61 - Les seigneurs de l'Est (1/2)

Quitter Dang'An au beau milieu de la nuit n'aurait pas dû être une mince affaire, cependant l'agitation qui animait la cité leur permit de quitter les lieux sans difficulté, et de s'évaporer dans la nuit comme des fantômes. Personne ne s'ému de voir ce groupe de pèlerins partir les jambes à leur cou, puisque l'attention générale était tournée vers GuoLiang et les présages de guerre. Après tout, la forteresse n'avait pas pris feu toute seule. Les soldats eux aussi parlaient déjà de batailles et réclamaient vengeance. Ils réclamaient déjà, avec avidité, tels des monstres affamés, le fer et le sang.

Yu se retourna pour la première fois depuis leur départ de Dang'An.

Sans verser dans les sentiments ni dans l'excès, Akio était parti en chevauchant à bride abattue sur la route de GuoLiang. Il ne s'était pas retourné ; elle non plus. Chacun avait une mission primordiale à accomplir, leurs chemins s'étaient séparés. Une question de vie ou de mort, et cette fois ce n'était pas de leur propre sort dont il était question.

Au loin, Dang'An se noyait dans l'obscurité de la montagne. Le brasier de GuoLiang, tel une boule de feu à l'horizon lors de leur départ, avait lui aussi disparu. Rien ni personne d'autre dans les environs que les ténèbres et la nuit, que Wei repoussait tant bien que mal sur le chemin avec sa lanterne, à mesure qu'ils cheminaient.

Akio leur avait suggéré de voler des chevaux, si nécessaire. En temps ordinaire, l'idée elle-même aurait scandalisé la jeune femme. Néanmoins, l'urgence de sa mission lui ôtait à présent toute morale et tout remords. Si elle pouvait trouver un autre moyen, elle le privilégierait, mais elle ne reculerait pas devant le larcin. Pas en sachant que des milliers de vies étaient en jeu. Que la survie de son empire était en jeu.

Son empire. Y pensait-elle déjà comme lui appartenant, ou bien était-ce son sentiment d'appartenance à ce même empire qui lui procurait un tel sentiment de revendication ? Elle l'ignorait.

Yu se détourna pour regarder droit devant elle avec résolution, occultant tout ce qui avait pu précéder l'incendie de GuoLiang : le palais, la mise à mort, la fuite, Akio, ShunYuan. Sa priorité absolue était d'atteindre le seigneur Satomi et surtout, de le convaincre d'envoyer son armée séance tenante à TianLong. Les dieux seuls savaient jusqu'où l'armée Ecthrosienne s'était enfoncée dans les terres Drakkoniennes. Avaient-ils seulement encore le temps de faire quelque chose ? À ce stade, Akio serait bientôt le seul à connaître la réponse.

Il leur faudrait plus d'une semaine pour atteindre le seigneur de l'Est à cheval. À supposer qu'il accepte d'envoyer son armée et qu'elle soit déjà prête au combat afin qu'ils puissent partir dès le lendemain, il leur faudrait ensuite plusieurs semaines pour regagner TianLong. Ils n'atteindraient donc pas la capitale avant la prochaine lune. Les conditions rudes et difficiles de l'hiver n'aidant pas, la cité ne serait peut-être pas en vue avant la lune suivante, même.

Ce serait alors trop tard. Il n'y aurait plus rien à sauver.

— Faites que les seigneurs de l'Ouest, du Nord et du Sud soient prévenus rapidement et qu'ils puissent atteindre la capitale à temps..., murmura-t-elle pour elle-même.

Senlinn ne fit aucune remarque. Elle ne connaissait rien à la guerre. Pas plus que Kang et Wei, d'ailleurs.

Yu esquissa une grimace et se concentra sur le chemin bien faiblement éclairé en cette nuit si sombre pour Drakkon et pour eux. Tous les espoirs de l'empire reposaient sur ses épaules, d'une certaine façon. Sur ses épaules, sur la lettre de ShunYuan, et sur la mythique loyauté des seigneurs de l'Est. Si Akio s'était trompé sur ce point, alors la jeune femme ne pourrait pas obliger le seigneur Satomi à lever son armée avant l'arrivée d'un messager officiel. Dans cette hypothèse, TianLong ne serait plus qu'un tas de ruines.

À l'aube, la jeune femme ne put résister et se tourna avec angoisse vers le sud, vers les montagnes qu'elle ne pouvait pas même distinguer dans le lointain. Vers le sud, vers NanShan. Si le seigneur Rai se trouvait heureusement dans la capitale, ce n'était pas le cas des autres seigneurs provinciaux. Le seigneur Kiminari, de l'Ouest, se rendrait sans difficulté à TianLong, mais le seigneur Nariaki, du Sud, n'atteindrait pas la capitale avant l'arrivée d'Ecthros. Même le vieux Satomi arriverait avant lui.

Plus elle y songeait, plus la jeune femme réalisait qu'ils n'y arriveraient pas à temps. Ni Akio, ni elle, ni Keishi, ni les seigneurs provinciaux. Ils avaient été trop négligents, et Ecthros allait les écraser. Khoomei aurait sa revanche ; Keishi, Akio et elle seraient exécutés. Car Akio avait tort, Ecthros et Drakkon se détestaient trop pour que le vieux roi laisse quiconque de Drakkon s'assoir à nouveau sur le trône de l'empire. Elle n'aurait pas plus la vie sauve que les autres.

La jeune femme rumina ainsi tous les plus sombres scénarios durant tout le temps que dura le trajet jusqu'à QiAng, et jusqu'à ShaoDan, la cité seigneuriale de l'Est. Ils avaient finalement pu acheter des chevaux – ils n'en avaient volé que deux – et Yu ne cherchait plus à cacher son visage, et surtout ses yeux, derrière un masque ou un chapeau à large bord. Elle serrait toujours contre elle, coincée dans les plis de ses vêtements, la lettre de ShunYuan qui authentifiait son ascendance impériale. Son passe-droit. Sa légitimité à vivre et à diriger. Il n'y avait de toute façon personne pour se préoccuper d'eux, pas même les soldats impériaux qui semblaient avoir déserté la province.

Pourtant, en se présentant à ShaoDan, ils étaient attendus.

À l'approche de la cité, les voyageurs se firent plus nombreux, et leur attention à l'égard de leur groupe fut plus manifeste que sur les routes les jours précédents. Yu s'en inquiéta lorsqu'on commença à s'incliner à son passage. Avec angoisse, elle fixa les portes de ShaoDan qui se rapprochaient un peu plus à chaque foulée de son cheval. Elle le fit s'arrêter pratiquement dans l'embrasure, le cœur battant, lorsqu'elle réalisa qu'elle était attendue.

Huit cavaliers en armure noir et vert se tenaient symétriquement de chaque côté de la porte de la grande cité fortifiée, secondés par une vingtaine de fantassins armés de hallebardes. Ils se tenaient tous là, parfaitement alignés, sans manifester la moindre intention particulière à leur égard, comme si cela n'avait rien à voir avec eux. Yu se fit même l'effet d'un accueil digne d'un grand seigneur, mais avec une certaine discrétion. En effet, elle et ses compagnons semblaient être les seuls à avoir remarqué les soldats. Les badauds, eux, allaient et venaient comme si ces gardes faisaient partie du décor, qu'ils les côtoyaient ainsi au quotidien.

Pourtant, Yu le savait, ils étaient là pour elle.

Inquiète, elle jeta un regard en arrière à Senlinn, Wei et Kang, quêtant leur soutien. Son amie lui fit un discret signe de tête pour l'inciter à aller de l'avant. Ils ne pouvaient pas faire marche arrière dans la mesure où ils avaient fait tout ce chemin pour cela, pour rencontrer le seigneur Satomi, quelle que soit sa réaction à la demande qu'elle lui ferait. Cependant, honnêtement, elle ne s'attendait pas à être accueillie ainsi.

Était-ce en tant que Kōgō ou en tant que descendante de ShunYuan que le seigneur Satomi souhaitait la recevoir ?

La boule au ventre et la gorge nouée, Yu ordonna à son cheval de poursuivre et s'avança à travers cette haie d'honneur hors du commun. À peine avait-elle dépassé la moitié des troupes qu'un cavalier se matérialisa devant elle, portant l'armure de QiAng. Du haut de son cheval, il la salua d'une profonde révérence qui la troubla plus qu'elle ne le laissa paraître.

— Soyez la bienvenue à ShaoDan, illustre descendante du Dragon de Jade.

La lèvre de Yu trembla. Parce que la révélation était encore récente pour elle et que seuls Akio et les trois compagnons qui voyageaient avec elle étaient au courant, en plus des deux moines restés à Dang'An. Cela ne représentait que six personnes à l'échelle de tout un empire. Une proportion ridicule. Ce qui rendait cet accueil aussi mémorable qu'effrayant.

Ainsi, le seigneur Satomi savait qui elle était censée être. Mais savait-il qui elle était ?

— Vous savez qui je suis ? murmura-t-elle d'une voix mal assurée.

Le cavalier retira son heaume orné de deux plumes blanches et de crins de cheval verts. Son regard était aussi sombre que sa chevelure, autant qu'une nuit sans étoiles ; pourtant son visage était avenant. Il y avait même de la déférence dans ses yeux d'ébène.

Yu frissonna. Elle ne savait pas, en revanche, si cela relevait de la crainte ou de l'excitation. Toute cette histoire d'ascendance et de descendance prenait des proportions démesurées, et ce de façon très soudaine. Elle était venue à ShaoDan pour assumer sa véritable identité, néanmoins au fond elle n'y était pas préparée.

— J'ignore qui vous êtes, admis le cavalier avec un sourire en coin, mais je sais ce que vous êtes. Permettez-moi de me présenter : je suis le lieutenant Takeo, de l'armée de QiAng.

Bien qu'il fût juché sur le dos de son destrier, il s'inclina aussi bas que possible pour marquer sa déférence. La jeune femme n'eut rien le temps de prononcer, ni même de penser.

— Venez, Votre Majesté, le seigneur Satomi vous attend.

Il renfila son heaume à cimier et fit virevolter sa monture pour lui faire effectuer une volte-face. Après quoi, il s'avança dans la cité sans même s'assurer qu'elle le suivait. Avait-elle le choix ? Oui, elle avait choisi de venir ici, d'accepter ce qu'elle était.

Après une profonde inspiration, sans un regard à ses compagnons, elle lança sa monture à la suite du cavalier. Senlinn, Kang et Wei suivirent sans poser de question, dociles. Derrière eux, le cortège de cavaliers et de hallebardiers se referma pour marcher à leur suite d'un pas léger et discret.

Tandis qu'ils cheminaient vers l'imposant château qui se dressait dans les hauteurs de la vaste cité, les habitants remarquèrent enfin le cortège inhabituel. Tout d'abord ils commencèrent à suspendre leurs activités pour regarder avec curiosité. Puis on commença à murmurer, et enfin, rapidement, ils s'inclinèrent profondément sur leur passage, se jetant à genoux pour se prosterner le front dans la poussière.

Lorsqu'ils se présentèrent à la porte du domaine seigneurial, une foule impressionnante s'était massée pour apercevoir la jeune femme aux yeux de jade. Et dès qu'elle tourna la tête vers eux pour les observer, aussi gênée que profondément touchée, ils se prosternèrent comme un seul homme, ne laissant dans les environs que le silence de la révérence.

Yu fit arrêter son cheval au milieu de ces gens, réalisant une vérité simple et difficile à la fois. En QiAng – à ShaoDan surtout – les drakkoniens, à défaut de la connaître, savaient ce qu'elle était, et ils la respectaient pour cela et rien d'autre. Parce que ses yeux reflétaient l'essence d'un dragon qui avait autrefois mêlé son sang à celui des hommes et fondé un empire. Néanmoins, elle était née et avait grandi sous l'autorité du seigneur Nariaki, dans la province de NanShan, où elle avait été haïe et crainte tout le long de son existence à cause de ces mêmes yeux... Sa vie aurait pu être radicalement différente si elle avait vu le jour dans les environs de ShaoDan. Peut-être aurait-elle pris part à la rébellion du seigneur Satomi. Peut-être son père et son frère se seraient-ils battus contre Akio ; peut-être même les uns ou les autres se seraient-ils entretués. Elle n'en savait rien. Sa vie avait pris un tout autre tournant, et son histoire ne pouvait pas être réécrite.

Inspirant à nouveau avec force, elle poursuivit son avancée vers le destin que le dragon avait tracé pour elle bien des siècles avant sa venue au monde. S'il lui restait de la famille quelque part en ces terres, elle aurait la réponse à cet endroit, un jour peut-être, si Drakkon survivait à l'invasion.

Le cavalier leur ouvrit le chemin au-delà des portes du domaine seigneurial, les conduisant à travers une vaste cour qui rappelait à Yu celles de ZhiLan et de TianLong. Elle était vaste, impeccablement entretenue, ceinturée d'annexes au château parmi lesquelles les écuries et les quartiers des domestiques. Quant au château en lui-même, dressé sur une colline, surplombant ShaoDan, il était aussi majestueux qu'imposant, demeure seigneuriale de bois peint en blanc. Dans son écrin de verdure et de montagnes, il se dressait tel une lanterne céleste au milieu du paradis des dieux.

C'était donc ici que la jeune princesse Mio avait grandi, à l'abri des regards du reste de Drakkon, et surtout hors de portée et de connaissance de la traîtrise de Keizô l'Ancien.

L'émotion commença à gagner la jeune femme au moment où leur guide leur fit signe de mettre pied à terre. Qu'il lui reste une famille ou non, Yu était au moins certaine d'une chose : ses ancêtres avaient foulé ce sol, et il y avait fort à parier que Mio, et certainement la génération suivante au moins, ait vécu dans cet endroit. Cinq siècles plus tôt. Le fossé temporel qui la séparait des seuls parents de sang qu'elle connaissait était incommensurable. Pourtant, elle tâcha de faire bonne figure tandis qu'on s'emparait de son cheval pour le mener à l'écurie et que leur guide s'inclinait à nouveau devant elle pour l'inviter à le suivre.

Une armée de serviteurs les attendait à l'entrée du château, tous agenouillés sur le plancher de bois, le front au sol. Yu se revit à son arrivée au Pavillon Pourpre, fixant ces femmes de haute naissance, apprêtées comme des impératrices, aussi blanches, cruelles et dangereuses que des araignées des neiges. La comparaison la fit frissonner et le visage parfait et faux de Shizuka s'imposa dans son esprit, aussitôt remplacé par celui de Chiyo qu'elle avait défigurée avec de l'huile bouillante.

La jeune impératrice chassa de ses pensées tout ce qui avait trait au Palais du Dragon et aux horribles souvenirs qu'elle conservait du Pavillon d'Argent et du Pavillon Pourpre. Elle devait garder la tête sur les épaules et ne pas perdre de vue sa mission. Avec toute cette mise en scène, elle l'avait presque oubliée.

Le château était terriblement silencieux, sans un seul murmure de courtisans, sans aucun éclat de rire d'enfant ni ragots échangés dans les couloirs entre domestiques. Même les soldats ne faisaient pas remarquer leur présence à grands renforts de cliquetis d'armes et d'armures, ou d'éclats de voix bruyants et de rires grasseyants. Non, la demeure était silencieuse, parce que tous ses résidents avaient été appelés d'une façon ou d'une autre à participer à cette visite hors norme, du plus grand seigneur au plus vil esclave.

On proposa d'emmener ses compagnons dans le quartier des domestiques, mais Yu, surprise d'être consultée, insista fermement pour qu'ils restent près d'elle. Ils étaient ses derniers piliers si elle ne voulait pas s'effondrer face à tous ces bouleversements et ces changements. On lui demanda également si elle voulait se restaurer, prendre un bain, se changer, se reposer. C'était tellement nouveau pour elle ! Certes, en tant qu'impératrice on se pliait en quatre pour elle, cependant il ne s'agissait que d'un tout petit univers, un petit monde qu'elle connaissait et qui n'allait pas en dehors du Palais du Dragon. Ici, elle était à ShaoDan, dans une province où ils ne la connaissaient même pas. Pourtant, ils se montraient plus chaleureux et sincères que n'importe qui d'autre au palais.

— Je souhaite voir le seigneur Satomi au plus vite, c'est tout ce dont j'ai besoin, répondit-elle au cavalier qui les accompagnait toujours, son heaume sous le bras.

Il s'inclina légèrement. Yu se rendit compte qu'il était encore très jeune. Ils auraient presque pu grandir ensemble si elle était née entre ces murs.

— Le seigneur Satomi vous attend depuis longtemps, expliqua-t-il. Lorsqu'il a appris que vous étiez à ShaoDan, il a demandé que vous lui soyez présentée dès que vous seriez disposée à le faire. Venez, il vous attend.


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Avec mes excuses...

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