dans ta chambre jusqu'à trois heures du matin," marmonne-t-il.

Je hausse les épaules. "Mafer est beaucoup moins fatigante que tes amis."

"T'aurais pu descendre prendre un verre. Ou me dire bonjour, au moins."

"Pablo, faut que t'apprennes à vivre sans moi," je ricane.

Il rit, mais je ne plaisante qu'à moitié. Si on se tolère assez longtemps, et que petit à petit j'arrive à gagner sa confiance, peut-être qu'un jour il me foutra la paix, au moins un peu, juste assez pour me donner un semblant d'indépendance et de liberté.

"T'as passé une bonne soirée, au moins ?" il soupire.

"Ouais," je lui dis. "On a joué au Morpions, et on a bu une bouteille de vin et quelques verres de rhum."

"C'est ça ton idée d'une bonne soirée ?"

"Je suis sûre qu'à ton goût, ça manquerait de putes et de cocaïne, mais oui. C'était sympa."

"Pas trop la gueule de bois ?"

"Non, ça va, le truc, c'est de rester hydraté. Mais Mafer a mal à la tête, alors je lui ai donné un congé pour ce matin."

"Tu lui as donné un congé ?" il s'esclaffe. "Quoi, c'est toi la patronne, maintenant ?"

Je souris et ouvre les yeux. Je regarde mon garde du corps, assis à l'ombre du bar de la piscine, et je lui fais un signe de tête. Sans un mot, il se lève, ouvre le minibar et revient vers nous avec deux bières bien fraîches.

"On dirait bien que c'est moi la patronne, hein," je ricane, un sourire en coin. "Merci, Oso."

Pablo laisse échapper un rire moqueur et secoue la tête en attrapant les bouteilles. "Écoute, si c'est ce qui te rend heureuse."

"Je suis très heureuse," je réponds.

Il tourne la tête pour me regarder, et me fait un sourire si grand que je me demande si ses fossettes ont déjà semblé si profondes. Sa poitrine se gonfle d'un soupir de soulagement, comme s'il attendait depuis semaines d'entendre ces mots de ma part. Et moi aussi, j'attendais que ça.

Pour la première fois, je suis si détendue que ne désire ni ne redoute ma mort imminente. Et pour une fois, mon bonheur est vrai, et pas altéré par des tranquillisants pour chevaux ou quoi que ce soit d'autre que les trois verres que j'ai bu cet après-midi.

Ma béatitude est une victoire, et mon transat est mon trône. Je l'ai fait. C'est ce que je voulais. N'avoir aucun problème. Pas de loyer à payer. Juste du soleil, des piscines et de l'alcool à volonté.

Je lève mon verre au ciel en hommage au dieu tordu qui m'a béni d'une telle malédiction. Je porte la boisson fraîche à mes lèvres, prête à profiter du reste de ma journée et à m'endormir bercée par les clapotis de l'eau de la piscine.

Mais le téléphone de Pablo se met à sonner.

Je soupire. Quand on l'appelle c'est il y a quelqu'un d'autre au bout du fil, et quand il y a d'autres gens, c'est toujours mauvais signe pour moi.

Mon bonheur est comme un papillon éphémère. T'attends si longtemps qu'il sorte de son cocon, pour qu'au final il ne survive qu'un jour. Il suffit d'une aile écorchée ou d'une goutte de pluie, et le petit papillon va mourir.

"Les Sandoval ?" dit Pablo à la personne qui l'appelle. "Bien sûr qu'ils peuvent rentrer, abruti. C'est mon meilleur ami et mon filleul dont on parle. Tu devrais même pas avoir à me demander."

Il raccroche et je fronce les sourcils.

"Les Sandoval sont là ?" je demande.

"Oui. Ils viennent dîner," répond Pablo. "On va pas rester fâchés toute la vie, quand même."

"T'aurais pu me prévenir avant que je prenne un quatrième verre," je souffle.

"Pourquoi ? Je croyais que t'avais besoin de boire pour supporter Juan."

"Avant mon plan, ouais. Mais là je suis déjà à moitié bourrée, comment tu veux que je me concentre ?"

"Ton plan ?" marmonne-t-il. "Quel plan ?"

"Je t'ai pas dit ?" je réponds. "Personne t'as raconté ? Je suis censée–"

Les cris des Sandoval qui résonnent dans la maison coupent court à mes mots, tonnant de plus en plus fort à mesure qu'ils se rapprochent.

Manée caracole en tête, ses cheveux soyeux flottant autour de ses épaules s'ils étaient enchantés, et son menton incliné à un angle obtus. Perchée sur ses talons aiguilles, elle regarde tout le monde de haut, y compris le grand Oso, quand elle laisse tomber son sac à main de marque dans ses bras. Il s'éloigne avec le sac, probablement pour aller le poser quelque part à l'intérieur de la maison. Un allié en moins.

"Enfin, vous avez terminé vos gamineries. C'est pas trop tôt," Elle roule des yeux en s'allongeant sur un transat. "Je déteste la piscine d'Hernan. Franchement, qui construit son jardin sur le côté nord de sa maison ?"

"Bonjour à toi aussi, ma chérie," marmonne Pablo.

"M'appelle pas chérie," elle rétorque.

"C'est toujours un plaisir de te voir," ricane-t-il.

Hernan et Juan sortent peu de temps après, et je ne peux pas m'empêcher de secouer la tête. Vêtus de costumes assortis, d'un tissu trop sombre pour un jour où le soleil tape si fort, suivis par leur petite armée de gardes du corps, des cigarettes allumées pendant de leurs lèvres, ils puent l'arrogance et la corruption.

Et, pour couronner le tout, Juan Sandoval s'est laissé pousser la moustache.

"Juanito Lindo, on est jumeaux !" Pablo s'écrie quand il le voit.

"Ta beauté n'a point d'égal, Tio Pablo," plaisante Juan en lui faisant une révérence digne d'un putain de troubadour. "Mais j'apprends des plus grands, dans l'espoir qu'un jour moi aussi, quand je serai vieux et ridé, je pourrais aussi vivre heureux entourée de sugar babies."

Il s'attire un regard noir de la part de sa fiancée, auquel il répondit par un sourire à la con.

"En parlant de sugar babies," continue-t-il en se tournant vers moi. "Qu'est-ce que tu penses de ma moustache, Émilie Dupont ?"

"Elle est horrible. Va te raser."

"C'est pas très poli, ça," il ricane. "Tu m'offenses, Émilie Dupont."

"Je m'en fous."

"Pablo," gémit-il d'un ton moqueur. "Emilia ne m'aime pas, et ça me brise le cœur."

"Personne ne t'aime, Juan," marmonne Hernan.

"Moi je t'aime, Juanito Lindo," roucoule Pablo.

"Merci, Tio Pablo," répond Juan. "J'aurais bien aimé que tu sois mon père."

"Vu le nombre de fois où j'ai baisé ta mère, c'est possible que je sois ton vrai père," ricane Pablo. "On sait jamais."

Dégueulasse, je me dis. Ma paix est brisée, mon soleil a disparu, mon verre est vide et ma journée est gâchée.

Même quand je ferme les yeux, je vois toujours le visage de Juan. Ses yeux sans âme, son sourire idiot, sa moustache puérile. Pourquoi il s'est laissé pousser la moustache ? Juste pour moi ? Pour m'emmerder ? Ou est-ce qu'il pensait vraiment que ça allait me séduire ?

J'entends sa voix, aussi. Pas parce qu'elle est gravée dans mon esprit, mais parce qu'il se tient juste derrière moi, et secoue mon transat comme un gamin casse-couille secoue les sièges d'un bus, chantant des chansons pour me narguer.

"Prêts, les enfants ? Oui, Capitaine !" il s'écrie. "Oooohhh, quelle pute à narcos est toujours en colère ? É-mi-lie Du-pont !

"Oh putain," soupire Manée. "Juan, ta gueule."

"Qui a les courbes d'une femme prépubère ? É-mi-lie Du-pont !"

"Prépubère ?" ricane Pablo. "T'as vu le cul qu'elle a ?"

"Merde, j'ai plus d'idées pour les paroles," grommelle Juan. "Aidez-moi un peu."

"T'as pas besoin de continuer," je marmonne. "On a compris."

Il se remet à chanter, secouant mon transat de plus belle. "Elle a pas de téléphone à cause des ondes 5G, É-mi-lie Du-pont !"

"C'est quoi comme chanson ?" demande Pablo. "Je reconnais pas l'air."

"C'est Bob l'Éponge, espèce de fossile," répond Juan, avant de reprendre. "Ooohh, qui est-ce qui se cache sous une fausse identité ? É-mi-lie Du-pont !"

Je jette un regard nerveux à Pablo, et le monde entier semble se taire, comme s'il avait été étouffé sous une épaisse couche de vérités et de révélations mortelles. Hernan tousse. Je déglutis.

"Bon, on va passer à l'apéro," déclare Pablo. "Qui veut des mojitos ?"

"Besoin d'aide ?" je demande, en tentant d'empêcher ma voix de trembler.

"Ouais," marmonne-t-il. "Viens par ici."

Je le suis jusqu'au bar, de l'autre côté de la piscine, et une fois qu'on est assez loin des Sandoval, je laisse échapper un soupir tremblant.

"Qu'est ce que t'as dit à Juan ?" demande-t-il en attrapant un couteau.

Le calme dans sa voix me glace le sang. Heureusement, au lieu de me poignarder, il commence à hacher des feuilles de menthe.

Je tourne le dos aux autres avant de répondre, de peur que l'un d'entre eux ne sache lire sur les lèvres. On ne sait jamais quels tours ce genre de personne ont dans leurs sacs. Bordel, l'un d'eux sait parler hongrois. Qui sait de quoi d'autre ils sont capables.

"Je lui ai rien dit, il s'en est rendu compte tout seul, Pablo," je chuchote "Je t'avais prévenu."

"Qu'est-ce qu'il sait ?"

"Je suis pas sûre, mais je crois qu'il pense que–"

"T'as de la chance que Gustavo soit pas là pour entendre ça," rétorque-t-il en agitant la lame de son couteau un peu trop près de ma gorge. "S'il savait ce que Juan vient de dire à propos de ton identité, on serait tous les deux morts à l'heure qu'il est."

"Gustavo le sait déjà."

"Non. S'il le savait, il m'en aurait parlé."

"Peut-être qu'il pensait que t'avais remarqué," je crache. "Dès le premier soir, c'était évident que Juan a compris que je suis pas hongroise."

Pablo me fixe droit dans les yeux. Son couteau claque contre la planche, et tranche un citron vert en deux.

"C'est pour ça que j'ai décidé de convaincre Juan que je suis une espionne infiltrée dans ton cartel. Ça l'empêchera de découvrir que je suis ton otage."

"Je me suis pas emmerdé à t'inventer toute une fausse identité juste pour que t'ailles t'en créer une autre," il grommelle. "Tiens-toi en à mon plan, un point c'est tout."

Je lève les yeux au ciel. "Je suis désolée, mais ton plan est tellement pathétique qu'il a déjà échoué. On a besoin d'un plan B."

"C'est l'idée la plus débile que j'aie jamais entendue, Gordita," dit-il. "Tu sais ce qui arriverait à un espion si on en trouvait un parmi nous ?"

"Gustavo a dit que ça pouvait marcher."

"On s'en fout, de Gustavo," siffle-t-il. "Si quelqu'un ici pensait que t'es une espionne, ils t'écorcheraient vive, briseraient tous tes os, et violeraient chaque centimètre carré de ton putain de corps, et je te garantis pas que ça sera dans cet ordre-là."

J'avale la boule dans ma gorge. "Pas si tu leur dis de pas le faire."

"Ça serait vraiment pas mon genre."

"Je suis ta petite amie, Pablo. T'as qu'à leur dire de pas le faire tant que t'es pas certain qu'ils ont raison. Et tu peux nous faire gagner du temps en leur disant que tu rassembles des preuves, que tu te penches sur la question."

"Gagner du temps," il répète avec un rire amer. "Ça nous donne quoi, une semaine ? Deux, grand max."

"Ça nous donne déjà une longueur d'avance," je murmure. "Le temps de trouver autre chose."

Je m'arrête une seconde, alors qu'une idée me vient à l'esprit.

"Ou peut-être," je continue à voix basse, "tu pourrais m'aider à m'enfuir, et comme ça je peux disparaître. On pourrait disparaître. Ensemble. Enfin, si tu veux."

"Tu sais, Gordita," il lâche d'un air moqueur. "La dernière fois que quelqu'un a quitté ce cartel, on lui a donné une longueur d'avance. Il est parti chercher sa femme et ses enfants, et ils sont partir se construire une nouvelle vie aux Philippines. Maintenant, ils sont tous morts, aux Philippines. Je crois que t'as pas compris, Gordita, il y a pas de sortie."

Je roule des yeux, soupire et me mords la lèvre. Ça commence à me faire peur, à quel point la menace d'une mort aussi violente ne me fait plus rien.

"J'ai une idée," je murmure. "Imagine, tu découvres que je suis une espionne, mais qu'au cours de ma mission, en apprenant à te connaître, je suis tombée amoureuse de toi. Et du coup, j'ai trahi mes employeurs, et maintenant je leur donne de fausses informations sur toi. Ça fait de moi un atout pour le cartel, en plus d'être ta copine, et t'as plus besoin de te débarrasser de moi."

Pablo me regarde en silence, un sourcil arqué, l'autre toujours froncé.

"Ça fait combien de temps que tu prépares tout ça ?" il me demande.

"Juste quelques jours, mais c'est pas le problème," je soupire. "Tu penses que Juan y croirait ?"

"Bien sûr que Juan y croirait, Gordita," marmonne-t-il. "Je suis quasi certain que Juan croit encore au Père Noël. C'est pas pour lui que je m'inquiète, c'est pour les autres. Hernan est pas très indulgent, tu sais."

"C'est le truc, pour l'instant, il n'y a que Juan qui a des doutes," je lui explique. "Si t'agis assez vite et que tu lui dis de la fermer pendant que tu cherches des informations..."

"Juan vient tout juste de dire à tout le monde que tu vis sous une fausse identité," rétorque Pablo. "Sur la mélodie du générique de Bob l'Éponge."

"Pas tout le monde. Juste Manée et Hernan. Ils pensent déjà que Juan est un imbécile, alors laisse-les. Et lui, fais-le taire avant qu'il dise autre chose."

Pablo secoue la tête. "C'est trop dangereux."

Je jette mes mains en l'air en signe de défaite. "D'accord, c'est toi qui décide. Qu'est-ce que tu veux faire ?"

"On fait rien," marmonne-t-il. "Pour l'instant. Faut que je réfléchisse. T'aurais dû me dire tout ça plus tôt, Gordita.

"Mais je te l'ai dit, Pablo. Je te l'ai dit le jour où j'ai rencontré Juan, je t'ai dit qu'il me croyait pas," je bouillonne. "Alors, on fait quoi, on le laisse courir partout en disant à tout le monde que je m'appelle Émilie Dupont et que je vis sous une fausse identité, alors ? Commence à creuser ma tombe maintenant, tiens, ça te fera gagner du temps."

Pablo soupire, pose son couteau et me tend un citron vert coupé en deux.

"Presse ça, au lieu de gueuler," dit-il.

"Bah oui, presser des citrons ça va me sauver la vie, peut-être ?" je grogne, en levant les yeux au ciel.

"Quand la vie te donne des citrons, t'apprends à faire de la limonade," il marmonne.

Il sort son téléphone et commence à écrire quelque chose. Moi, je reste bouche bée.

"Tu viens de me donner un citron vert. On est en train de faire des mojitos," je rétorque. "Qu'est-ce que tu me parles de la vie qui m'apprend à faire de la limonade ?"

"C'est une expression, Gordita," il soupire. "En gros, ça veut dire que quand la vie te fait des mauvaises surprises, faut les tourner à ton avantage."

"Ouais, enfin, c'est pas trop le moment pour philosopher avec des agrumes, Pablo," je gémis. "C'est pas pour te presser, mais je suis vraiment dans la merde, là."

Pablo lève les yeux de son écran et laisse échapper un petit rire. "Ha, presser. Sympa ton jeu de mots."

"Non mais tu crois vraiment que je suis d'humeur à faire des jeux de mots ?" je m'écrie.

"Calme-toi, Jean-Pierre Foucault," il soupire. "Je gère. Finis tes mojitos, toi."

"Pablo, j'ai pas l'impression–"

"C'est parfait," il déclare. "Jean Dujardin. Appelle-le Jean Dujardin."

"Pardon ?"

"Juan, c'est Jean, mais en espagnol," explique Pablo. "Sandoval, ça se traduit à peu près par 'jeune bosquet'. Un jardin, en gros. Donc, si toi t'es Émilie Dupont, alors lui c'est Jean Dujardin."

"Tu te fous de ma gueule ?"

Pablo secoue la tête. "Du tout. Tu vas le battre à son propre jeu. Il va t'appeler par ton nom, et tu vas faire pareil. Compris ?"

"C'est complètement débile," je réponds.

"Ouais. C'est le but."

~

"Merci pour le mojito, Émilie Dupont," ricane Juan quand je lui tends son verre.

"De rien, Jean Dujardin."

"Jean Dujardin ?" Juan plisse les yeux. "L'acteur ?"

"Mais non, c'est toi Jean Dujardin," je réponds. "Juan Sandoval. Jean du petit bosquet. Jean Dujardin."

Juan lâche un rire moqueur. "T'es ridicule."

"Moi je trouve que ça te va bien." Je hausse les épaules. "Tu sais, pour un mec qui aime bien courir à poil dans la forêt."

J'entends Pablo qui s'esclaffe derrière moi, et du coin de l'œil, je remarque que même Manée, habituellement aussi pleine d'émotions qu'un caillou, esquisse un sourire. Ça me rassure, mais seulement un tout petit peu, étant donné que je ne comprends toujours pas ce que je suis censée faire.

"T'as pas besoin de me donner un petit surnom, tu sais," marmonne Juan. "Juan Sandoval, c'est bien."

"Moi aussi j'aime bien mon nom," je réplique. "Et pourtant, tu persistes à m'appeler Émilie Dupont."

"Ouais, parce que tu peux pas prononcer ton propre nom en hongrois," il ricane.

"J'arrive pas à prononcer le tien en espagnol non plus, alors je vais juste t'appeler Jean Dujardin."

Juan me fixe et reste silencieux pendant tellement longtemps que je me demande s'il est en train de faire un AVC. J'entends presque le son de ses trois derniers neurones qui rebondissent dans sa grosse tête vide.

"C'est débile."

"C'est toi qu'est débile," je marmonne.

"Très drôle, Émilie Dupont," il grommelle. "Ferme-la, maintenant."

"À vos ordres, Jean Dujardin."

"Arrête de m'appeler Jean Dujardin."

Je souris. "Tu préfères que je t'appelle le Juif de la Jungle ?"

Il fronce les sourcils et finit enfin par se taire. Victoire pour Emilia. Avec mon propre verre à la main, je me dirige vers Pablo, qui s'est assis au bord de la piscine. Je m'installe à côté de lui, trempe mes jambes dans l'eau et pose ma tête sur son épaule.

Il se penche pour m'embrasser sur le front, et me murmure discrètement à l'oreille, "C'était parfait, Gordita."

"J'ai toujours pas capté le but de ton histoire, mais merci," je réponds doucement.

"On fait passer Juan pour un imbécile," dit-il. "Pour décrédibiliser toute cette histoire de fausse identité."

"Et tu crois que ça a marché ?"

"Ouais, t'aurais dû voir leurs têtes," il rit.

"C'est bien, ça. Et maintenant ?"

"Maintenant, on suit le reste de ton plan."

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