Prologue - Le masque
Yu s'étira de toute sa petite taille avec un grand sourire. En ce beau matin de printemps, elle se sentait sereine et en pleine forme. Il ne faisait pas encore jour, mais le monastère de ZhiLan* se réveillait déjà, et les moines s'activaient dans la cour et en cuisine pour préparer le petit-déjeuner.
S'habillant rapidement sans coiffer ses cheveux en bataille, elle quitta la petite pièce qui lui servait de chambre et se précipita aux bains chauds comme l'heure des moniales avait sonné. Elle devait être propre pour le petit-déjeuner, sinon on ne la laisserait pas manger. Vive et pleine d'énergie, elle courut dans le monastère en riant.
Une fois ses ablutions faites, elle gagna l'arrière du grand temple où le repas était préparé. Elle y retrouva cinq moines silencieusement occupés à faire la cuisine. Elle sourit d'émerveillement en reniflant les odeurs enivrantes de la nourriture.
C'est à ce moment-là qu'un moine plus âgé, le crâne rasé comme tous les autres, entra doucement dans la pièce et aperçut la petite fille. Il lui lança un regard sévère.
— HuaYu* ! Ne t'avais-je pas dit de ne pas venir ici ? Tu ne dois pas interrompre les frères dans leurs tâches quotidiennes.
La petite se tourna vers lui en souriant.
— Bhikkhu ! Bhikkhu ! Je veux aider, moi aussi !
Le moine parut aussi attendri qu'embarrassé.
Du haut de ses sept ans, HuaYu – Yu – voulait toujours rendre service à tous ceux qu'elle voyait dans le besoin ou attelés à une longue tâche, mais elle était maladroite et tête en l'air. Cette maladresse avait déjà causé quelques incidents sans grandes conséquences, mais suffisamment importants pour que les moines et moniales du monastère de ZhiLan décident de ne pas la charger de travail, même avec les plus modestes besognes. Il était plus simple pour tout le monde de la laisser être une enfant libre de toute contrainte domestique.
Le moine se pencha vers la fillette avec un sourire plein de gratitude et de douceur, et replaça correctement le masque à tête de dragon qu'elle portait sans cesse pour masquer son visage. Elle était si vive qu'elle avait tendance à tout faire trop vite, par moments.
— Nous en avons déjà parlé, Yu. Ta seule présence emplit déjà nos cœurs de joie. Cela nous suffit.
Un peu vexée mais compréhensive, la petite fille quitta la pièce en courant et alla se poster dans les marches du temple. Là, elle se mit à chanter et danser avec joie, avec la gaieté et l'assurance tranquille des enfants innocents.
Tôgo, qui était le plus vieux de la communauté, la regarda faire avec affection.
HuaYu était entrée dans la vie du monastère le lendemain de sa naissance. Le doyen du village de YingTai, situé dans la vallée qui s'étendait aux pieds du monastère, était venu la déposer, priant les moines de la garder avec eux. Elle portait alors un masque plat symbolisant un dragon de couleur verte. Et les villageois semblaient terrifiés.
Tôgo, plutôt surpris, avait pris l'enfant en s'inquiétant de ce qui était arrivé à ses parents et de la raison de leur peur. C'est de cette façon qu'il apprit que le père de l'enfant était parti sans se retourner et que sa mère s'était donné la mort à la vue de sa fille. Car Yu était un monstre. Sa mère, comme les villageois, était terrifiée par les yeux couleur de jade que l'enfant nouveau-né posait déjà sur le monde.
Dans un empire où les yeux noirs étaient tout ce que le peuple connaissait, avoir les yeux verts était synonyme de malheur et de malédiction. On avait donc affublé l'enfant d'un masque qu'elle ne devrait jamais retirer jusqu'à sa mort, sous peine de maudire ceux qui la côtoyaient.
Les moines et les moniales avaient ainsi accueilli l'enfant et l'avaient élevée, avec l'espoir qu'elle puisse vaincre la malédiction en dédiant sa vie aux dieux, en s'oubliant elle-même et ce qu'elle représentait. Néanmoins, il était rapidement devenu évident qu'elle ne pourrait pas mener cette vie. C'était une enfant joyeuse, pleine de vie, qui aimait chanter, danser, et courir pieds nus dans la forêt. Mais c'était une enfant maudite.
Non seulement elle n'avait pas sa place au monastère, mais elle n'en avait nulle part en ce monde. Pourtant, les moines aimaient tous cette enfant comme si elle était des leurs. Tôgo, chargé de son éducation, était le premier à l'admettre.
Après le petit-déjeuner, Yu du se retenir d'aider les moines à nettoyer et se tourna vers son précepteur. Elle avait appris très jeune à se prendre en charge elle-même et était devenue autonome très rapidement. Tant qu'elle n'entravait pas les activités du monastère, elle était presque libre de faire ce qu'elle voulait. Tôgo se contentait de lui dispenser une bonne éducation dont les leçons duraient une partie de l'après-midi.
— Bhikkhu, est-ce que je peux aller dans la forêt ?
— Bien sûr, petite fleur. Mais soit de retour avant le zénith, acquiesça le vieux moine.
La petite opina et repartit en courant. Ce faisant, elle se prit les pieds dans le bas de sa robe et trébucha dans la cour, s'étalant de tout son long. Ce genre d'incident arrivait plusieurs fois par jour... Tôgo se précipita pour lui venir en aide, mais elle s'était déjà relevée et courait vers la sortie en riant, comme si de rien n'était.
Yu trottina dans ces bois qu'elle connaissait bien. Lorsqu'elle repéra le sentier de mousse qui menait à sa petite clairière cachée, elle retira ses sandales de paille et se mit à danser pieds-nus en chantant. Autour d'elle, les oiseaux venaient se percher sur les branches basses des arbres, et les écureuils marchaient sans crainte dans ses pas.
Lorsqu'elle arriva dans la clairière, elle grimpa sur un petit rocher et se mit à danser et chanter de plus belle, ses longs cheveux noirs flottant autour d'elle comme une cape. Elle aimait chanter, elle aimait danser, elle aimait la vie. Et elle aimait les animaux et la forêt qui le lui rendaient bien. Elle avait conscience qu'ils aimaient l'écouter chanter et elle demandait toujours à porter des robes colorées, dans la mesure du possible, pour faire danser des arcs-en-ciel de couleur lorsqu'elle venait les voir.
Soudain, les oiseaux s'envolèrent dans un froissement d'ailes tandis que les biches détalaient et que les écureuils, eux, fuyaient vers les cimes des arbres pour se mettre à l'abri d'un danger dont eux seuls percevaient l'arrivée. Avant qu'elle n'ait le temps de comprendre, tous ses amis à quatre pattes, à poils ou à plumes, s'étaient évaporés dans la forêt, effrayés.
Perplexe, Yu s'arrêta de danser et de chanter, cherchant craintivement l'origine de cette retraite précipitée de son auditoire. C'est en se retournant qu'elle le vit ; quelqu'un venait par-là, certainement un chasseur. Il n'y avait que les chasseurs pour monter si haut dans les forêts qui entouraient le monastère. Effrayée à son tour, elle se laissa glisser à bas du rocher et voulut prendre la fuite.
— Attends ! cria une voix dans son dos.
Surprise, Yu sursauta et se retourna lentement, constatant alors que celui qu'elle avait pris pour un chasseur était en réalité un jeune garçon un peu plus âgé qu'elle. Il avait de petits yeux noirs et portait des vêtements sombres couverts de boue, de brindilles et de feuilles. Il en avait jusque dans ses cheveux ébouriffés dont le chignon n'était plus qu'un lointain souvenir, comme s'il avait rampé dans un étroit couloir végétal pour arriver jusque-là.
Dans son regard sombre, Yu remarqua sans peine sa surprise, égale à la sienne. Mais si elle n'était pas habituée à rencontrer des passants en dehors du monastère, elle ne comprenait pas pourquoi lui était pratiquement choqué par sa présence en ces lieux. C'était le seul endroit où elle se sentait réellement à sa place, le seul lieu auquel elle appartenait sans condition.
Au loin, des voix criaient. La petite fille discernait mal ce qu'elles disaient, mais elles faisaient battre son cœur un peu plus vite à mesure qu'elles se rapprochaient.
— Keishi ! entendit-elle enfin.
Ce fut comme un signal dans son esprit. Sans demander son reste, elle se détourna et s'enfuit en courant, abandonnant ses sandales derrière elle.
Le garçon eut le réflexe de tendre la main pour la retenir, mais n'eut pas le temps de faire un pas qu'elle avait disparu. Derrière lui, il entendait qu'on l'appelait, mais son esprit était entièrement focalisé sur la vision de cette fille qu'il avait entendue chanter et aperçue danser dans la lumière incertaine de l'aube. Une fille qui avait fui devant lui, portant le masque d'un dragon de jade.
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* ZhiLan se prononce "TcheLan" (prononciation chinoise)
*HuaYu se prononce "RouaYu" (prononciation chinoise)
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