66 - Le vainqueur (1/2)

— Tirez ! ordonna Keishi d'une voix si forte qu'il sembla que tout le palais l'avait entendu.

Il n'aimait pas les armes de distance, il préférait le corps-à-corps, le tranchant d'une épée mordant et déchirant les chairs, l'éclaboussant d'un sang carmin qui venait alors parachever son armure comme un ornement final des plus précieux. Pour autant, il n'était pas impulsif au point de dénier l'importance capitale des préliminaires à distance d'une bataille, qui pouvaient faire toute la différence entre perdre une guerre ou la gagner. Or, Keishi ne perdait jamais au jeu de la guerre. Il sacrifiait tout, mais il l'emportait toujours. Restait à savoir jusqu'à quel sacrifice il irait, cette nuit et dans les jours à venir, pour tenter d'inverser le cours d'une bataille qui s'annonçait de toute évidence fatale pour les Drakkoniens.

Tandis que son frère faisait les cent pas sur la muraille d'enceinte en aboyant des ordres relayés par des crieurs, Akio demeurait solidement campé sur ses jambes légèrement fléchies, son bouclier rond frappé du dragon bien accroché à son bras gauche. L'ennemi avait ouvert le feu en premier. Un déluge de flèches incandescentes s'était élevé dans le ciel, étoiles filantes dans la nuit obscure, pour retomber vers eux. Heureusement, seuls quelques projectiles avaient atteint leur position, ce qui signifiait qu'ils étaient encore trop loin pour mener l'attaque. À présent qu'ils avaient avancé leur ligne de tir, les Drakkoniens risquaient probablement de recevoir une deuxième volée qui ferait plus de dégâts. Cependant, Keishi ne semblait pas décidé à leur laisser le temps de jauger s'ils étaient suffisamment près ou non.

La salve de feu s'éleva des épaisses murailles de TianLong pour filer vers le manteau de velours nocturne, s'arcbouta sous la voûte céleste, avant de se laisser entraîner dans une chute mortelle en direction du sol, sans cible particulière. Pourtant, la plupart atteignirent leur but, embrasant parfois de petites formes qui se mirent alors à hurler et gesticuler indistinctement.

Un sourire froid agita brièvement le visage de l'empereur comme il constatait que ses hommes avaient la capacité de riposter.

— Khoomei est un imbécile sénile s'il croit pouvoir nous atteindre ici.

Un déclic se fit dans l'esprit d'Akio. Il venait de déceler une étincelle à peine dissimulée dans ces quelques mots prononcés par son frère ; il venait de comprendre une chose importante.

— Tu as planifié quelque chose, n'est-ce pas ? demanda-t-il, surpris malgré lui.

Le frère, qu'il avait loyalement servi toutes ces années aurait pensé à un subterfuge, une stratégie pour tromper l'ennemi et renverser la bataille. La folie que le prince avait perçue dans les yeux de Keishi lui avait fait oublier cela, lui avait fait croire qu'il ne restait plus la moindre parcelle de raison dans son esprit malade. Cependant, malgré la perte de Yu, l'empereur semblait en pleine possession de ses capacités stratégiques et militaires et de son sang-froid.

Avec une certaine admiration, Akio observa son aîné donner des ordres, et des serpents de feu apparaître en sifflant rageusement à travers des sillons sinueux dans la plaine environnante.

— Tu as utilisé la poudre mise au point par cet alchimiste fou ? s'enquit-il, aussi impressionné qu'ébahi.

Keishi ouvrit la bouche pour répondre mais des explosions successives illuminèrent brièvement la nuit comme des soleils nocturnes, faisant se lever des hurlements d'agonie. Le vent leur apporta, jusqu'aux murailles, l'odeur abjecte de la chair brûlée. Le prince du se couvrir le nez et la bouche pour échapper à la putrescence olfactive qui l'assaillait ; son frère, lui, sembla s'en accommoder.

— Cet alchimiste fou, comme tu dis, était un génie incompris. Nous avons creusé des fossés et les avons remplis de poudre noire tandis que tu croupissais dans ta geôle. Je savais que Masao te racontait tout ce que je décidais ou non de faire, mais il ne t'a dit que ce que je voulais bien te laisser croire.

Akio eut du mal à dissimuler sa surprise. Keishi avait-il feint la folie depuis le début, seulement pour le tromper, lui, en guise de représailles pour ce qu'il avait fait, pour la trahison dont il s'était rendu coupable ?

Comme s'il devinait le tourbillon de ses pensées, l'empereur expliqua tout en regardant ses ennemis brûler :

— Lorsque j'ai appris que Yu avait fui – qu'elle m'avait fui – je suis vraiment devenu fou. J'ai décapité Chiyo, l'une de ses dames de compagnie préférée qui avait pris sa place pour me dissimuler son absence. Je l'ai tuée dans sa chambre bleue du Pavillon d'Argent. Son sang était partout sur moi, sur mon esprit. J'aurais massacré le Palais, Drakkon tout entier, si quiconque m'avait approché à ce moment-là. Je l'ai traquée, tuant tous ceux qui se dressaient devant moi, même pour m'aider. Cela a duré des semaines. J'étais ivre de rage ; parce qu'elle avait fui de son plein gré, parce que cela prouvait qu'elle était malheureuse avec moi quand bien même j'étais parvenu à me convaincre du contraire, et parce que j'ignorais si elle allait bien. J'étais impuissant et je ne pouvais pas lui venir en aide.

Il serra le poing sur son jian à l'évocation de ces souvenirs douloureux. Pétrifié devant ces révélations, son jeune frère demeura muet.

— Puis, à mesure que le temps passait, que Yu demeurait introuvable, la folie s'est dissipée, ne laissant que l'amertume et le chagrin, le goût amer de l'échec et de la peur. J'avais peur pour elle, et c'était la première fois que je craignais autant pour la vie de quelqu'un.

— Pourtant, les gardes et les domestiques disaient tous que tu étais fou. Tout le monde te craignait et te craint encore, fit remarquer Akio, ébahi.

Keishi ne ricana pas, contrairement à ce qu'il attendait.

— Parce que malgré ma prise de conscience de ce qui m'arrivait, il était plus simple et moins douloureux pour moi de continuer à entretenir cette folie. Elle pourrait justifier tout ce que je décidais, tout ce que je faisais. J'ai alors mis une condamnation à mort sur ta tête si on te ramenait vivant lorsque j'ai appris que tu avais fait demi-tour avant d'avoir assassiné la fille de Khoomei. Toi seul pouvais retrouver Yu. Peut-être même savais-tu où elle se cachait. Masao est monté jusqu'à ZhiLan, mais elle avait été assez intelligente pour ne pas s'y rendre ; où ne pas y être restée.

L'empereur se tourna à demi vers son cadet médusé, une expression grave sur le visage.

— Peu m'importait ta trahison, en réalité ; je t'avais trahi le premier. Je ne te demanderais pas de me pardonner, parce que si c'était à faire je recommencerais sans un seul regret ni remord. Mais tu es de mon sang, mon frère, mon héritier, un Fils du Dragon. Malgré la jalousie que je te porte, je ne peux laisser Drakkon à personne d'autre que toi.

Les pensées d'Akio étaient en déroute, son esprit noyé dans le chaos : tout comme l'usurpation du trône par Keizo l'Ancien, le jeu de Keishi n'avait été qu'une mascarade. Une mascarade qui leur coûterait certainement leur tête, ainsi que Drakkon.

Tout cela pour l'amour d'une femme.

Jusqu'où le Dragon était-il prêt à détruire son propre empire pour faire payer aux deux frères la traîtrise de leur ancêtre ?

— Mais... pourquoi... Pourquoi m'avoir fait croire à tout ceci, à cette illusion, me convaincre que tu étais devenu fou et laisser Masao entretenir le mensonge en sollicitant mon aide pour défendre TianLong contre les Echtrosiens ?

Ce point n'avait aucun sens à ses yeux.

Une étincelle brilla dans le regard de Keishi.

— Il y a quelques années, Père m'a laissé penser qu'il était devenu fou, que l'empire reposait à présent sur mes épaules, sans quoi il s'effondrerait, serait écartelé, se déliterait.

La réponse s'imposa alors à Akio comme une évidence.

— C'était un test, un rite de passage pour le trône de Drakkon ? s'enquit-il, abasourdi.

— Je ne doute pas que tu aies les épaules pour assumer le rôle de l'empereur, acquiesça Keishi. Je te connais mieux que quiconque, petit frère. Cependant, je me devais de t'initier à ceci car cela fait des siècles que les hommes de notre famille ont assuré la continuité du pouvoir de cette façon.

— Alors tu penses mourir ce soir, ou dans les jours à venir ? Tu oublies que si tu meurs, il y a de grandes probabilités pour que je subisse le même sort, le contra le plus jeune, ne sachant plus quoi penser. À quoi tout ceci aura-t-il servit, alors ?

Cette fois, Keishi ricana. Il aimait se moquer des esclaves, des domestiques, des courtisans aussi, ainsi que du hasard.

— Des probabilités, petit frère. Des probabilités. Je n'ai pas l'intention de mourir. Et la possibilité que tu me survives n'est pas nulle. Je fais simplement ce que tout empereur ferait dans cette situation : j'assure l'avenir si l'avenir à encore une chance d'exister pour nous.

Tout allait trop vite. Akio n'arrivait plus à suivre jusqu'où Keishi avait joué – jouait – la comédie. À quel point pouvait-il le croire sur parole ? Pourtant, il semblait bel et bien lucide. Les yeux d'obsidienne qui le fixaient étaient clairs et intelligents, pragmatiques. Il avait toute sa raison.

— Et Yu, dans tout cela ? Est-elle vraiment...

Il ne put se résoudre à prononcer le mot suivant, cela l'aurait rendu trop réel et douloureux.

— Elle était libre et bien vivante lorsque je l'ai quittée il y a quelques semaines.

Un frisson secoua Keishi, de mauvais augure, et sa voix se teinta d'une douleur qui à présent, son frère en prenait conscience, n'était pas feinte :

— Les quelques soldats partis à l'Est qui ont survécu à l'avancée de l'armée Ecthrosienne sont formels : Khoomei avait une femme masquée en otage et elle a été décapitée.

— Pourquoi ne serait-elle pas une fausse doublure ? se rebella Akio, plein d'espoir.

— Parce que les soldats se souviennent que son masque est tombé quand sa tête a roulé dans la poussière, et que ses yeux étaient verts.

Pour la seconde fois, le jeune prince eut l'impression qu'on le poignardait en plein cœur. Une douleur nette et acérée, vivace. Une plaie béante et sanguinolente. Tout son corps devint un bloc de douleur et son sang se glaça. Impossible de renier les informations rapportées par ces soldats : Yu était la seule créature aux yeux verts de tout l'empire. Et même si les survivants ignoraient qu'il s'agissait de l'impératrice qu'ils cherchaient, ils n'avaient aucune raison de cacher qu'ils avaient vu une sorcière – un monstre – être décapité devant eux. Keishi et Akio étaient les seuls à pouvoir deviner l'identité réelle de cette femme dont le corps pourrissait à présent dans un fossé, à la merci des corbeaux et des loups.

Pour un moment, ils partagèrent leur perte dans un instant de silence adressé aux dieux. Le deuil viendrait plus tard. Pour le moment, les dieux devaient focaliser leur attention sur la guerre dont ils leur demandaient de sortir vainqueurs.

Puis, lorsque la poudre eut entièrement brûlé, que les explosions s'espacèrent puis cessèrent complètement, que seuls les hurlements des hommes rôtissant dans leurs armures déchirèrent le silence de la nuit, et que seul le feu persista, alors la bataille reprit. L'échange de flèches enflammées se poursuivit, alourdissant les pertes des deux côtés tandis que la ligne ecthrosienne se rapprochait un peu plus à chaque slave. Lorsqu'ils furent aux pieds des murailles, leur supériorité numérique fut si clairement évidente que chaque Drakkonien reconnut la défaite en son for intérieur. La même question se grava alors dans les esprits, puisque tout n'était plus qu'une question de temps : quand ? Quand seraient-ils submergés et la cité devenue indéfendable ? Chacun fut surpris de voir le soleil se lever, puis se coucher à nouveau, la nuit s'étirer et l'aube poindre une nouvelle fois.

Les Drakkoniens parvinrent à défendre leur capitale huit jours durant. Cependant, la neuvième nuit, la Porte de la Tortue céda et l'armée de Khoomei se répandit dans la cité comme une fourmilière en émoi. Keishi, Akio et ce qu'il restait de leurs soldats se retranchèrent derrière les murailles du Palais du Dragon tandis que tout le petit monde, qui avait toujours vécu ici en paix et en sécurité, s'affolait en désordre dans le chaos de la guerre.

— Si seulement nous pouvions atteindre ce vieux serpent de Khoomei, déplora Keishi en grinçant des dents, l'armure maculée de sang et le souffle court.

À côté de lui, Akio finissait de nouer en hâte un bandage de fortune au bras du seigneur Chûgo.

— Pour cela, encore faudrait-il qu'il soit en vue. Il n'a pas mis un pied sur-le-champ de bataille. Il doit être à l'arrière de son armée, bien à l'abri, en sécurité, à contempler notre déchéance.

— Nous ne sommes pas déchus, contra Masao en arrivant, une partie du visage couverte de son propre sang qui s'écoulait d'une blessure à l'arcade sourcilière. Nous gagnons du temps pour les armées des seigneurs Nariaki, Satomi et Kiminari. Nous leur donnons le temps qui leur manque pour nous rejoindre.

Keishi lui lança un regard résigné.

— Je crains qu'il n'y ait plus aucun secours à attendre de nos armées. Khoomei savait qu'en nous attaquant il s'exposait au risque plus qu'évident de la défaite. À moins de s'en prendre séparément à nos armées pour être certain de sa victoire. Je crains donc que nous ne soyons la dernière ligne de défense de Drakkon encore en vie.

Il y eut un silence glacial, puis chacun retourna à son poste, contribuer à la vaine résistance qui s'affaiblissait de jour en jour. Ils ne tiendraient plus très longtemps.

Deux jours plus tard, la porte principale du mur d'enceinte du palais cédait pour laisser entrer les premières lignes ecthrosiennes. Ils étaient si nombreux, et les survivants Drakkoniens si peu, fatigués, désespérés, déjà vaincus. Seuls les Fils du Ciel et les plus hauts gradés semblaient résolus à une lueur d'espoir, même dérisoire dans ce carnage, qu'ils puissent l'emporter car les dieux veillaient sur eux : ils étaient encore en vie. Le seigneur Chûgo avait perdu la vie, le général Masao avait été sévèrement blessé à la jambe, mais Keishi et Akio se battaient comme des dragons, intouchables. Les autres seigneurs des portes étaient encore en vie, eux aussi, défendant leurs fonctions et leurs convictions avec autant d'ardeur et d'acharnement que leurs seigneurs suprêmes. Cependant, le plus gros de leurs soldats gisaient dans des marres de sang, gémissants, éventrés pour certains, décapités pour d'autres, déserté par la vie même. Tous les soldats Ecthrosiens ne se donnaient plus la peine de se battre ; certains se contentaient de regarder en encourageant leurs camarades qui s'amusaient davantage à effrayer les soldats Drakkoniens pour mieux les faire souffrir, plutôt que de les achever rapidement pour en finir avec la prise de TianLong.

Tous le savaient à présent, la guerre prendrait fin dans la journée.

Ecthros avait gagné.

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