25. BIZUTAGE

"Ce soir, t'as pas le droit de boire," dit Pablo, alors qu'il me mène doucement en bas des escaliers en colimaçon.

"Pourquoi pas ?" je marmonne.

Il me fixe droit dans les yeux, et ses doigts se serrent douloureusement autour de ma main.

"Je veux pas que tu t'évanouisses encore une fois," il répond.

Il m'observe attentivement chacun de mes pas, gardant ses yeux rivés sur mes pieds pour s'assurer que je ne trébuche pas. Son bras se tend chaque fois que mes orteils s'approchent trop près du bord d'une marche. Je me demande, si je tombe, est-ce qu'il se jetterait dans les escaliers pour me rattraper. J'imagine que oui, mais je n'ose pas le tester.

Je lève les yeux au ciel. "T'es un peu dramatique, je trouve."

"Oui, bah, excuse-moi, je fais que m'inquiéter pour toi," il grogne.

On approche le bas des marches, et goutte par goutte, mon cœur se remplit d'effroi. Les regards de douzaines de gens se tournent lentement vers nous, comme si deux extraterrestres venaient de débarquer à leur soirée.

Tout autour du grand hall, il y a des hommes en costumes sur mesure, des femmes en robes qui brillent comme des pierres précieuses, qui sirotent du champagne dans des flûtes dorées, discutant comme si de rien n'était. C'est la crème de la crème de la noblesse criminelle du coin.

C'est pas le monde dont je fais partie, c'est pas un endroit où je me sens à ma place.

Pablo troque sa moue contre un sourire radieux, redresse son dos et ses bras ballants. Mes doigts se mettent à trembler et mes lèvres aussi. Une fois de plus et plus que jamais, j'ai envie de m'enfuir et de me cacher dans ma chambre. Mais la foule m'a déjà remarquée, et il n'y a pas de retour en arrière, maintenant.

Je lisse nerveusement les volants de ma légère robe blanche.

"Tu penses que je devrais mieux m'habiller ?" je chuchote.

"T'es très bien comme t'es," grommelle Pablo, et il me tire par la main. "Arrête de te plaindre et viens dire bonjour."

Gustavo se tient juste en bas des marches, l'air impatient de nous voir arriver. Vêtu d'un smoking classique, avec un sourire chaleureux, il ressemble plus à un loyal majordome qu'au chef de la sécurité.

"T'as mis un nœud papillon ?" se moque Pablo en tapotant le cou de Gustavo. "Comme c'est mignon."

"J'ai fait un effort," il répond. "Tu devrais essayer, de temps en temps. Boutonne ta chemise, pour changer."

Avant que Pablo ne puisse répondre, Gustavo lui arrache un poil de torse, qui dépassait de sous sa chemise. En une seconde, l'air sur son visage passe de l'arrogance indomptable a une grimace peinée, et un sourire discret se dessine sur mes lèvres.

"Qu'est-ce que t'es jolie, ce soir, Emilia," continue Gustavo, en tournant son attention vers moi. "Tu brilles mille fois plus que tout ce marbre."

Je vois sa main se tendre vers la mienne, sans doute pour lui donner un baiser chevaleresque. Je suis suffisamment mal à l'aise ici sans un quinquagénaire à mes pieds qui ne me lèche les doigts, alors je cache ma main dans le creux du coude de Pablo.

"Merci," je murmure poliment.

"T'as vu ça ?" susurre Pablo, posant son regard fier sur mes traits. "Elle ressemble à une de mes statues."

"Elle a le même nez," glousse une voix aiguë derrière nous.

Pablo se retourne pour faire face à une jeune femme aux les cheveux blonds décolorés aux lèvres bien roses et toutes gonflées, et une énorme paire de seins qui débordent du haut de sa robe paillettée. Même perchée sur ses talons scintillants, le haut de sa tête atteint à peine la moitié de ma poitrine.

"Cassie ! Je t'avais pas remarqué," s'écrie-t-il, alors que la jeune femme se jette dans ses bras.

"T'avais qu'à baisser les yeux," ricane Gustavo.

"C'est elle, ta copine ?" demande Cassie en lâchant Pablo.

Pablo sourit. "Oui, c'est elle, Emilia. En chair et en os."

"Ah," marmonne-t-elle, et un air hautain lui plisse le front. "Je vois."

Alors que Cassie me regarde de haut en bas, je laisse mon regard se perdre au loin, cherchant parmi la foule de quoi me distraire de cette horrible conversation. Cassie, Manée, Kait, June, toutes les pestes que j'ai déjà rencontrées ou non, ce sont toutes les mêmes, de toute façon.

"Comment ça, je vois ?" grogne Pablo.

"Je sais pas," dit-elle, un sourire gêné sur ses lèvres serrées. "C'est juste– c'est pas vraiment ton genre, quoi."

Pablo retire sa main de la hanche de Cassie et l'essuie avec dédain sur le côté de son pantalon. Il baisse les yeux et la toise du regard.

"Qu'est-ce que t'en sais, toi, vieux thon ?"

Il m'attrape par la main, m'éloigne vite de Cassie et de Gustavo, et me sort de la salle à grand pas. Trébuchant dans son sillage, je jette un coup d'œil par-dessus mon épaule. Les paroles de Pablo résonnent encore entre les murs en marbre et le visage pétrifié de la pauvre fille.

"T'as faim ? On va te chercher de quoi dîner," marmonne Pablo, la colère dans sa voix à peine dissimulée.

Je soupire et roule des yeux. "Me dis pas que c'est encore du steak."

"Non," dit-il en esquissant un sourire. "J'ai cru entendre que t'en avais marre, alors j'ai changé le menu.

J'imagine un grand repas, quelque chose de somptueux, des tonnes et des tonnes de plateaux savoureux et bien cuisinés, qui contiennent tout sauf du steak. Et j'en ai l'eau à la bouche.

Mais quand on arrive à la table sur la terrasse, entre le rhum et les bougies à la citronnelle, les canapés au saumon et les cacahuètes, tout ce qui m'attend, c'est un énorme plateau d'huîtres.

"Sérieux, Pablo ?" je grommelle. "Des huîtres ?"

"Oui," s'exclame-t-il en tirant ma chaise. "J'ai passé toute la matinée à les chercher. J'ai dû les faire venir par hélicoptère. C'est délicieux et plein de fer, donc c'est bon pour ta santé."

Mon regard se pose sur son grand sourire, puis sur les masses gluantes dans leur coquilles nacrées. Je me demande, le temps d'une seconde, si le bonheur de Pablo vaut vraiment la peine d'avaler toutes crues une bonne douzaine de doses de morve de mer.

"Ça va ?" demande-t-il, la tête penchée d'un côté.

"Je sais pas si j'aime les huîtres. J'ai jamais goûté."

"C'est pas vrai !" il s'écrie. "Je croyais que vous en aviez plein, en Caroline du Sud."

Mes yeux s'écarquillent et balaient la terrasse en panique, pour vérifier si quelqu'un est là, en train de nous écouter. Je me mords la lèvre et fixe Pablo, dont le visage se déforme lentement au fur et à mesure qu'il se rend compte à quel point il a merdé.

Heureusement, il n'y a que nous deux ici, et nos mots tombent sourds dans l'oreille du reste du monde, noyés par le son de la musique qui beugle au loin.

"J'en sais rien, j'ai jamais été en Caroline du Sud," je mens quand même, juste au cas où. "C'est un peu loin de New York, surtout si t'y vas que pour les huîtres."

Pablo se racle nerveusement la gorge et m'adresse un regard piteux. Je le pardonne silencieusement, d'un hochement de tête, et ainsi se termine notre conversation muette.

"Ça te dérange si j'en pique une ?" demanda-t-il en dévorant le plateau du regard.

Je hausse les épaules. "Prends-en autant que tu veux."

"Merci, Gordita." Il sourit et attrape une huître. "Bon bah, Salud !"

Je grimace en le regardant porter la coquille à ses lèvres aspirer son contenu d'un coup sec, mais finis vite par l'imiter. J'ai dû tirer une sale tête en essayant d'avaler cette grosse masse visqueuse et saumâtre, car Pablo éclate de rire.

"T'aimes pas ?" il demande.

"C'est... hyper salé."

Il rit encore. "Flash info, Gordita, les fruits de mer, ça a le goût de la mer."

"Mouais," je marmonne en m'essuyant la bouche. "Honnêtement, je pensais que ça serait pire. C'est pas affreux, mais c'est pas terrible non plus."

"T'inquiètes. Les huîtres, c'est quelque chose qu'on apprend à apprécier," dit-il avec un sourire espiègle. "Tu devrais essayer les huîtres Romanov, c'est excellent. Si j'arrive à trouver du caviar, je t'en–"

Il se fait interrompre par un bruit étrange qui émerge d'un coin sombre du jardin.

"Brrrrrrr," trille Juan en trottinant vers moi, avant d'agiter son téléphone en grands cercles autour de ma tête.

"Mais qu'est-ce que tu fous ?" je soupire.

"Je perturbe tes ondes cérébrales, Émilie Dupont."

Pablo étouffe un rire, et je lève les yeux au ciel devant l'incommensurable stupidité de Juan Sandoval.

"Très drôle," je marmonne en repoussant sa main. "Mais la 5G, c'est surtout dangereux à long terme, donc tu perds ton temps."

"Alors je le ferai tous les jours," il répond avec un grand sourire de faux-cul. "Tiens, Pablo, vu que t'es là, ça te dit une partie de beer pong ?"

"Si tu veux," dit Pablo. "Va remplir les verres, j'arrive dans une seconde."

Il chasse Juan d'un signe de main, et l'abruti aux yeux noirs s'en va gaiement.

"Le pauvre. Ça va faire vingt ans qu'il a sept ans d'âge mental. Si j'étais son père, je m'inquièterais," soupire Pablo. "Enfin bref. Tu veux te joindre à nous ?

"Ça va aller, merci," je murmure. "Je préfère rester avec mes huîtres."

"Pas de soucis, je te comprends," dit-il en se levant. "Promets-moi juste que tu vas pas boire d'alcool pendant que je suis pas là."

Je hoche la tête, fredonne un petit oui, et Pablo m'embrasse tendrement le front. Il attrape une autre huître pour la route, et en un clin d'œil complice, il disparaît dans la même direction que Juan.

La fête se poursuit et je reste seule à ma table. La musique bat son plein maintenant, et ses basses font trembler le sol. Juste derrière la maison, probablement au bord de la piscine, il y a probablement une cinquantaine de personnes qui crient ou qui chantent, qui rient aux éclats et font tinter leurs verres, parfois si fort qu'on les entend se briser.

Les rares fois où un visage ou deux passent a mes cotés, tout ce que j'y vois, c'est les sentiments les plus purs d'émerveillement, d'admiration, de béatitude et d'exultation.

Pourtant, pour une fois, je ne suis pas jalouse du tout– ni de leurs bijoux scintillants et leurs jolis vêtements, ni de leurs sourires innocents et leurs rires résonnants.

C'est pas le genre de gens que j'ai envie de fréquenter. Je suis très bien où je suis, accompagnée de moi-même, cachée entre un bol de chips et une bouteille de vin, libre de toute attention, de toute question et de tout soupçon. Hélas, les dieux qui manipulent ma vie ont d'autres intentions.

"Bonsoir, Emilia," dit Hernan. "Qu'est-ce que tu fais ici toute seule ?"

L'expression illisible de son visage et le regard d'acier dans ses yeux gris foncé me font frissonner.

"Oh, je suis juste fatiguée," je réponds poliment. "Je me repose un peu."

"Ça te dérange si je viens te tenir compagnie ?" demande-t-il.

Il n'attend pas ma réponse. Il tire la chaise à côté de moi et s'y assoit. Je déglutis en me souvenant de l'avertissement d'Andrea. 'Il veut tout ce que Pablo possède, y compris toi.'

Ça me retourne l'estomac.

"Pas du tout," je réponds avec un sourire artificiel. Je sais toujours pas mentir, et je me demande s'il l'a remarqué.

Il prend une huître dans mon assiette, sans même me demander. Pas que ça me dérange. Plus les autres en mangent, moins j'aurais à en avaler. Ce qui me dérange, c'est qu'il ne me quitte pas des yeux, même lorsqu'il jette l'huître au fond de son gosier. J'ai envie de gerber.

Hernan ouvre une bouteille de tequila abandonnée sur un coin de la table et nous verse deux verres.

"Désolée, j'ai pas le droit de boire," je lui dis.

"Qui te l'interdit ?" répond-il.

"Pablo," je bafouille. "Il, euh, c'est pour ma santé."

Il laisse échapper un rire sec. "Tu peux pas laisser Pablo tout contrôler, quand même."

Son ton est calme et posé, mais juste assez froid pour me glacer le sang. Il sait.

"Non," je murmure, et lui adresse un petit sourire gêné.

Il fait tinter son verre contre le mien, et je bois le mien, un peu à contrecœur. Même le goût âcre et brûlant de la tequila qui coule dans ma gorge ne parvient pas à me faire oublier la panique qu'Hernan a déclenchée en moi.

"As-tu vu ton copain, ce soir ?" Hernan renifle. "Tu devrais faire attention à cette Cassie. Elle a pas l'air de vouloir le lâcher."

Je me demande pendant un moment s'il ment juste pour me provoquer, ou si Pablo et Cassie sont vraiment en train de se tripoter. Et puis je me souviens que ça n'a pas d'importance, de toute façon, et que la seule chose dont je dois me soucier, c'est de survivre à cette soirée.

Je hausse les épaules. "Écoute, si ça lui plaît, tant mieux pour lui."

"Tu penses qu'il te laisserait faire la même chose avec d'autres mecs ?"

J'en suis pas totalement sûre, mais j'ai l'impression qu'il se penche de plus en plus vers moi, petit à petit. Discrètement, je m'éloigne de lui.

"J'ai pas encore essayé, mais j'imagine que non."

"Pas encore ?" ricane Hernan.

Il se lèche les dents comme un prédateur qui se nettoie les crocs, les yeux rivés sur la proie qu'il s'apprête à déchiqueter. Si je me penche un peu plus en arrière, je vais tomber de ma chaise.

Est-ce qu'il pense que je suis en train de flirter ? Est-ce que c'est de ma faute ? Comment lui expliquer que ce que j'essaie de lui dire, c'est 'va te faire foutre' et non pas 'toi et moi, on peut le tenter' ? Si je lui dis que je suis pas intéressée, est-ce qu'il est capable de me faire du mal ?

"Bah alors, ça tape des contre-soirées ? Je peux participer ?" demande Gustavo en s'approchant de nous.

Le sang qui s'est figé dans mes veines se précipite soudain vers mes joues. J'aurais pu pleurer, j'aurais même pu m'évanouir à ce moment-même, expirer comme le souffle que je ne savais pas que je retenais.

"Bien sûr," je réponds, dissimulant à peine mon soulagement. "Tu veux des huîtres ?"

"Miam." Gustavo se lèche les lèvres. "Si ça te dérange pas, ça sera avec plaisir."

Alors qu'il tend sa main vers le plateau, je remarque le grain de beauté entre son pouce et son index. Je retiens un hoquet de surprise. Sa voix, son corps, même son drôle de sens de l'humour, tout correspond. Gustavo, c'est l'homme qui nous filmait dans le sous-sol.

C'est logique, en soi. En tant que chef de la sécurité, il est sûrement le premier au courant de mon existence. Mais même si je sais que tous les amis de Pablo sont mes ennemis, ça m'apaise de le savoir.

Non seulement Gustavo m'a sauvé des avances d'Hernan, j'ai maintenant aussi la certitude qu'il ne vient pas me voir pour me poser des questions gênantes.

"Je vais aller voir ce qui se passe là-bas," marmonne Hernan en se levant.

"À bientôt," claironne Gustavo.

Je relâche mes épaules et ferme les yeux, profitant d'un rare moment de sérénité pour me prélasser dans le silence.

"T'es pas avec les autres ?" je lui demande au bout d'un moment.

Il hausse les épaules. "J'allais rejoindre Pablo et les autres,mais quand je suis passé et que je vous ai vus, toi et Hernan, assis tout seuls, je me suis dit que je devrais m'arrêter pour dire bonjour."

"Pablo avait pas d'autres baby-sitters sous la main ?" je ricane.

Il rit nerveusement en passant ses doigts dans ses cheveux grisonnants. Il est pas si discret qu'il le pensait.

"Il était un peu inquiet quand il a vu Hernan partir dans ta direction."

"Heureusement," je soupire. "Je sais pas ce qu'il avait en tête, mais j'étais mal à l'aise. Je crois qu'il a mal compris ce que j'essayais de lui dire. Andrea m'a prévenue, et j'ai quand même réussi à merder."

"Je suis sûr que tu t'en es très bien sortie," répond-il doucement. "C'est pas de ta faute. Il est lourd, tout le monde le sait."

Je fixe le fond du verre vide entre mes mains. Si je me fais pas engueuler pour avoir flirté avec Hernan, ça sera pour avoir trop bu.

"Ça va ?" demande Gustavo. "T'as l'air de stresser. Ou de te faire chier. J'arrive pas à savoir."

"J'ai trop de choses en tête," je souffle. "Trop de doutes. Trop de questions."

Il me fixe d'un air anxieux, et réajuste le col de sa chemise. Il sait que je sais. Par contre, je sais pas comment il le sait. Peut-être que c'est quelque chose que j'ai dit, ou peut-être que j'ai regardé son grain de beauté un peu trop longtemps. Peut-être qu'il pense que je le savais déjà.

"On va garder les questions pour un autre endroit et un autre soir," murmure-t-il. "Laisse-les tomber pour le moment. T'as le droit de te détendre. Tu veux un verre ?"

"Mais Pablo a dit–"

Il hausse les épaules et me coupe d'un soupir. "Pablo a tendance à être un peu dramatique. Allez, je vais pas te dénoncer. T'aimes bien le rhum ?"

"J'aime bien, ouais."

On échange des sourires sincères et Gustavo se penche pour attraper une bouteille.

"Tiens, celui-là, il est aromatisé à la pomme. Goûte, c'est délicieux," dit-il en me versant un verre bien généreux.

"Oh, c'est super bon. Je pensais pas que ça serait aussi sucré," je m'exclame après en avoir siroté un peu. "Putain, je préfère ça aux huîtres."

"Tu sais que je fais mon propre rhum ?" dit Gustavo. "Enfin, j'essaie, au moins, mais je maîtrise pas encore le métier. Ils ont pas très bon goût."

"Je suis sûre qu'ils sont très bien."

"Tu me flattes, Emilia," dit-il en souriant. "Mais je te jure que non, on dirait du kérosène. Même Pablo refuse de les boire, si ça peut te dire à quel point ils sont horribles. Un jour, j'y arriverai, mais pour l'instant il faut que je les infuse avec des fruits pour qu'ils soient semi-buvables. Je peux t'en trouver, si tu veux essayer. J'ai offert un bouteille à Pablo il y a quelques semaines, je suis sûr qu'il l'a toujours."

Je lui souris, non seulement par politesse, mais aussi par soulagement puisque je sens que je peux enfin respirer. Il s'en va, et je reste assise, à apprécier mon verre et d'être coupée du monde le temps d'une minute.

"T'as déjà fini ton verre ?" glapit Gustavo quand il revient. "Ralentis, ma belle, c'est de la liqueur pure, pas un cocktail. Il doit y avoir au moins cinquante degrés d'alcool, là-dedans."

Je rougis, et je sais pas si c'est parce que j'ai honte ou un coup de chaud. "Merde. C'est tellement bon. je m'en suis même pas rendu compte."

"Ah, oui, c'est vicieux, ça c'est sûr." Il me verse un autre verre. "Tiens, essaie celui-ci. Mais bois-le lentement."

On déguste tous les deux un verre de rhum acidulé, aromatisé à la banane, à la vanille et à la cannelle. Gustavo s'amuse à m'expliquer tout le processus de fabrication, de la manière dont il extrait la pulpe de canne à sucre à la façon dont il choisit les fûts dans lesquels il fait vieillir son rhum.

La passion dans sa voix est attachante, mais surtout, je suis contente que pour une fois, tout ce que j'ai à faire c'est d'écouter. Je n'ai pas besoin de mentir et de douter si j'ai l'air convaincante. Gustavo sait qui je suis, et n'as besoin d'en savoir plus sur moi ou mon identité. En fait, en tant que chef de la sécurité, c'est probablement son devoir de me faire parler le moins possible.

Il est en train de me parler des dangers du méthanol et de tout ce qu'il faut faire pour éviter d'en avoir dans son rhum, quand Gustavo se fait interrompre par un jeune homme que je n'ai jamais rencontré. Il nous épie depuis le coin du mur, la bouche entrouverte comme s'il voulait parler.

"Qu'est-ce que tu veux, Guillermo ?" soupire Gustavo.

"Emilia," bégaye-t-il. "Je veux dire, ils veulent voir Emilia."

Gustavo fronce les sourcils. "C'est qui, ils ?"

"Euh, tout le monde," bafouille Guillermo en jetant un coup d'œil par-dessus son épaule. "Tout le monde veut la rencontrer."

Avec un clin d'œil discret et un hochement de tête complice, Gustavo m'encourage à suivre le garçon. J'obéis, mais pas avant d'avoir maudit intérieurement toute la supposée foule qui clame mon nom.

J'arrive vers la piscine, et la première chose que je vois, c'est Pablo. Il est assis sur un transat, les jambes si écartées que c'en est presque obscène, tandis que Cassie, la culotte apparente, est installée sur ses genoux, un bras enroulé autour de lui.

Elle jette la tête en arrière quand elle rit à ses blagues, et il lui sourit en retour avec les mêmes fossettes et les mêmes rides au coin des yeux qu'il a quand il me sourit à moi.

J'ai beau me dire que je ne l'aime pas, voir Pablo avec une autre femme, ça me blesse comme un coup de poignard. J'aurais préféré que ça ne m'atteigne pas.

"Émilie Dupont !" s'exclame Juan, au bord de la piscine, en me voyant approcher. "Enfin, notre excentrique ermite sort de sa grotte. Juste à temps pour son piscinazo."

Je fronce les sourcils. "C'est quoi, un piscinazo ?"

"Chut, ma chérie," murmure-t-il. "C'est marrant, tu verras."

Mon cœur s'affaisse dans ma poitrine quand j'entends ses paroles, et encore plus bas quand il apparaît derrière moi et m'enveloppe dans ses bras.

Il y a quelque chose qui ne va pas. Je sais pas pourquoi Juan Sandoval me serre dans ses bras, mais la raison ne peut être que soit dangereuse, soit stupide.

Je m'attends à ce que quelqu'un réagisse, lui dise au moins d'arrêter, mais tout le monde semble étrangement calme. Je regarde Pablo. On dirait pas qu'il est jaloux, il a même l'air plutôt amusé. Je cherche Manée du regard. Elle sirote tranquillement son verre, accoudée au bar, chuchotant quelque chose à l'oreille d'Andrea.

J'inspire profondément pour essayer de chasser le mauvais pressentiment qui me tord les tripes, et par accident, je prends une bouffée du parfum de Juan. C'est une odeur musquée, envoûtante, une senteur fraîche et masculine qui me fait fondre un peu dans ses bras.

"Arrête de me renifler, Émilie Dupont," il me chuchote tout bas. "C'est hyper chelou."

"Quoi ? Je–"

"T'as qu'à demander, tu sais," murmure-t-il. "C'est du Bleu de Chanel."

Il se rapproche un peu, et la chaleur de son souffle coule le long de mon cou. Ses bras se resserrent autour de ma poitrine. Son étreinte réussit à la fois à me couper le souffle et à faire battre mon cœur.

"Guillermo," dit Juan à son ami. "Chope-lui les jambes."

"Non, non–" je m'écrie, mais c'est trop tard.

En l'espace d'une seconde, je suis soulevée du sol, basculée d'un côté, jetée de l'autre, et j'atterris dans la piscine, brisant le calme d'un grand plouf pitoyable.

Elle était jolie, la piscine, avec son eau bleu vif et paisible qui scintillait sous les guirlandes dorées. Maintenant, je fais tâche au milieu, à émerger trempée à sa surface, toussant, crachant, bavant une bouchée d'eau chlorée, sous les regards hautains et exaspérés de l'assemblée.

"Mais qu'est-ce que tu fous ?" je hurle.

Je dois avoir l'air d'un monstre marin, trébuchant vers le bord, le visage rouge de rage, les cheveux dégoulinant d'eau, et le corps déformé par les volants aplatis de ma robe.

Juan a l'air fier de sa blague de merde, il sourit comme un con. Il s'agenouille au bord de la piscine, et me tend la main pour m'aider.

"C'est rien qu'un petit bizutage," il susurre. "Faut se calmer, un peu."

Je lève les yeux au ciel et attrape sa main, mais au lieu de me hisser hors de l'eau, je tire de toutes mes forces.

Juan tombe la tête la première dans l'eau froide de la piscine, et si ma chute n'avait pas suffi à attirer l'attention de tous invités, ma petite vengeance fait certainement l'affaire.

"C'est pas du jeu, Émilie Dupont," s'écrie Juan en secouant ses cheveux mouillés. "J'avais mon téléphone dans ma poche."

"Je sais, je voulais te sauver des ondes 5G," je ricane.

"Mais rhabille-toi, Emilia," crie Manée. "Ta robe est transparente, là. On peut tout voir en-dessous. Genre, vraiment tout."

Immédiatement, je vire au rouge vif, et me précipite vers l'échelle de la piscine, luttant pour la grimper tout en couvrant ma poitrine de mes bras.

"Ha ! Émilie Sans-Soutif !" se moque Juan.

"Heureusement qu'elle porte pas de soutien-gorge," ajoute Andrea. "Vu comme sa robe est coupée, avec l'épaule dénudée et tout, ça serait pas aussi joli si on voyait les bretelles. »

Manée hausse les épaules. "Elle aurait pu en mettre un sans bretelles, ça existe, tu sais."

Pablo m'enveloppe dans une serviette de bain. Tout le monde me regarde, mais parle de moi comme si j'étais pas là.

"Émilie Dupont, elle a pas besoin de soutien-gorge," rit Juan, qui flotte sur le dos dans la piscine. "Elle a pas de seins."

"Tu veux aller te changer ?" murmure Pablo.

Il m'éloigne des masses et de leurs jugements, et me ramène dans la maison. Quand j'atteins le haut de l'escalier, mon visage est déjà noyé par les larmes.

"Gordita," demande Pablo. "Pourquoi tu pleures ?"

"Je peux pas continuer comme ça," je sanglote, tenant d'une main la douleur brûlante dans ma poitrine. "Je veux plus le faire. Je veux pas être Emilia."

"Pourquoi, qu'est-ce qui va pas ?" il demande. L'inquiétude dans sa voix semble sincère, mais pour une fois, sa naïveté n'est pas attachante, elle est juste exaspérante.

"T'as vraiment rien remarqué ?" je gémis en me précipitant dans le couloir. "Je fais que de me taper la honte. Tout le monde me déteste."

"Ils te détestent pas. C'est des cons, c'est tout. Juan est un crétin et les filles sont jalouses."

"Jalouses ?" je crie. "Putain, si seulement elles savaient–"

"Gordita," murmure Pablo. "On en parlera dans ta chambre."

Je déboule dans ma chambre et je me laisse tomber sur le lit. Mes vêtements trempés font un petit bruit pathétique lorsque je m'assois, et les gémissements qui s'échappent de mes lèvres sonnent tout aussi pitoyables.

"Gordita," marmonne Pablo en donnant un coup de pied dans un sac qui dégueule une pile de vêtements flambant neufs. "C'est pas pour te paterniser, mais faut que tu ranges ta chambre."

"J'ai pas eu le temps de trier les vêtements," je soupire entre deux sanglots douloureux. "Andrea a acheté trop de trucs et je sais même pas si ils me vont."

Pablo fouille deux sacs, et répand leur contenu sur le sol. Il cherche quelque chose, mais après le troisième sac, il abandonne. Il laisse échapper un grognement et me rejoint sur le lit.

"T'as qu'à mettre ça," dit-il en ramassant une robe rouge qui traînait par terre. "C'est joli, non ?"

"Laisse tomber, je vais pas y retourner," je marmonne.

Pablo fait la moue. "Alors tu vas les laisser gagner ?"

Je soupire et lui prends la robe des mains. Je retire la mienne, encore trempée, remuant du bassin pour la passer au-dessus de mes hanches. Soudain, Pablo rougit, et détourne le regard.

Pour un mec qui fourre régulièrement son nez dans la fente d'une pute, il joue bien les puritains. Sniffer de la coke sur le décolleté d'une autre, ça il sait faire, et pourtant, la simple vue du haut de ma cuisse le rend aussi prude qu'une vieille catho. Un sentiment de rage remplit mon cœur, et remplace mon chagrin.

"Pourquoi tu veux pas me voir nue ?" je lui demande.

"Pardon ?" bégaye Pablo en tournant la tête. "De quoi tu parles ?"

"Réponds à ma question. Pourquoi tu veux pas coucher avec moi ?"

"Alors, déjà, ce sont deux questions très différentes," marmonne-t-il. "Ensuite, pourquoi tu me demandes ça ? Est-ce que toi tu veux coucher avec moi ?"

"Arrête de répondre à mes questions avec d'autres questions," je crache. "Dis moi juste la vérité. Est-ce c'est parce que je t'attire pas ?"

Il roule des yeux. "T'as bu combien de verres ce soir ?"

"Réponds à ma putain de question."

"D'accord, très bien," dit-il en haussant les épaules. "Déshabille-toi. Monte sur le lit. Je vais te faire l'amour, maintenant."

"Quoi ?" je bafouille, et ma tête semble sur le point d'exploser de honte et de panique. "Non mais, ça va pas ?"

Pablo fronce les sourcils. "Voilà. C'est exactement pour ça que je veux pas te voir nue."

"Quoi, c'est une question de consentement ?" je crie. "Depuis quand t'en as quelque chose à foutre du consentement, Pablo ?"

"Bon, Gordita, t'as clairement trop bu," soupire-t-il. "On en parlera quand tu seras sobre."

Je ne peux pas attendre d'être sobre. Je ne peux pas attendre demain, ou un autre jour encore. Je ne peux même pas attendre une minute de plus.

Je me balance d'avant en arrière sur le bord de mon lit, essayant de m'apaiser avec toutes les tactiques dont j'arrive à me souvenir. Mais il n'y a rien qui marche, rien ne me calme et mon sang commence à bouillonner.

J'en ai assez d'être délaissée, maintenue dans l'ignorance, qu'on me tire par les ficelles comme un pantin, qu'on me traite comme une moins que rien.

"Et quand tu m'as prise en otage, t'y a pensé, à ton putain de consentement ?" je hurle.

Il soupire bruyamment, et se frotte le visage entre ses mains. Je sais pas s'il est mal à l'aise, gêné ou en colère, mais je n'ai pas le temps de m'inquiéter des émotions de mon foutu ravisseur– j'étais désespérée.

"Pablo," je souffle. "Tout ce que tu dis, tout ce que tu fais, ça n'a jamais aucun sens."

"Dis-moi juste ce que tu veux entendre et je te le dirai," il marmonne, l'air exaspéré.

"Je veux la vérité."

Les rides de son front se creusent, et je jure que je peux voir sa lèvre trembler. Il inspire profondément et essuie la sueur sur son front avec son poing fermé.

"D'accord, et bien, tu sais quoi ?" crache-t-il d'un coup. "La voilà ta vérité. Pour ton bien et pour le mien, j'aurais préféré qu'on se rencontre jamais."

C'est drôle, un peu. Ça fait deux semaines que je me dis la même chose, que j'aurais aimé que nos chemins ne se croisent jamais. Et pourtant, d'entendre Pablo dire pareil, c'est comme une flèche en plein cœur.

Ce n'est que maintenant que je me rends compte à quel point je suis perdue.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top