1. DE MAL EN PIRE

Ce qui est bien quand tu touches le fond, c'est qu'une fois que t'y es, la seule chose que tu peux faire, c'est remonter.

Mais le problème, quand tu touches le fond, c'est que tu ne sais jamais vraiment si tu vas tomber plus bas.

~

Ça fait seulement quatre heures que notre avion a atterri, et je regrette déjà ce voyage. Il fait chaud, humide, et la clim de notre voiture de location est en panne.

Pire encore, on est coincées dans un embouteillage sous le soleil de midi, encerclées par des vieux bus scolaires couverts d'autocollants moches, des flammes et des femmes à poil, qui crachent d'épais nuages de suie à chaque fois qu'ils avancent.

June nous a interdit d'ouvrir les fenêtres, parce qu'elle a peur qu'on chope le cancer à cause de toute la fumée. June, par contre, n'en a rien à foutre des produits chimiques dans sa vapoteuse goût bubble-gum, dont l'odeur artificielle me donne des migraines.

Du coup, je suis coincée là, dans un four sur roues, condamnée à mijoter dans ma propre sueur, et à me retenir de sortir de la voiture en hurlant.

"C'est quand qu'on arrive ?" souffle Kaitlyn. Elle est affalée sur la banquette arrière, son pied nu posé sur mon appui-tête et le dos de sa main sur son front. Elle soupire fort, toutes les deux secondes, pour bien qu'on comprenne qu'elle en a marre d'être coincée ici. Apparemment, le seul point commun entre Kait et moi, c'est qu'aucune de nous deux n'a envie d'être là.

Je jette un coup d'œil à l'écran de mon téléphone. "Dans huit heures, d'après le GPS. Mais avec tous les bouchons, je pense qu'on en aura pour un peu plus longtemps."

"Huit ?!" crie Kait. "On pouvait pas trouver un hôtel plus proche de l'aéroport ?"

"C'est pas juste un hôtel, Kait. C'est le meilleur hôtel de tout le pays," dit Ana, ses longs doigts tout maigres tapotant avec enthousiasme le volant.

"Il y a une plate-forme de yoga avec vue sur un lac–regarde, comme c'est trop beau–et on est qu'à trois heures de randonnée d'une vieille pyramide... ou un truc comme ça," ajoute June, qui fait bruyamment défiler les photos sur son téléphone du bout de ses faux ongles.

"Du yoga et de la randonnée, sérieux, June ?" marmonne Kait. "Je croyais qu'on était venues pour les soirées et les beaux gosses latinos."

June lève les yeux au ciel. "Tu peux faire du sport et pécho des mecs, l'un n'empêche pas l'autre. Et certaines d'entre nous ont besoin des deux, hein Sarah ?"

Je me retourne dès que j'entends mon nom. "Quoi ?"

June et Kait se regardent en ricanant, cachant leurs bouches de vipère derrière leurs mains bien manucurées. Je me tourne alors vers Ana, mais tout ce qu'elle fait, c'est sourire et secouer la tête bien gentiment.

"Eh, Sarah, c'est quand la dernière fois que t'as couché avec un gars ?" demande Kait.

"Ça te regarde pas," je réponds sèchement, avant de plonger sous mon siège pour en sortir un paquet de Doritos.

June m'arrache les Doritos des mains la seconde même où je les brandis. "Tu sais quoi ? On peut être tes coachs en séduction. Notre mission pour ces vacances: trouver un mec qui veut coucher avec Sarah !"

"On a de la chance," rit Kait, "Les Latinos aiment bien les grosses comme toi."

"Va te faire foutre," je rétorque. "Je suis pas grosse."

Elle claque ses doigts dans ma figure comme si elle parlait à un chien. "Eh, attention à ton langage, toi."

"Non, mais elle a juste des gros os, tu sais," j'entends June murmurer.

"Elle est ronde et généreuse," se moque Kait.

Je pose mon regard sur la route, le temps de trouver une réponse, mais plus je passe de temps à réfléchir, plus j'ai l'impression que j'aurais l'air stupide. Je finis par fermer les yeux, en pensant que si je les ignore assez longtemps, tous mes problèmes finiront par disparaître.

Derrière mes paupières closes, je retrouve un peu de paix et de tranquillité. Ça dure assez longtemps, jusqu'à ce qu'on sorte de la route principale et sa circulation infernale.

Quand j'ouvre les yeux, je remarque un détail: le pays ne ressemble en rien aux jolies photos qu'on avait vues sur Instagram. Je pensais pouvoir m'évader dans un monde nouveau, de jungles luxuriantes, de rivières turquoises, de cascades spectaculaires et d'oiseaux colorés.

Mais tout ce que je vois, c'est un désert. Un désert des plus déprimants. Des paysages poussiéreux et des terres stériles, jonchées de canettes aplaties et de bouteilles en plastique, des arbres morts, des cactus en décomposition et des chiens errants aux regards tristes et aux côtes saillantes.

C'est une arnaque ou quoi ? Bordel, j'ai dépensé toutes mes économies pour ce putain de voyage, pour oublier toutes les merdes que je subis au quotidien. "Ça va te changer la vie," m'avait dit Ana, et conne comme je suis, je l'ai crue.

C'est ma faute, honnêtement. Qu'est ce qui m'est passé par la tête quand je me suis convaincue que sauter dans une piscine et gravir un vieux tas de cailloux pourrait rendre ma vie meilleure ?

Ça fait des années que ma famille est brisée. Ça fait quelques mois que j'ai rompu avec mon ex. Et ça fait trois semaines que ma cuisinière est cassée, et que je mange rien d'autre que des salades et des nouilles cuites au micro-ondes, parce que mon connard de propriétaire ne répond toujours pas à mes textos.

Partir en vacances au fin fond de la jungle ne peut pas résoudre tous mes problèmes comme par magie. La vie ne fonctionne pas comme ça, et à vingt-trois ans, je devrais déjà le savoir.

Ana rompt le lourd silence à l'intérieur de la voiture, alors qu'elle se gare devant une station-service délabrée, sur le bord de la route.

"Pause pipi, et pause déj' pour celles qui ont faim !" s'exclame-t-elle.

À la seconde où le moteur s'éteint, Kait et June sautent de la voiture. Elles se jettent l'une vers l'autre, ricanant comme des hyènes, avant de disparaître dans une petite cabane au coin du parking poussiéreux. Ana se tourne vers moi et soupire :

"Écoute, Sarah, je suis désolée de–"

Je lui coupe vite la parole, serrant les dents sous mon sourire forcé. "T'as pas besoin d'être désolée. Je voulais vraiment venir. Vraiment."

Elle a un air désespéré dans son regard, comme si elle savait que je suis en train de lui mentir. Ses sourcils se rapprochent un peu, comme ils le font toujours quand elle s'inquiète pour moi.

"Faut juste que t'apprennes à les connaître," dit-elle en penchant la tête sur le côté.

"Ça fait des années que je les connais, Ana," je soupire. "Mais on vient pas du même monde, elles et moi."

"Je viens du même monde que toi, et je m'entends très bien avec elles," elle insiste. "Ouvre toi aux autres, un peu."

"Alors c'est ma faute, d'après toi ?" Je craque, et mon sourire disparaît. "Tout ce qu'elles font, c'est me dire que je suis grosse, moche, chiante et déprimante, mais c'est moi qui dois m'ouvrir aux autres ?"

"T'en prends pas à moi, Sarah, j'essaie juste de t'aider," s'exaspère Ana, levant les yeux par dépit. "C'est juste leur... sens de l'humour. Honnêtement, elles sont super sympa, crois moi. Elles plaisantent avec toi, c'est tout."

"Ben oui, bien sûr. C'est juste des petites blagounettes."

Je fais semblant de lui sourire, serrant mes doigts autour de la poignée de la porte. Ana soupire bruyamment derrière moi, et je jette un coup d'œil par-dessus mon épaule. Elle secoue la tête, l'air complètement désespérée.

"Eh, tu peux m'acheter un Coca ?" demande-t-elle doucement alors que j'ai déjà un pied dehors.

J'hoche la tête et claque la porte. À quelques mètres de la voiture, les cris et les rires de June et Kait résonnent depuis l'intérieur d'un vieux cabanon en tôle rouillée. Elles se foutent littéralement de ma gueule, je les entend se moquer des têtes que j'ai tiré. Je ravale la boule en travers de ma gorge, et me dirige vers le petit magasin de la station-service.

L'intérieur du magasin est minuscule et si encombré que j'ai l'impression d'y suffoquer. Une petite cloche tinte lorsque je referme la porte derrière moi, sans écho. Je n'entends rien d'autre que le grondement d'un vieux frigo, et le bourdonnement régulier d'un néon. Il n'y a pas grand chose à vendre, juste quelques paquets de chips, des sodas et des bières, la plupart de marques ou de saveurs dont je n'ai jamais entendu parler.

Le frigo sent le moisi. La condensation sur sa porte vitrée sue et coule sur le sol bétonné du magasin. J'hésite une seconde avant d'attraper un Coca-Cola dans une bouteille en verre pour Ana et une bière locale pour moi-même, et je referme vite la porte avant de choper une mycose des poumons.

Alors que je m'approche de la caisse, je remarque deux hommes appuyés contre le comptoir. Je ne sais pas s'ils sont restés là, en silence tout ce temps, ou s'ils se sont discrètement faufilés dans le magasin pendant que je choisissais mes boissons. Je ne sais pas pourquoi, mais ils me font froid dans le dos.

Je m'approche et ils me dévisagent, toujours sans un mot ni un mouvement. Je serre les dents, avale ma salive, et tire nerveusement sur le bas de mon short.

Ils sentent le parfum et la transpiration, si fort que j'en étouffe. L'un d'eux est un mec lambda, de cinquante ans plus ou moins, avec un crâne dégarni, des lunettes démodées et des taches humides partout sur son polo bleu clair. Il essuie la sueur de son front, et je remarque la montre à son poignet, toute dorée et décorée de pierres précieuses, qui brise son air de Monsieur-Tout-le-Monde.

Derrière lui se tient un homme plus jeune, la tête rasée, les épaules larges comme une armoire, et une chaîne en or autour du cou. Son regard se terre sous des lunettes aviateur, et je remarque le flingue à peine caché sous son jean. Pas dans un étui, pas dans une poche, non, juste coincé entre son ventre et sa ceinture. Je fais un pas en arrière.

"Adelante, señorita," dit le plus vieux des deux avec un signe de la main.

Allez-y, Mademoiselle.

Je hoche poliment la tête et chuchote un timide "gracias", avant de placer ma canette de bière et le Coca d'Ana devant la caisse. Ma main tremblante pointe le mur derrière le vendeur, qui ne semble pas aussi tendu que moi, et je lui demande dans un espagnol approximatif :

"Euh... puedo tener cigarillos ?"

Je peux avoir cigarettes ?

Les deux hommes à ma gauche me regardent toujours en silence. Je peux presque sentir leur souffle sur mon épaule. Je fais de mon mieux pour ne pas les dévisager, et me concentre plutôt sur le jeune caissier qui pointe du doigt un paquet de Marlboros bleu.

"Si, por favor," je lui réponds, et il pose les cigarettes à côté de mes boissons.

Oui, s'il vous plaît.

Je jette quelques billets froissés sur le comptoir, espérant sortir du magasin aussi vite que possible, mais le caissier s'obstine à compter et recompter ma monnaie. Le mec est lent. Péniblement lent.

Il a à peine terminé, que je suis déjà en train de balayer les pièces dans le creux de ma main, et je sors précipitamment du magasin, laissant probablement derrière moi une bonne moitié de la monnaie. Malgré la chaleur paralysante qui m'écrase comme un mur de briques, l'air dehors me semble frais, doux, confortable, et par-dessus tout, libre de toute traces de mecs étranges.

Ana est assise sur le capot de la voiture, à l'ombre d'un grand palmier, étirant ses longues jambes bronzées. Elle ressemble à un mannequin, avec ses yeux de biche, son teint bien hâlé, son sourire blanc éclatant et sa chevelure noire et brillante qu'elle avait pris soin de bien coiffer dans la salle de bain de l'aéroport plus tôt ce matin-là.

Je m'étais vue moi-même dans ce même miroir. Avec les poches bleues sous mes yeux ; les boutons rouges sur mon front ; mes lèvres minces, craquelées et violacées ; une ecchymose verte où je m'étais cogné la pommette sur une table basse il y a une semaine ; et des racines brunes et ternes jaillissant de mes cheveux blonds sales et desséchés, j'étais l'arc-en-ciel le plus triste que l'on ait jamais vu.

Ana a toujours été ma meilleure amie, depuis qu'on était toutes petites, mais les moments comme ça où je nous voyais côte à côte me rappellent à quel point on a changé en grandissant. J'avale l'amertume, et montre mon paquet de cigarettes à Ana.

"T'en veux ?" je lui demande. "Je crois que c'est des mentholées, ou un truc du genre."

"Oh, ouais, si ça te dérange pas !"

Je lui en passe une avant de sortir mon briquet et, avec un plaisir coupable, j'allume une cigarette. La fumée qui remplit mes poumons est délicieusement toxique.

June et Kait sortent de leur petit cabanon, en criant qu'il y a d'énormes araignées soi-disant mangeuses d'hommes dans les toilettes. Malheureusement, elles sont encore vivantes, et aussi casse-couilles que toujours.

"Euh, Sarah, pourquoi tu fumes ?" demande June d'un ton condescendant.

Kait grimace. "Dégueulasse. T'es vraiment vulgaire."

Vulgaire toi-même, vieille pute, j'ai envie de lui cracher, mais je me mords la langue et me tais. Je jette un coup d'œil à Ana, qui tourne la tête pour souffler sa fumée. Je prie, j'espère qu'elle me défende, mais elle ne dit rien.

Je sais très bien qu'Ana ne peut pas toujours tout faire pour moi, mais j'ai trop l'habitude. Ça fait des années qu'elle me soutient. Quand mon père est décédé, elle venait me voir chez moi tous les jours, pour s'assurer que j'allais bien, et que je souriais au moins une fois par jour. Quand ma mère s'est mise à boire, puis à prendre des pilules, et a lentement dépérir sous mes propres yeux, Ana était là, aussi. Et on n'avait que huit ans.

Certains soirs, je courais chez elle juste en bas de la rue, pieds nus sur le goudron et avec rien d'autre que mon pyjama sur le dos. Sa mère me préparait des tostones pour le dîner, me mettait au lit avec Ana et me déposait à l'école le lendemain matin. Ça arrivait assez souvent pour que les gens commencent à penser qu'on était sœurs, même si on ne se ressemblait pas beaucoup.

Tout au long de nos années au lycée, elle m'a aidé à faire mes devoirs, et me laissait copier sur elle pendant les exams, au moins quand on pouvait. Elle m'a trouvé mon premier emploi en tant que serveuse dans un restaurant dominicain près de Charleston, parce qu'elle connaissait les propriétaires. Elle était là quand je visitais des studios, et quand je parcourais les magasins de seconde main pour trouver des meubles pas chers. Elle m'a même aidé à les ramener à mon appart, chargés l'arrière du pick-up de son père.

Elle faisait vraiment tout pour moi, même si je n'avais rien à lui donner en retour.

Ana a toujours été ma meilleure, et aussi ma seule amie. Je ne sais pas ce qui me blesse le plus : la jalousie que je ressens quand je la vois traîner avec ses nouvelles amies, plus belles, plus riches et plus heureuses que je ne pourrais jamais l'être ; ou alors le sentiment que je ne suis rien de moins qu'un fardeau pour elle, et qu'elle commence à s'éloigner de moi.

Le pire, c'est que je n'ai personne d'autre qu'elle sur qui compter. Ma vie est déjà assez misérable telle qu'elle est, mais sans Ana, ça serait un putain de vide intersidéral. Quand j'y pense, je dois étouffer quelques larmes.

"Ça va, Sarah ?" demande Ana.

Je lève la tête, et bégaye vite une réponse. "Euh, ouais. J'ai juste besoin d'aller aux toilettes, vite fait."

Je jette ma cigarette à moitié fumée, et cours vers le petit cabanon. Ma main tremble tellement que je réussis à peine à fermer la porte derrière moi avant de fondre en larmes. Je fais de mon mieux pour rester silencieuse pendant que je pleure la perte de ma seule amitié.

"C'est rien que deux semaines," je me murmure à moi même, si bas que je m'entends à peine.

Deux semaines. Je pleure encore plus fort, et mes sanglots se transforment en rires amers. Mon corps tremble, secoué par des larmes et des hoquets, et la douleur que je tiens en moi éclate dans ma poitrine.

J'inspire, j'expire. Je respire lentement, profondément, et j'arrive à me calmer un peu une fois l'explosion d'émotions passée. J'enfouis ma tête entre mes mains pour me mettre à l'abri des lumières et des sons, le temps de réfléchir.

Dans deux semaines, les choses pourraient changer. Peut-être qu'Ana a raison, et que j'apprendrai à connaître les filles, et qu'on s'entendra un peu mieux. Peut-être que le yoga me fera du bien, que je commencerai à aimer la randonnée et dépenser toutes mes économies sur des cocktails édulcorés. Si j'essaye simplement d'apprécier les choses, elles vont finir par s'améliorer.

"Au moins, au point où j'en suis," je me dis avec un rire acerbe, "Ça peut pas devenir pire. "

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