30. À LA FOLIE

Il y a des jours où j'aurais préféré que Pablo ne m'aime pas. S'il n'était pas aussi obsédé par moi, peut-être qu'il m'aurait laissé partir il y a longtemps. S'il n'en avait rien à battre de ce qui m'arriverait si je partais, j'aurais au moins pu tenter de m'échapper.

Il y a d'autres jours où j'ai besoin de son affection, de la sensation de ses bras qui se serrent autour de moi. Parce que si Pablo m'aime, il fera de son mieux pour me protéger, pour me garder à l'abri d'Hernan, d'Oscar, de Gustavo et de tous ceux qui veulent me blesser ou me tuer.

Pablo et moi, on est comme deux métronomes qui battent à un demi-temps d'écart. Quand je le fuis, il me suit, et quand je le suis, il me fuit. Ce soir, j'ai besoin de sa chaleur, et tout ce qu'il me donne, c'est un côté froid de son lit.

J'essaie d'ignorer la croûte de sang sur son visage quand je me glisse sous les draps de soie et que je me recroqueville contre son torse. Tout ce que je veux, c'est qu'il me rassure, qu'il me montre qu'il ressent toujours quelque chose, et qu'il ne compte pas se débarrasser de moi tout de suite.

Sans un mot, il se retourne et roule de l'autre côté du lit, le plus loin possible de moi. J'essaie de me dire qu'il joue les timides, mais le doute persiste. Peut-être qu'il en a marre. Peut-être qu'il préfère la traque à la prise, et peut-être que je ne suis pas une si bonne prise, après tout.

On partage un grand lit, immobiles et allongés, plongés dans l'obscurité et le silence de la nuit. De temps en temps, une lueur bleue du clair de lune se reflète au coin de ses yeux ouverts, et je savais qu'il est réveillé, qu'il me regarde. C'est un drôle de contraste, un clair-obscur des plus violents. Une minute, il me déclare sa flamme, il m'ouvre son cœur, on dirait qu'il m'aime plus que tout au monde. Un instant plus tard, il se referme, il se recule, et c'est comme s'il n'était plus là.

Si j'étais de retour à Goose Creek, je me serais assise avec Ana sur un talus. On aurait cueilli des marguerites et arraché leurs pétales une à une, en répétant 'il m'aime, un peu, beaucoup, passionnément, à la folie, pas du tout', comme on faisait quand on était petites, et qu'on était contrariées par un garçon à l'école qui ne s'intéressait pas à nous.

Je savais que décapiter des fleurs ne changeait rien aux sentiments d'un garçon, mais Ana trouvait ça con, et ça la faisait rire. Elle riait fort, tellement fort, elle gloussait comme un dindon.

Ana me manque, ce soir encore plus que les autres. Son rire a toujours été le meilleur remède pour soigner mon cœur brisé.

Pablo ne dort pas, et moi non plus. Il me regarde tout au long de la nuit, et d'ici là que le soleil se lève, j'ai déchiqueté un millier de marguerites dans ma tête.

~

Il y a un bon côté au fait que Pablo ait foutu un coup de poing à Hernan. Les Sandoval ont pris leurs distances–et même si selon Pablo, ce n'est que temporaire–leur absence est comme une bouffée d'air frais.

La matinée est paisible. L'air est frais, le jardin brille de mille feux sous une fine couche de rosée, et les oiseaux gazouillent haut dans les arbres, secouant leurs fleurs chaque fois qu'ils s'envolent. La vapeur s'élève en volutes de nos tasses de café et des pâtisseries fraîches, soigneusement présentées sur des assiettes à la bordure dorée.

Ça aurait été un matin parfait, si ce n'est pour Pablo, qui est affalé sur une chaise, les mains toujours attachées dans son dos. Il porte encore le jean taché de sang dans lequel il a dormi, et j'ai jeté une de ses chemises autour de ses épaules pour ne pas qu'il chope froid en attendant qu'Oscar arrive avec la clé des menottes.

Et tout ce qu'il fait, c'est se plaindre sans cesse, parce qu'il souffre, parce qu'il a besoin d'aller aux toilettes, parce que son frère est un fils de pute, parce que je suis cruelle pour l'avoir laissé souffrir aussi longtemps, et parce qu'il est sur le point de se pisser dessus juste pour nous faire chier.

"J'ai mal aux épaules, putain," gémit Pablo. "Et aux poignets, au dos, au nez, et même aux couilles..."

"Oui, bah ça va, t'es pas le premier," je souffle. "Tu te rappelles de la fois où tu m'as laissée ligotée dans un sous-sol pendant toute une nuit ?"

"Non mais c'est pas pareil, toi t'as pas de couilles, alors tu sais pas–"

Avant que Pablo puisse terminer sa réponse, Gustavo s'approche et nous donne tous les deux le bonjour avec une grande tape dans le dos.

"Heureusement que je connais le contexte," dit-il en riant. "Sinon, on pourrait croire que vous êtes deux pervers."

"Ah, euh... salut Gustavo," bafouille Pablo, et que ses joues commencent à rougir. "Comment ça va ?"

"Depuis quand tu rougis aux blagues cochonnes, Pablo ? ricane Gustavo. "D'habitude, c'est toi qui les raconte."

"Je rougis pas," marmonne-t-il. "J'ai juste chaud."

"Chaud au cul, ouais."

Gustavo hausse les sourcils et s'assoit à table. Peut-être que c'est à cause de ce que Pablo m'a dit hier soir, mais Gustavo n'a plus l'air aussi amical. Son sourire autrefois bienveillant me semble maintenant arrogant, et l'air rieur dans ses yeux est devenu quelque chose de maléfique.

"Tu sais si Oscar a la clé de ces menottes de merde ?" marmonne Pablo. "Faut vraiment que j'aille pisser."

"Oui," répond Gustavo. "Il était dans le couloir il y a une minute, d'ailleurs. Si tu te dépêches tu devrais pouvoir le rattraper."

Avec un long soupir et pas un mot de plus, Pablo se lève de sa chaise. Il s'éloigne à la hâte, titubant jusqu'au bout du jardin, manquant au passage de renverser Majo, la jeune femme de chambre, qui sort de la maison avec quatre assiettes en équilibre sur ses bras.

Elle les pose sur la table du petit-déjeuner. Sur chaque assiette il y a une tour de pancakes, épais et moelleux, dégoulinant de sauce au chocolat et de fruits enrobés de miel. Ma tour de pancakes est un peu plus haute que les trois autres, mes fruits un peu plus frais, et le cuisinier a été plus généreux avec le chocolat et le miel. Mais malgré la vue et les odeurs divines qui se dégagent de mon assiette, je n'ai pas faim.

"Provecho," dit Gustavo en s'attaquant à son plat.

Bon appétit.

Majo retourne dans la cuisine aussi vite qu'elle en est sortie, me laissant seule avec Gustavo, ses bruits de bouche qui me retournent l'estomac, et le crissement de sa fourchette contre son assiette qui me fait serrer les dents.

"Alors comme ça, t'as laissé Pablo menotté toute la nuit, avec la vessie pleine et le visage couvert de sang ?" il me demande.

"J'avais pas la clé," je marmonne en coinçant mes mains entre mes genoux.

Il hausse les épaules. "T'aurais pu l'aider, quand même."

"Quoi, et lui tenir la bite pendant qu'il fait pipi ?" je crache. "Ça va pas, non."

Gustavo sourit et Oscar nous rejoint. Il me salue avec un sourire éclatant et une petite bise sur la joue, puis se dirige de l'autre côté de la table où il plante sa fourchette dans ses pancakes avant même de s'asseoir.

"Emilia !" s'exclame-t-il. "La seule femme qui peut laisser Pablo menotté toute la nuit et survivre pour nous raconter l'histoire. T'aurais pu venir me demander la clé, tu sais."

"Honnêtement, j'avais pas trop envie. Pas après qu'il m'ait traité comme il l'a fait hier," je grommelle.

Les deux hommes m'adressent des sourires gênés, et je fronce les sourcils devant mon assiette intacte. N'importe quelle femme, aussi éprise soit-elle, serait furieuse du comportement de Pablo, mais peut-être que j'aurais dû faire semblant de me soucier davantage de lui. Garder le mensonge de Pablo en vie, faire croire au monde que je l'aime, c'est peut-être ce qui garantit ma sécurité.

J'ai beau me dire que ces deux hommes ne veulent pas me tuer, et ce n'est rien d'autre qu'un mensonge que Pablo a inventé pour m'effrayer, le creux dans mon estomac ne se rapetisse pas, et la faim ne vient jamais.

"Ça va, Em ?" demande Oscar après quelques minutes de silence. "T'as rien mangé. Tu veux qu'on t'amène autre chose ?

"Non, merci, ça va," je bafouille. "Ça a l'air délicieux, mais– euh, je suis au régime."

"C'est que des pancakes," répond Gustavo. "Ça va pas te tuer."

"Allez, Em," dit Oscar en souriant. "La seule façon de se délivrer d'une tentation, c'est d'y céder."

"Putain, c'est profond ça, Oscar," siffle Gustavo. "Tu viens de l'inventer ?"

"Non," il rit. "Je l'ai piqué à un autre Oscar."

Majo revient sur la terrasse avec une carafe de café. Alors qu'elle le verse dans les tasses d'Oscar et de Gustavo, elle me fixe d'un regard noir. Je me demande ce que j'ai bien pu faire pour mériter tant de haine de sa part, à part peut-être d'assister à son horrible conversation avec Juan Sandoval pour savoir s'il lui boufferait le rumsteack ce matin-là.

" Y porque no está comiendo la gordita esa ? Hace dos días se quería atascar de comida y ahora, nada," marmonne-t-elle.

Pourquoi elle mange pas, la grosse ? Il y a deux jours, elle voulait se gaver de nourriture et maintenant, plus rien.

"¿Y porque tú no te estás atascando de vergas, Majo ?" Oscar crache en retour. "Hace dos días andabas chimando con el niño Sandoval y ahora–"

Et pourquoi tu te gaves pas de bites, Majo ? Il y a deux jours, tu te tapais le gamin Sandoval et maintenant

Les yeux de Majo s'écarquillent et elle s'enfuit comme un cafard à la lumière du jour.

"Qu'est-ce qu'elle a dit ? je demande.

"Rien d'intéressant," grogne Gustavo en mâchouillant son petit déjeuner.

"Comment elle fait pour s'en tirer avec ses conneries ? Elle est même pas si jolie que ça," râle Oscar.

"Elle suce bien les bonnes personnes," soupire Gustavo. "Du moins, c'est ce que j'ai entendu."

Je fronce les sourcils. "C'est qui les bonnes personnes ?"

Quand on parle du loup, on le voit débouler sur la terrasse, remontant sa braguette à la hâte avant de boutonner sa chemise. Pablo s'étire en s'asseyant à côté de moi et, avec la subtilité d'un élève de huit ans à un rendez-vous au cinéma, enroule son bras autour de mes épaules. Il joue avec les mèches de mes cheveux, les emmêle autour de ses doigts et peigne doucement les nœuds. Parfois il tire trop fort, et je grimace un peu.

Il m'aime, un peu, beaucoup... Il ne m'a même pas jeté un regard, ni prononcé un seul mot depuis qu'il nous a rejoint. Toutes ces affections, c'est probablement rien qu'un petit spectacle pour Oscar et Gustavo. J'ai envie de renverser les vases ornés et les jolies fleurs qui décorent la table, de déchirer leur pétales en milles morceaux, mais je me retiens.

"Alors," Gustavo rompt le silence. "Qu'est-ce que vous avez fait hier soir ?"

"On a juste–" je commence à dire.

"Fait l'amour," m'interrompt Pablo en me donnant un petit coup de pied sous la table. "On a fait l'amour. Comme des lapins. On est toujours comme ça quand on a bu, hein Gordita ?"

Gustavo fronce les sourcils. "Avec les mains attachées ?"

"C'est elle qui me chevauchait," répond Pablo.

"Après vous être engueulés ?" demande Oscar. "Elle a pas essayé de t'étrangler ?"

"Non mais ça va pas ?" je m'écrie. "Je suis juste à côté de vous, au cas où vous auriez pas remarqué."

Pablo hausse les épaules. "T'as le droit de te joindre à la conversation."

"Pourquoi tu leur raconte tout ça ?" je marmonne.

"C'est rien, on bavarde, c'est tout."

"Ah, parce que t'as l'habitude de partager tous les détails de ta vie sexuelle avec ton frère et ton chef de la sécurité ?" je persifle.

"Ouais," répondent les trois à l'unisson.

Les airs sur leur visage racontent tous une histoire différente, et je crois qu'il n'y en a aucune que j'ai envie d'entendre.

On reste muets pendant quelques secondes inconfortables, puis la conversation change de sujet. Les gars parlent des dernières tendances sur le marché de la drogue, des itinéraires et des moyens de transport pour contourner les contrôles frontaliers. Ils papotent à propos des derniers fermiers qu'ils ont retrouvés décapités, de leurs alliances, leurs ennemis, de fabricants de sous-marins, et de la marque de champagne qu'ils devraient acheter pour leurs prochaines soirées.

Ma tour de pancakes s'effondre lentement sous le poids de la sauce au chocolat, et moi sous celui de mes pensées.

Je joue avec la pierre de quartz rose autour de mon cou. Qu'est-ce que j'aimerais qu'Ana soit avec moi, qu'elle me tienne par la main, et qu'elle m'aide à me frayer un chemin au travers des infinis champs de marguerites.

J'ai qu'une question en tête, et elle ça n'a rien à voir avec le champagne, la décapitations ou la culture du cannabis. Tout ce que j'ai besoin de savoir, c'est si Pablo m'aime vraiment.

~

"C'était vraiment chelou, ça," je marmonne, pendant qu'on monte les escaliers en colimaçon.

"Qu'est-ce qui était chelou ?" répond Pablo.

Je fronce les sourcils et jette un coup d'œil par-dessus mon épaule, pour vérifier si on est toujours que tous les deux.

"Pourquoi tu leur as dit qu'on fait l'amour ?"

"Ils sont censés penser que tu m'aimes, Gordita," soupire-t-il. "T'as déjà oublié tout ce que j'ai dit hier soir ? T'étais si bourrée que ça ?"

"Non, je m'en souviens. Ça m'étonne que tu t'en souviennes, d'ailleurs," je grogne. "Mais ça se voit que tu mens, tu sais. T'inventes toute une histoire comme quoi on a passé la nuit à s'envoyer en l'air comme deux nymphos, et après tu t'assois à côté de moi, avec ta main qui flotte à trois kilomètres au-dessus de mon épaule, comme un geek à son premier rendez-vous."

"Trois kilomètres ?" il grommelle. "T'exagères."

"Oui, j'exagère, c'est une hyperbole. Mais c'est pas le sujet," je souffle, en piétinant le long du couloir qui mène à ma chambre. "Tu sais ce qui pourrait leur faire croire qu'on est amoureux ? Que t'arrêtes de coucher avec la bonne. Ça serait un bon début."

"Quelle bonne ?"

"Celle qui nous a servi le petit déjeuner."

"Maria José ? Ça fait des semaines que je l'ai pas touchée," dit-il, et son air confus se transforme en un léger sourire. "Pourquoi, t'es jalouse ?"

"Quoi ? Non !" je bafouille. "C'est juste qu'elle me traite comme une... comme une sous-merde. C'est sûrement elle qui est jalouse de moi."

"Il y a beaucoup de femmes qui sont jalouses de toi, tu sais."

"Ouais, bah, si seulement elles savaient la vérité," je grogne en ouvrant la porte de ma chambre.

"Si seulement," marmonne-t-il.

Il s'assoit sur mon lit et fait nonchalamment défiler quelque chose sur son téléphone. Dieu seul sait ce qu'il y a sur cet écran. Moi j'ai pas envie de savoir. Probablement des messages de ses putes, des photos osées de la bonne qui a remplacé Majo. Je secoue la tête pour chasser ces images de mon cerveau.

Je soupire en regardant les piles de vêtements rangées à la va-vite le long du mur de la chambre. "Bon. C'est quoi le plan pour aujourd'hui ?"

"On va faire du poney," marmonne-t-il en s'allongeant, les yeux toujours rivés sur son téléphone. "Juan est pas là pour nous emmerder, alors je peux enfin te donner ta leçon."

"D'accord."

Sans enlever ma robe, je me glisse dans une culotte propre et une paire de leggings que je choisis parmi les piles sur le sol. Je tire la robe par-dessus ma tête et je la jette en boule dans le coin opposé de la pièce. Je passe quelques minutes en soutien-gorge, à essayer de choisir un haut que je pourrais porter, et Pablo reste couché sur le lit, apparemment indifférent.

"Est-ce que je peux avoir un placard pour mes vêtements, ou quelque chose comme ça ?" je lui demande en tordant mon bras dans mon dos pour dégrafer mon soutien-gorge. "Vu que je vais rester ici un bout de temps, ça serait bien si–"

"Qu'est-ce que tu fous ?" il s'écrie soudain, en se redressant d'un coup.

"Je me change. Pour aller faire du poney."

"Quoi, pendant que je suis dans la pièce avec toi ?" il bégaye.

"Pablo, pourquoi tu joues les prudes ?" je gémis. " Tu viens de raconter à ton frère qu'on a baisé toute la nuit sur toi, et c'est pas comme si t'avais jamais vu mes seins. Pourquoi tu fais ça à chaque fois, sérieux, c'est quoi ton problème ?"

"C'est quoi ton problème, à toi ?" il rétorque. "Qu'est-ce que tu veux, que je reste planté là, à te regarder droit dans les tétons ?"

"Non !" je proteste. "T'as pas besoin de me regarder droit dans les... putain, sois normal, c'est pas compliqué !"

"Très bien, alors, je vais agir comme une personne normale et sortir de ta chambre pour que tu puisses avoir un peu d'intimité," marmonne-t-il en se levant.

J'essaye de balbutier une réponse, mais les mots ne viennent pas, et Pablo est déjà sorti. On a tous les deux les joues rouge vif, et je sais pas ce qu'on ressent, ni lui, ni moi. Est-ce que c'est de la honte, est-ce que c'est de la colère– au final, ça n'a pas d'importance.

Pablo bougonne quelque chose à propos de mes contradictions, et qu'il m'attendra à l'écurie. Il claque la porte derrière lui, me laissant à peine à moitié nue, mais plus perdue que jamais.

~

"Mets ton pied dans l'étrier, et je vais, euh, te soulever," bégaye Pablo, une main sur l'épaule de la jument blanche et l'autre qui plane à quelques centimètres derrière mon dos.

"D'accord."

"L'autre pied, Gordita," dit-il en riant. "Tu vas te retrouver à l'envers sur ton cheval si tu montes comme ça."

"Ah," je murmure, et je change de pied. "Pardon."

Avec un petit bond, je me hisse à cheval. Pablo m'aide en poussant l'arrière de ma cuisse avec son poignet plutôt qu'avec sa main, comme s'il obéit à une règle silencieuse qui lui interdit formellement de poser un seul doigt sur moi.

L'arrière de ses phalanges frôle mes jambes lorsqu'il ajuste mes étriers, et Pablo lâche quelques excuses maladroites. J'ai à peine le temps de croiser son regard, qu'il m'envoie littéralement balader, et fait tourner mon cheval en rond au bout d'une grande longe.

"On va commencer doucement," dit-il. "Pour l'instant, on va rester au pas, et tu pourras trotter et galoper une fois que tu seras plus à l'aise."

Je hoche la tête.

Pablo continue. "Monter à cheval, c'est une question de communication, pas de force– si c'était le cas, on serait foutus, parce qu'ils pèsent presque une tonne. Tout ce que t'as à faire, c'est lui parler. Avec ta voix, ton langage corporel, tout ce que tu veux. Montre-lui que c'est toi qui contrôle. Les chevaux ressentent ton stress, ta peur, donc faut être confiante. Faut même paraître confiante. Gonfle ta poitrine et redresse ton dos."

Je fronce un peu les sourcils et me contorsionner pour essayer de suivre ses instructions, luttant pour ne pas glisser de la selle dans ma tentative désespérée. Dieu merci, Juan n'est pas là, sinon il se serait sûrement en train de se foutre de moi.

"T'y es presque," dit Pablo en riant. " Mais je veux que tu joues les pétasses, pas que t'imites un cobra. Soulève ton menton. Suis le mouvement avec tes hanches. Voilà, tu te débrouilles très bien. Baisse un peu tes talons."

"Putain de merde," je marmonne. "C'est compliqué, ton truc. Je croyais que j'avais juste à m'asseoir sur le cheval, moi."

"C'est un art, Gordita," dit-il en souriant. "Tords pas ta cheville comme ça, et mets pas tes pieds si loin dans les étriers. Pointe pas tes orteils vers l'extérieur. Pas trop dedans non plus. Faut qu'ils soient vers l'avant, dans l'axe de tes genoux."

"Tu m'as perdue, je comprends que dalle."

"D'accord," il répond. "Tire doucement sur les rênes pour qu'elle s'arrête. Là. C'est bien, ma belle."

Il s'approche et flatte le cou de la jument. Je sais pas si 'ma belle', c'est elle ou c'est moi.

"Pardon, si tu veux bien me laisser..." murmure-t-il, en bougeant ma jambe au bon endroit. Je sens des frissons courir le long de mon cou alors que ses doigts tracent délicatement trois lignes sur le dessus de mon pied, l'arrière de mon mollet et le haut de mon genou. "Tu vois, si tu mets ta jambe comme ça, tu seras plus confortable, et tu auras plus d'équilibre. Fais la même chose avec l'autre jambe, et c'est parfait."

Je repars pour un tour au pas. Pablo reste pas très loin, et agite la longe de temps en temps pour que mon cheval continue d'avancer. Parfois, il me donne quelques mots d'encouragement. Bien, c'est très bien, continue, il dit, et à chaque fois, je ressens une douce chaleur remplir ma poitrine.

"Elle est un peu lente, mais c'est pas de ta faute, elle est comme ça, c'est tout. Serre tes jambes et relâche les rênes– non, mais non, Gordita pas complètement," il s'esclaffe en courant vers moi, pour ramasser les rênes que j'ai laissées tomber autour du cou de ma jument.

"Et merde," je grogne.

"C'est pas grave, j'étais pas clair. Tiens, comme ça," il m'explique, en enroulant sa main autour de la mienne pour me montrer comment tenir les rênes. "Tu pinces ici, puis tu ouvres et tu fermes tes doigts pour changer la pression. Tu vois ce que je veux dire ?"

"Pas du tout."

"Mais si," dit-il en souriant. Il s'éloigne et la chaleur de ses doigts contre ma peau me manque déjà. "Regardez-toi, tu sais déjà tout faire. T'as envie de trotter ?"

"C'est plus compliqué que de marcher au pas ?" je gémis. "J'ai l'impression de me concentrer sur mille choses à la fois. En plus j'ai mal aux mains."

"Est-ce qu'elle tire sur les rênes ?"

"Euh, je crois, oui."

"Bon, normalement c'est pour les cavaliers un peu plus avancés, mais ce qu'elle fait, c'est résister à ton contact. Si tu joues un peu avec elle, ça sera plus dur de résister. Ouvre tes doigts d'une main, ferme-les de l'autre, puis tu changes. Tu reprends, relâche, reprends, relâche, jusqu'à ce qu'elle cède.

"Comme ça ?" je demande, plissant les yeux pour me concentrer sur ce que je fais.

"Non, mais t'inquiète pas, je m'attendrais pas à ce qu'une débutante y arrive... Ah bah non. Elle vient de céder," dit Pablo, les sourcils arqués.

Un sourire fier se dessine sur son visage. "Tu vois comme elle courbe le cou ?" dit-il. "C'est exactement ça qu'on veut. Juan a mis des années à y arriver, tu sais. Je suis très impressionné. T'as du talent, on dirait."

Il y a peu de choses dans la vie plus belles que de recevoir des nuées d'éloges après que t'aies passé des années à être ignorée. Ça fait du bien aussi d'être la raison derrière un sourire, quand pour une fois ce n'est pas un sourire de pitié.

Je glousse comme une idiote sans cervelle à la vue des petites fossettes qui s'enfoncent dans les joues de Pablo, et je me tortille sur la selle à chaque compliment.

Plus le soleil se lève dans le ciel, plus fort il tape, et bientôt, la chaleur est insoutenable. Notre cours se termine un peu plus tôt que prévu, dès que Pablo remarque les gouttes de sueur qui coulent sur mon front.

Quand j'essaye de mettre un pied à terre, j'oublie de sortir l'autre de l'étrier, et je serais tombée la tête la première si Pablo ne m'avait pas rattrapée.

"T'es toujours aussi maladroite, ou tu le fais exprès ?" rit-il.

Son bras s'enroule autour de ma taille le temps que je puisse me libérer de la selle et laisse un feu brûlant au fond de mon estomac.

Je rougis. "Euh, non."

Je le regarde desseller et brosser mon cheval. Des fois, quand il lève un bras, la courbe d'un muscle saillant se dessine sous les manches courtes de sa chemise. Il y a dans ses doigts calleux une douceur, une attention, une gentillesse qui semble à des années-lumière de l'homme rustre et froid avec qui j'ai partagé un lit hier soir.

De temps en temps, il me lance un sourire par-dessus son épaule. Un vrai, avec des fossettes et des rides aux coin des yeux, un léger sourire, à moitié caché sous sa moustache.

Il y a comme de la tension dans l'air. Pas le genre qui te fait transpirer, frissonner et reculer de peur. C'est le genre de tension qui te fait croiser les jambes et rouler des hanches, qui te fait rire comme une imbécile et brûler d'une ardeur que t'as pas ressenti depuis les pires parties de ton adolescence.

Je me rends enfin compte que je voudrais bien que Pablo m'aime. Parce que quand il m'aime, ça me rend plus heureuse que je ne l'ai jamais été. Faute de marguerites dans les écuries, je dirige ma fureur vers d'autres sortes de fleurs. Je cueille une azalée sur buisson et commence à la déchiqueter– peut-être que c'est de la triche, puisque chaque fleur du buisson n'a que cinq pétales.

Il m'aime.

Un peu.

Beaucoup.

Passionnément.

À la folie.

"Qu'est-ce qu'elles t'ont fait, mes pauvres fleurs ?" dit Pablo en riant.

"Désolée," je murmure, fixant les dizaines et douzaines de pétales à mes pieds.

"C'est pas grave." Il sourit et me fait un clin d'œil. "Il y en a des centaines, j'en ai toute une allée. Cueille-en autant que tu veux."

Pablo m'aime, et j'ai pas besoin de décimer toute une haie d'azalées pour le comprendre. Il me l'a dit, il me l'a montré, il me l'a prouvé cent fois au moins.

Il m'a toujours protégée, comme on garde à l'abri la flamme d'une bougie au beau milieu d'une tempête. Peu importe si les vents hurlent, si le tonnerre gronde et la pluie coule en torrents autour de nous, il me serre au creux de sa main, et il me laissera lui brûler la chair jusqu'à l'os, si seulement ça voulait dire qu'il pouvait me garder en vie un peu plus longtemps.

C'est pas lui qui est rempli de contradictions, c'est moi. Une seconde, je l'admire, l'instant d'après, je le méprise. C'est moi qui suis perdue, qui déboule dans sa vie comme une tornade et détruit tout, qui se débat de la main qu'on lui tend comme un oiseau aux ailes brisées.

Il n'est froid que lorsqu'il pense que j'ai besoin d'espace, et ne me rejette que lorsqu'il sent que je vais trop vite. Bien sûr, il y a des moments où il perd la tête, mais seulement parce que je l'ai fait en premier. Dans un autre univers, peut-être, pas si loin du nôtre, là où on s'est rencontrés dans d'autres circonstances, je suis le bourreau, et Pablo ma victime.

Peu importe à quel point je me répète que tout est faux, que Pablo me ment, ça fait du bien de se sentir aimée, pour une fois. Ça fait du bien d'être précieuse aux yeux de quelqu'un qui possède tout, d'être au-dessus de l'homme qui règne sur le monde qui l'entoure.

Je pourrais tout avoir : l'argent, le pouvoir, un bel amant, de l'envie et de l'admiration, des piscines, des bouées en forme de flamants roses et des cocktails sans fond pour oublier toutes les complications.

Qu'est-ce qui pourrait m'arriver de pire si je cède, ne serait-ce qu'une seule fois ? Pablo est attirant, malgré sa moustache, et je me suis pas envoyée en l'air depuis un bon moment. Ça peut pas être si différent d'un coup d'un soir. Et puis, ça pourrait rendre les choses moins bizarres, chasser l'horrible malaise qu'on ressent tous les deux à chaque fois qu'on est seuls dans une chambre.

Mais c'est une erreur. C'est immoral, c'est affreux. Pablo est un criminel, un homme violent, effrayant, et il est beaucoup plus âgé que moi.

Et puis des fois, il garde ses chaussures au lit, et il a des goûts horribles en matière de style et de décoration intérieure. Il a trafiqué des femmes, tué des gens, et aussi, juste un petit détail, mais je suis toujours son otage.

Si je cède à ses manipulations, je perdrai le peu de respect que j'ai pour moi même. Et pourtant, j'en ai quand même envie.

"Putain, c'est un bordel ici," marmonne-t-il.

Il entre dans la sellerie, tenant la selle en équilibre au-dessus de sa tête, et je le suis, les yeux fixés sur les lignes tracées par ses muscles le long de ses bras puissants. Aussitôt qu'il range la selle, il recule d'un pas, et trébuche sur un sac de grain à moitié renversé sur le sol.

Il m'attrape le bras pour se retenir mais finit par l'entraîner dans sa chute. Il atterrit dans une botte de foin, et avant même qu'il ne puisse jurer, je lui tombe dessus.

Si c'est pas un signe du destin, je sais pas ce que c'est.

Je sais pas si je suis d'accord avec mon destin.

Les mots d'Oscar me reviennent en tête, soit au meilleur ou au pire moment possible.

La seule façon de se délivrer d'une tentation, c'est d'y céder.

"Pablo," je murmure, mon souffle si près de son cou qu'il envoie valser quelques brins de foin.

"Je suis vraiment désolé," bégaye-t-il. "Tu vas bien ?"

"Je veux qu'on le fasse."

Il cligne des yeux, et sa bouche reste ouverte pendant une seconde ou deux.

"Pardon ?"

"Je pense qu'il vaut mieux qu'on le fasse. Maintenant," je dis, et je me mords immédiatement la langue.

"Maintenant ?" il halète. "Quoi, ici ?"

"Oui," je réponds. "Je crois que je peux plus attendre."

La poitrine de Pablo se gonfle avec un soupir profond, respiration, fermant l'espace qui sépare nos corps.

"De quoi tu parles ?" il demande.

"Pablo, tu sais exactement de quoi je parle," je soupire, et sa main se glisse au bas de mon dos.

"Je veux juste t'entendre le dire."

Ses lèvres sont tout près des miennes, et je me demande si je vais regretter les mots que je suis sur le point de dire. C'est soit la pire, soit la meilleure décision que j'aie jamais prise.

"Baise-moi."

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top