Des singes sur les réverbères
Les réverbères.
Ils étaient.
INFESTÉS.
De SINGES.
C'était ce que nous avait expliqué Buzz une fois qu'il avait repris son souffle et retrouvé un peu de calme. Les yeux éclatés, la sueur au front, les mains tremblantes, l'une posée sur un goulot de bouteille de bière et l'autre faisant des va-et-vient entre ses lèvres et le cendrier de la table de la cuisine.
Nous étions rassemblés autour de lui, moitié inquiétés par son irruption tardive (la "fête" chez Gautier piétinait depuis déjà deux heures sans que rien d'intéressant ne s'y déroule), moitié amusés par son excentricité joviale de mec défoncé.
Il avait passé la journée à goûter différents types d'herbes chez un certain "Feed'o'dido" connu pour être un mauvais mage de guerre et un détaillant de drogues douces. Par drogues douces, les jeunes d'Angevilliers entendaient tous les produits stupéfiants sauf ceux qu'ils ne consommaient pas parce qu'ils étaient trop chers pour parvenir sur le marché local. Autrement dit, ils consommaient à peu près tout sauf les dérivés de l'opium et les produits pharmaceutiques qui servaient à se sevrer de ces derniers. Ça laissait quand même pas mal de choix, même si pour l'essentiel, ils se contentaient de fumer du THC sous n'importe quelle forme et gober quelques cachets artisanaux, sans trop savoir de quoi ils étaient composés. Les jours de fêtes – les vraies fêtes, pas celles chez Gautier – il arrivait même que quelques lignes de blanche soient prisées par les plus audacieux et les plus fortunés, ce qui ne manquait jamais de créer un certain malaise un peu clivant vis-à-vis de celles et ceux qui se voyaient refuser une paille.
Perso, je ne consommais pas de schnouff. J'avais bien trop peur de finir comme eux, c'est à dire poursuivi par des singes qui me narguaient sur des réverbères ou la nuque raidie après avoir passé la nuit à comater sur l'émail de la cuvette. En plus, j'avais autre chose à faire du peu de fric que je percevais des allocs. Et surtout, j'avais encore pas mal besoin de mon cerveau pour terminer mes études à la faculté de géologie la plus proche.
N'empêche que voir l'état de mes camarades lorsqu'ils étaient sous l'emprise des produits, me procurait une espèce de fascination désabusée, un peu comme si j'étais affalé dans un canapé à regarder une mauvaise sitcom ou un talk-show belge en attendant que le weekend se termine.
Buzz.
Kévin Busy. Vingt ans, chômeur et trafiquant de fringues de marques tombées du camion. Grand, blond, souriant, avec des yeux bleu, blanc et rouge à cause de la défonce.
Il était un peu le moteur de la bande. Toujours partant pour rigoler et pour party hard, c'était souvent lui qui nous trouvait des plans pour aller en boîte pour gratos, pour négocier un rab d'alcool, de kebab ou de THC. Grande gueule, esprit commercial et physique avantageux : de quoi être notre ambassadeur auprès des plus influents et plus riches que nous. Il avait réussi à se montrer indispensable auprès des jeunes cadres commerciaux de Fene'strass et des sous-officiers de la Brigade d'Angevilliers, en leur fournissant à domicile quelques produits illicites, mais aussi en servant d'entremetteur pour créer des couples aussi improbables que Jossandrine, Danendrine ou Fannycadrecommercial et Fannymilitaire.
On l'appelait Buzz, car il était rapide comme l'éclair (toujours prompt à dire et faire une connerie) et avait un petit air de ressemblance avec la figurine animée de la télé.
Buzz était plutôt bien bâti. Il pratiquait la musculation en salle de gym depuis des années. Non pas qu'il tenait plus que ça à sa santé, mais comme il aimait à le répéter, les meufs de la salle de gym étaient méga-gaulées et les vestiaires des mecs était l'endroit idéal pour planquer sa pharmacopée, vu que la location du casier à code secret était comprise dans l'abonnement. En plus, la plupart de ses meilleurs clients aimaient aussi pousser de la fonte et draguer les minettes du cours abdo-fessiers.
Il avait un petit frère : Charles Busy, a.k.a. Où-est-Charly, a.k.a. Busard.
Busard était aussi blond que son frère. Il avait les mêmes yeux bleu-blanc-rouge de défoncé, mais il était plutôt du genre maigrelet et totalement con. Comme c'était un glandeur de première, il vivait aux crochets de son grand frère en ce qui concernait les divertissements et les relations sociales. Buzz le traînait partout avec lui, poussé à la fois par un élan de grand frère protecteur, mais aussi pour mieux le cadrer et lui éviter de finir en cellule de dégrisement trop souvent. Busard aimait l'alcool. Tous les alcools.
En fait, Busard était un boulet pour nous tous. On le supportait parce qu'il faisait partie du paysage et parce que personne n'avait eu la présence d'esprit de demander à Buzz de le placer sous tutelle et de l'enfermer dans un centre de désintox.
Les frères Busy vivaient dans une chouette maison avec des parents sympas et trois petites sœurs de sept, neuf et onze ans. Un cadre idyllique où l'attention principale était portée sur les petites filles. Ce qui donnait le champ libre à deux grands gaillards de 20 et 18 ans pour faire à peu près n'importe quoi de leurs journées.
Il faillait bien comprendre une chose : tout le monde aimait les Busy. Buzz parce qu'il savait toujours relever l'ambiance et Busard parce qu'il était un sketch permanent.
Grâce à eux, les soirées chez Gautier prenaient une toute autre allure.
Gautier, a.k.a Wisi (Gautier => Gaut' => Goth => Wisigoth) était un abruti et un hardcore gamer. Parce qu'il fréquentait des gens cool comme nous, il était persuadé d'être lui-même un gens cool. En fait, il avait une voiture six places, une grande maison libérée tous les weekends parce que ses parents partaient dans leur chalet sur le lac du Caligou (et vu le prix qu'ils l'avaient payé il était essentiel pour eux de le rentabiliser) et une immense télé installée devant deux gigantesques canapés dans lesquels on pouvait boire et fumer sans se sentir à l'étroit. Comme Wisi avait compris qu'on l'acceptait surtout pour sa grosse voiture six places (dans laquelle on tenait facilement à neuf pour aller en boîte ou pour sortir de la ville) il avait fini par nous imposer une sorte de chantage affectif : il acceptait de nous servir de chauffeur les weekends à condition qu'on participe à des soirées chez lui au moins une fois par mois. La maison était grande, froide et triste. Elle avait une terrasse en béton de trois mètres cubes et pas de jardin. Le premier étage était constitué par une cuisine minuscule et une immense salle à manger-salon. On n'avait pas le droit d'aller aux autres étages, par contre on pouvait jouer aux fléchettes et picoler en écoutant de la musique dans le garage.
L'endroit était parfait pour se faire chier et passer le temps les soirs où plus personne n'avait d'argent pour sortir en ville. Il y avait pourtant un inconvénient majeur aux soirées chez Wisi : on ne pouvait pas rester dormir parce que toutes les chambres étaient réservées pour ses potes relous de sa guilde de MMORPG. Ces connards nous parlaient à peine et ils prenaient énormément de place puisqu'ils accaparaient la grande table du salon pour y installer leurs ordinateurs et geeker tout le weekend. De temps en temps ils faisaient une pause et venaient nous taxer des bières ou des cigarettes.
Le soir où Tim n'était pas sorti avec Lany ressemblait à toutes les soirées qu'on passait chez Wisi : inintéressante mais obligatoire pour des jeunes gens comme nous qui s'étaient enfermés dans une vague routine amicale. De toute manière, Tim ne trouvait jamais le courage d'aborder Lany et tout le monde s'en était rendu compte à commencer par Mélanie elle-même qui était parvenue sans aucune subtilité à le friendzoner. Elle était très douée pour friendzonner les mecs. Pas autant que Fanny ou Amandine cependant.
Et donc, Buzz était entré dans le salon de Gautier en pleine crise d'angoisse, persuadé d'être poursuivi par des singes suspendus à des réverbères. Il avait traversé à pied toute la ville dans cet état d'hallucination provoqué par une montée de champignon aussi soudaine que prévisible.
On avait beaucoup ri en l'écoutant nous détailler sa mésaventure nocturne. J'ignorais qu'il connaissait autant d'espèces de primates. Toutefois un détail me parut étrange : il disait être parti de chez Feed'o'dido alors qu'il faisait encore jour. Or, on était en octobre et la nuit tombait très tôt. Ce qui signifiait qu'il avait mis presque quatre heures à parcourir les trois kilomètres qui séparaient son point de départ de son point d'arrivée.
Quatre heures. Trois kilomètres. Et pourtant il avait couru tout du long.
Les autres se marraient bêtement en buvant ses paroles de grand garçon épouvanté par des tamarins imaginaires.
Je me disais qu'il y avait quand même un truc qui n'allait pas dans cette réalité. Des personnes normales, bien intentionnées, se seraient inquiétées pour leur ami. Est-ce qu'il voulait boire de l'eau ? Est-ce qu'il voulait qu'on l'emmène à l'hôpital pour un lavage d'estomac ? Est-ce que nous devions prévenir ses parents ou lui conseiller de ne plus tester sept ou huit variétés de joints avant d'avaler l'équivalent d'une omelette de la mère Poulard en psilo ?
Le truc, c'est qu'on n'était pas des gens bienveillants et bien intentionnés. Voir nos potes se détruire la santé à grandes bouffées de drogues ou à grandes goulées d'alcool fort représentait pour nous une invitation à faire pareil. Moi-même je sirotais du gin toute la nuit en me disant que j'étais quand même mieux que tous ces cons.
Et quand vers deux ou trois heures du matin j'avais fini ma bouteille, je n'avais plus aucune grandeur d'âme et je n'éprouvais plus ni fierté de moi ni dégoût de mes potes. J'étais un blaireau comme eux. Déguisé en mec cool.
Et pendant tout ce temps, Joss et Dan devisaient avec des phrases toutes faites, persuadés eux aussi qu'ils valaient mieux que n'importe qui d'autre.
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Irruption de l'auteur :
L'autre jour je me demandais sur mon journal de conversation (ça se dit comme ça ?) dans quelle catégorie cette histoire aurait le plus sa place.
J'hésite encore entre "roman pour ado" et "fiction générale".
Je me dis que certains aspects sont un peu chauds pour entrer dans la catégorie roman pour ado (la schnouf, l'alcool, la sexualité pérave et le vocabulaire bordeline). En plus mes personnages entrent plus dans le cadre young adult.
Et ce que j'ai pu voir de la catégorie fiction générale, me donne l'impression d'un vaste bric-à-brac.
Qu'est-ce qui vous semble pertinent ? Une autre catégorie mieux adaptée ?
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