Et soudain c'est le drame !
Dans le genre gros drama des familles, je pense en toute sincérité que la pire de toutes les expériences auxquelles j'ai pu assister auprès de mes compagnons d'Angevilliers, c'était la fois où Fanny avait trouvé un portefeuille garni de billets.
À cette époque, Fanny et Hugues fricotaient ensemble et ils étaient en plein délire « sorties en couples ».
Ils avaient donc invité Jossandrine et Danendrine à venir boire un verre à la Casa Cubana et j'avais été convié moi aussi, car il était question de m'arranger un coup avec une copine de Fanny, une des membres de l'équipe de handball féminin.
Je n'étais au courant de rien, mais je me rendis vite compte du subterfuge et de leur manœuvre pas du tout subtile.
La fille s'appelait... On s'en fout ! De toute manière je crois que je n'ai jamais fait l'effort de retenir son prénom et on ne s'est plus jamais recroisé après ce triste épisode.
Le fait est que nous étions tous les huit assis autour d'une des grandes tables rondes de la Casa Cubana, près de la baie vitrée et le plus loin possible de la piste de danse où avaient lieu les cours de Meringue de 18 heures du samedi. D'après ce que j'avais compris, on devait s'empiffrer de sangria et de tapas avant d'aller au restau.
Oui, la Casa Cubana mélangeait absolument tous les contenus culturels vaguement hispaniques; on pouvait y écouter de la musique afro-cubaine en y mangeant des tortillas espagnoles et en buvant des bières mexicaines. Ça n'avait aucun sens, mais d'un autre côté, la clientèle n'avait aucune culture. On aurait très bien pu se trouver au buffet chinois à manger de la bouffe créole, que ça aurait été pareil. Tant qu'il y avait un semblant de cohérence entre la décoration et les marques d'alcool vendues au bar, chacun y trouvait son compte.
Fanny était très fière d'elle : bientôt, elle pourrait enfin organiser une fête d'anniversaire chez ses parents. Pour la première fois depuis... les « événements ». Son père n'aurait bientôt plus besoin de porter le bracelet électronique et toute sa famille pourrait enfin retrouver une vie normale après avoir traversé trois années infernales.
Je demandai discrètement à Joss de quoi il s'agissait, mais il me fit comprendre que ça n'était pas le bon moment pour en parler, vu la gravité des faits...
La soirée commença de manière assez conventionnelle pour ne pas dire morne : bières, olives, Tito Puente et déhanchés de rombières en arrière plan.
Quand soudain !
Oui, je l'ai déjà dit : Fanny venait de trouver un portefeuille rempli d'argent liquide sous son tabouret. Perso, mon premier réflexe aurait été de fouiller dedans pour trouver une pièce d'identité avec une photo et vérifier si le propriétaire était toujours dans les parages. Et si ce n'était pas le cas, le montrer au barman pour savoir s'il reconnaissait un de ses habitués. Et enfin, s'il s'agissait d'un inconnu : trouver une adresse pour déposer le portefeuille dans une boîte aux lettres. Et peut-être retirer un billet pour la peine, s'il y en avait assez.
C'était ce que j'expliquai à mes camarades, lesquels étaient beaucoup plus mitigés quant à la marche à suivre.
Hugues, qui était un peu en galère de thunes à ce moment-là de sa vie (c'est à dire la période qui devait aller de ses onze ans à ses quarante-sept ans), insistait pour que Fanny garde le tout, puisque c'est elle qui l'avait déniché. Il argumentait déjà sur le fait que Fanny avait besoin de cet argent : elle allait tous les les lundis à l'agence d'intérim et elle devait dépenser des sous pour se payer les tickets de bus, en plus elle n'avait jamais assez pour s'offrir autre chose que des monacos ou des diabolos au bar. Et surtout, sa famille avait beaucoup souffert en perdant presque tout à cause des histoires de son père, lequel devait toujours payer l'échéancier pour la condamnation au Tribunal.
Évidemment, personne n'était dupe et on savait tous que dès qu'on aurait le dos tourné, Hugues lui servirait un autre baratin pour qu'elle lui donne la moitié du fric.
Sandrine s'émerveillait, les yeux et la bouche grands ouverts. Elle venait de se perdre dans une des boucles philologiques dont elle avait le secret, état dans lequel elle sombrait souvent quand elle était sous le coup d'une trop vive émotion. Elle répétait donc sans arrêt : « Waow ! Y'a beaucoup de fric ! Ça en fait beaucoup de fric ! J'ai jamais vu autant de fric de toute ma vie. Waow ! Y'a beaucoup de fric ! Ça en fait du fric ! J'ai jamais vu autant de fric de ma vie. Waow ! Y'a du fric ! Ça en fait beaucoup du fric ! J'en ai jamais vu autant de toute ma vie... »
Joss lorgnait avec insistance sur la liasse et exigeait que l'argent soit compté devant tout le monde avant de prendre la moindre décision.
Cendrine énumérait déjà ce qu'elle ferait de tout ce pognon : s'acheter des soutifs à Étam, s'offrir un weekend en thalasso, changer la coque de son téléphone, refaire le plein de gloss et de fard à paupières chez Séphora, commander un peignoir en satin à la Redoute...
Moi, je m'en foutais un peu, mais je n'étais pas contre au minimum une tournée générale de bières supplémentaire.
Dan exposait un plan qui me sembla pas trop mal défini dans l'absolu. Puisque nous étions tous installés autour de cette table ronde, nous avions tous statistiquement le même taux de chances de découvrir le portefeuille. La personnalité de celui ou celle qui l'avait découvert importait donc peu. D'autant plus que nous avions choisi cette table en particulier, parce que nous étions exactement huit. Nous aurions été un autre nombre, on se serait installés ailleurs. Quelque part, le bénéfice de cette découverte nous incombait à tous et il était dès lors logique de partager la somme en huit parts égales.
Fanny, très vite mal à l'aise émit une autre proposition : elle souhaitait garder la moitié pour elle et partager le reste entre les autres.
Hugues tempêta et prit immédiatement sa défense : il ne fallait pas qu'elle se laisse manipuler par nous ; c'était son argent à elle, elle devait donc le garder et c'était à elle seule d'en faire ce qu'elle voulait, c'est à dire tout prendre pour elle.
Cendrine voyant que la situation s'envenimait préféra abandonner ses projets et demanda si on ne pouvait pas tout simplement utiliser cet argent pour nous offrir une bonne soirée de détente, à savoir : payer les consos du bar, en profiter pour commander le grand plat de tapas Deluxe et prendre le menu avec le homard et les fruits de mer à la Taverne Angevilline au lieu d'aller au buffet asiatique comme d'habitude.
Je lui dis que c'était une idée qui se tenait.
Malheureusement, Hugues ne l'entendait pas du tout, mais alors pas du tout de cette oreille. Il se leva d'un bond, ramassa les billets, les tendit à Fanny, jeta le portefeuille devant nos verres alignés puis haussa encore plus la voix pour postillonner encore plus fort et encore plus loin et annonça que de toute manière, c'était toujours la même chose : tout le monde était jaloux de lui et de Fanny depuis qu'ils sortaient ensemble et que pour changer, nous étions encore en train d'essayer de trouver des combines pour les faire casser. Tout ça, parce que deux ou trois autres gars voulaient sortir avec Fanny depuis longtemps. Mais cette fois-ci, ça ne se passerait pas comme ça.
Non. Cette fois-ci, il allait y avoir des représailles et ça ne se ferait pas sans douleur. Ça commençait à suffire toutes les magouilles à son encontre et puisque c'était ainsi, il allait directement appeler Matt, le seul en qui il aurait jamais confiance.
Il demanda à Fanny de prendre sa veste, de se lever et de se casser. Ça sentait trop le fennec par ici !
Fanny était aux bords des larmes. Elle s'en voulait de faire ça, mais elle devait partir et suivre son amoureux. C'était écrit quelque part dans son code génétique : toujours suivre le mâle dominant, celui qui parle le plus fort et qui promet de lui faire des enfants et de lui assurer une retraite paisible dans le Sud de la France ou aux Antilles.
Elle fit un petit signe timide de la main et s'excusa du bout des lèvres — Pardon, je sais pas ce qu'il a, il doit être stressé à cause de l'agence d'Interim qui ne l'a pas appelé depuis trois ans... on se voit plus tard sur Skype...— avant de suivre Hugues qui continuait à râler en mode muet depuis l'autre côté de la vitre du bar.
Je ramassai le portefeuille désormais vidé de sa substance.
Joss toussota et prit un air grave avant de nous déclarer qu'il avait eu le temps de compter l'argent avant que les billets ne disparaissent dans le sac à main de Fanny. Selon lui, il y avait plus de neuf cent euros. À la louche.
Sandrine précisa qu'elle n'avait jamais vu autant de fric de toute sa vie.
Dan haussa les épaules et marmonna dans sa paille une phrase qui finissait par : « toujours trouvé que ce type était un sale con ».
Cendrine, dépitée, regrettait cette occasion de pouvoir manger du homard.
La handballeuse qu'on avait amenée à mon intention soupira longuement et consulta un sms urgent et imaginaire avant de s'excuser et de disparaître loin de nous.
Moi, j'extirpai la carte d'identité de l'ancien propriétaire du portefeuille et l'examinai, ne sachant trop quoi dire. Visiblement, j'étais le seul à avoir eu conscience que cet argent appartenait jadis à quelqu'un avant d'être réquisitionné arbitrairement par Hugues. Quelqu'un qui s'appelait...
« Fais voir ça, m'ordonna Dan en m'arrachant la carte des mains.
— Montre-moi, fit Joss en l'extirpant des doigts de Dan.
— "Di-dier-Du-champ", déchiffra Sandrine par dessus l'épaule de Joss. Je le connais pas ! J'ai jamais entendu parlé de lui. Je sais pas qui c'est !
— En tout cas, il a pas l'air commode, conclut Cendrine.
— C'est marrant, il a un peu une tête de psycopathe, vu d'ici, commenta Joss.
— Ouais, ben, si c'est un tueur psychopathe, moi je veux bien lui laisser un mot pour lui dire d'aller buter ce crétin de Hugues ! tempêta Dan.
— Ça en faisait du fric quand même. J'en avais jamais vu autant de toute ma vie. Waow ! tout ce fric. »
Les jours qui suivirent ressemblèrent à une guerre larvée entre différents clans. Et clairement, il était temps de choisir son camp : toutes celles et ceux qui ne seraient pas pour Hugues et Fanny seraient donc contre eux. Et s'ils étaient contre eux, ils pourraient toujours crever pour venir à la fête d'anniversaire chez Fanny.
Ça prit à peu près trois semaines avant que l'épisode ne soit totalement oublié et que tout le monde redevienne super-potes. Largement de quoi retrouver une ambiance cool avant de préparer la première mégateuf chez Fanny depuis des années.
On n'entendit jamais parler de ce fameux Didier Duchamp. Même en le stalkant sur Google et FaceBook, personne ne trouva le moindre indice sur qui était ce type. Bizarre quand on y repense...
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