60 - L'embrasement (2/2)
Les murmures tirèrent Senlinn de son sommeil. Au palais, elle était habituée aux commérages, aux messes basses. C'était courant entre esclaves et domestiques. C'était une seconde nature chez eux. Un sixième sens qu'elle avait rapidement développé dès ses premières années de servitude. Aussi tendait-elle toujours l'oreille dès qu'un mot plus bas que l'autre était prononcé. Les empires prospéraient et s'effondraient parfois sur ces murmures, après tout. Le petit personnel des palais détenait autant de pouvoir sur un empire que l'empereur lui-même, seulement les domestiques en avaient rarement conscience.
Pelotonnée contre le large dos de Kang, l'Ecthrosienne remarqua aussitôt d'où provenaient les bruissements, à l'entrée. Deux traits de lumière blafarde découpaient les ombres de deux silhouettes que tout opposait, mais que Senlinn reconnut sans peine : Dame Yu et le prince Akio.
Intriguée, elle tendit l'oreille à leur insu, réalisant que même à voix basse, leur conversation était grave. S'était-il passé quelque chose tandis qu'elle dormait ?
— Que vas-tu faire, maintenant ? Où vas-tu aller ? Dans l'Est, chercher ta famille, ou affronter Keishi à TianLong ? demandait le prince.
— Je ne sais pas... Cela ne résout pas mon problème, répondit pensivement la jeune femme. Keishi ne me laissera pas vivre suffisamment longtemps, si je rentre, pour me permettre de lever le voile sur cette mascarade. Et je suis curieuse de découvrir si j'ai de la famille, cachée quelque part en QiAng. Peut-être un père, des frères et sœurs, des oncles et tantes...
Senlinn fronça les sourcils. Quelle mascarade ? De quelle famille Yu pouvait-elle bien être en train de parler ? Sa jeune maîtresse semblait incertaine, pleine de doutes à vrai dire, mais aussi d'une excitation sourde qu'elle paraissait ne pas savoir si elle devait l'exprimer ou la museler. C'était indéniable, ils avaient découvert quelque chose. Mais quoi ? Bhikkhu Dào serait-il venu leur apporter les documents ? Ce ne serait pas très étonnant qu'ils n'aient pas tenu à réveiller les domestiques pour les informer de leurs découvertes. Après tout ils n'étaient que cela, des domestiques. Des esclaves.
Tout de même, Senlinn était déçue. Elle avait été l'amie et la confidente de Yu pendant ces longs mois passés au palais, depuis que la jeune dame avait quitté le monastère de ZhiLan pour s'installer dans la capitale. Elle pensait qu'elle lui confiait tout, qu'elle n'avait aucun secret pour elle. Mais Yu prenait de l'assurance, et le retour d'Akio lui avait donné une autre personne à qui confier son cœur.
Avec un soupir de tristesse, elle fit abstraction de leur conversation et tenta de replonger dans le sommeil, trouvant le large dos de Kang plus réconfortant que jamais.
— Tout ce que je sais, se décida finalement Yu, c'est que je ferai tout mon possible pour vous protéger, toi et Keishi.
La découverte avait tellement sonné Akio qu'il avait momentanément oublié que son frère l'avait trahi en épousant la femme qu'il lui avait promise. Mais entendre Yu exprimer sa volonté de le défendre raviva sa fureur et sa colère à l'encontre de l'empereur.
Il serra les dents et les poings.
— Keishi n'a nullement besoin d'être protégé...
Il s'interrompit en fin de phrase pour jeter un œil à l'extérieur, les sourcils froncés. D'ailleurs, Yu elle aussi avait vu son attention attirée ailleurs. La grande forteresse se réveillait, néanmoins l'aube était encore loin. Des soldats commençaient à courir en tous sens, s'interpellant à grands cris. Les armures et les armes cliquetaient clairement dans l'air glacial de la montagne tandis que la neige assourdissait le moindre de leur pas.
Yu et Akio échangèrent un regard méfiant. Dào avait-il dévoilé leur secret ? Pourtant, ce n'était pas vers le temple que les gardes courraient au beau milieu de cette nuit obscure. Ils se dirigeaient à l'opposé, au nord-ouest, vers la porte.
— Il se passe quelque chose d'inhabituel, comprit le prince en bondissant sur ses pieds avec adresse. Réveille les autres.
La jeune femme fronça le nez. C'était la première fois qu'Akio lui donnait un ordre aussi direct, et après ce qu'ils venaient d'apprendre, c'était très insolent de sa part. En dépit de cette vérité mais elle était assez intelligente et réfléchie pour comprendre que la façon dont il avait parlé n'était qu'une réaction militaire défensive à une situation donnée. En l'occurrence, l'hypothèse d'un danger immédiat. Elle obtempéra donc sans protester.
Senlinn se redressa avant même que sa maîtresse ne l'ait rejointe. Elle ne pouvait lire l'inquiétude dans son regard masqué, mais ses gestes parlèrent pour elle.
— Il se passe quelque chose dehors. Il faut vous lever maintenant.
Bientôt, ils se retrouvèrent tous les six aux portes du temple, sondant l'obscurité à la recherche d'un indice sur ce qui se passait. Ils ne pouvaient prendre le risque de quitter le temple, sans quoi les soldats pourraient s'en prendre à eux.
Ils n'eurent pas à attendre très longtemps, car Dào lui-même revint vers eux. Il ne venait pas de la forteresse mais de la porte, signe qu'il avait vu ce qui se passait. Ses yeux ne mentirent pas, d'ailleurs, lorsqu'il se précipita sur eux avec affolement.
Il s'adressa aussitôt au prince, comme s'il était convaincu qu'il était directement concerné :
— C'est GuoLiang. La forteresse est en feu !
Le temps que le cœur du jeune homme manque un battement dans sa poitrine, il bondit dans la neige et s'élança en courant au nord-ouest. Il ne pourrait le croire que s'il le voyait de ses propres yeux, et pas avant.
Aussitôt, ils s'élancèrent à ses trousses, le cœur serré par l'angoisse et la peur. Une peur viscérale. Car GuoLiang était la plus grande forteresse gardant la frontière Ecthrosienne. Si le feu qui la dévorait était visible depuis Dang'An, alors cela signifiait que la citadelle n'était plus qu'un immense brasier.
Comment une telle chose était-elle possible ?
Yu se souvenait de la cité-garnison. C'était un endroit froid, inhospitalier, masculin, militaire. Mais les remparts et bâtiments de pierre faisaient leur office, remplissaient parfaitement leurs fonctions. Même la jeune femme avait compris l'importance et la toute-puissance de la cité. Alors elle non plus ne pouvait pas imaginer qu'elle puisse tomber.
À l'entrée de Dang'An, seul endroit où l'on pouvait apercevoir GuoLiang, une foule s'était massée, mélangeant moines et soldats sans distinction. Chacun jouait des coudes pour gravir les murailles de la porte et apercevoir le brasier dans le lointain. Malgré cela, Akio parvint à se frayer un chemin jusqu'à la meilleure position, et pu juger de ses propres yeux de l'embrasement d'une cité qu'il connaissait bien, le meilleur bastion de Drakkon contre Ecthros.
En feu. En cendre. En ruine.
Le jeune homme se figea d'horreur, sourd aux remarques acérées des soldats qui l'entouraient, réclamant vengeance pour la destruction de GuoLiang.
Mais vengeance contre qui ?
— Khoomei ! gronda Akio en fixant le brasier tandis que Yu parvenait enfin à le rejoindre grâce à Kang et Wei.
— Tu crois que c'est... Ecthros ? murmura craintivement la jeune femme.
Le prince acquiesça, les poings et la mâchoire serrés.
— Ce chien a dû découvrir la mission pour laquelle on m'a envoyé là-bas. Sa fille n'a jamais dû traverser la frontière. Et maintenant, il s'en prend à GuoLiang. Je crois bien que c'est une déclaration de guerre ouverte.
Lorsqu'il se tourna vers elle, Yu vit la fureur qui brûlait son regard d'obsidienne. Un instant, une fois n'est pas coutume, il lui rappela Keishi lors de ses accès de colère. Excepté qu'Akio maîtrisait la sienne. Elle était latente, comme de la braise sous la cendre.
Il l'obligea à s'éloigner de l'attroupement et à redescendre, ainsi que les trois domestiques, et ils s'isolèrent légèrement tout en gardant un œil sur la porte.
— Yu, je sais que tu voulais aller dans l'Est... Après ce qui vient de se passer, je ne peux que t'y encourager. Une fois de plus, QiAng et son seigneur protègeront le sang du dragon. C'est l'endroit le plus sûr pour toi. Si Khoomei nous déclare la guerre, il aura avec lui toute son armée et il marchera vers l'Ouest, sur TianLong. Il vaut mieux que toi et les autres vous partiez quérir la protection du seigneur Satomi. Il sera le dernier des seigneurs de Drakkon à partir en guerre, et certainement le dernier à pouvoir rallier la capitale à temps – si tant est qu'il y pervienne. Si tu emportes avec toi la lettre de ShunYuan, il te protègera.
Yu sentit une fois de plus ses repères vaciller.
— Et toi ?
— Ma conscience et mon honneur me poussent à aller à GuoLiang, pour essayer de savoir ce qui se passe, tenter de sauver ceux qui peuvent encore l'être. Peut-être y aura-t-il déjà des secours, auquel cas je chevaucherai directement jusqu'à TianLong pour mettre Keishi en garde. Si ce n'est pas déjà trop tard...
Comme Yu ne réagissait pas, sous le choc, le prince se tourna vers les trois domestiques.
— Vous devez partir dès cette nuit. Volez des cheveux s'il le faut, mais vous devez atteindre QiAng au plus vite et informer le seigneur Satomi de la situation. Yu doit rester là-bas aussi longtemps que durera la guerre.
Il se tourna à nouveau vers elle comme elle commençait à s'agiter et montrer des signes de désaccord, et ajouta d'une voix plus douce :
— Si Keishi et moi sommes tués, alors il sera temps pour toi de contrer les plans de Khoomei. Tu pourras alors décider d'imposer ton ascendance pour hériter du trône de Drakkon. Même vaincu, le peuple te suivra. Si Khoomei ignore que tu es déjà mariée à Keishi – raison pour laquelle sa fille n'a pas pu l'épouser – il est possible qu'il te laisse en paix. Avec un peu de chance, il pensera pouvoir te manipuler à sa guise pour garder la main mise sur l'empire. Tu seras alors en sécurité le temps de rendre la défense Drakkonienne imparable.
— Ou bien je serai une impératrice de Drakkon, aussi digne que celles qui m'ont précédées, et je m'arrangerais simplement pour le faire assassiner, d'une façon ou d'une autre, peu importe le temps que cela prendra. Je vengerais alors mon mari et l'homme que j'aime, ainsi que tous les Drakkoniens morts lors de la marche sanglante d'Ecthros sur TianLong.
Akio fronça les sourcils.
— Tu n'es pas une guerrière, Yu. Risquer ta vie pour des hommes qui sont déjà morts ne les fera pas revenir.
Elle se dégagea doucement mais fermement de sa main qui lui tenait le bras comme pour l'empêcher de commettre une erreur. Puis, elle le regarda dans les yeux avec défi, pour la toute première fois de sa vie. Elle n'avait plus peur de le regarder en face, désormais, pas plus qu'elle ne se sentait embarrassée. Elle ne risquait plus rien. Le ciel ne déchaînerait pas ses foudres sur elle, au contraire. Il la protégeait depuis le début.
— C'est là que tu te trompes, Akio, le contredit-elle avec un courage et une assurance qui les surprirent tous les deux. Cela, d'ailleurs, je le dois à Keishi. Il a toujours considéré les femmes comme pas moins que des guerrières en cas de nécessité. C'est dans cette idée qu'il a tenu à m'entraîner au maniement de la naginata. Je l'ai détesté pour cela de longues semaines. Des mois, même. Aujourd'hui je réalise à quel point il avait raison. S'il le faut, pour vaincre Ecthros, nous feront des femmes de cet empire des guerrières Drakkonniennes.
Il y eut un long silence. La jeune femme avait pris ses repères, gagné en assurance au fil du temps. Cela, Akio l'avait bien remarqué. À présent qu'il connaissait les véritables origines de Yu, cependant, il la voyait sous un jour nouveau. La créature incertaine – le monstre – cachée dans sa chrysalide pendant des années, sortait enfin de son carcan protecteur pour exposer sans crainte sa beauté et sa force au reste du monde. Yu était déjà impératrice, mais de part son mariage avec Keishi. Elle n'était impératrice de rien, au fond. Cette nuit, sous la lumière blafarde de la lune et le brasier de la guerre, elle était à nouveau impératrice. Impératrice de Drakkon, impératrice du Dragon de Jade. La vraie. La seule. Et elle ferait tout pour sauver cet empire.
Le jeune prince prit une profonde inspiration.
— Un messager partira de Dang'An au petit matin pour prévenir le seigneur Satomi de l'embrasement de GuoLiang, ainsi que les seigneurs Rai au Nord, Nariaki au Sud, Kiminari à l'Ouest. Et Keishi, à TianLong. Faute de preuves et d'ordres impériaux ou généraux cependant, le seigneur de l'Est ne lèvera pas le petit doigt. Le temps qu'un messager de guerre lui parvienne enfin, Khoomei aura mit la capitale à feu et à sang, et il ne restera plus rien que des cendres à son arrivée. C'est la raison pour laquelle tu dois te rendre toi-même à QiAng, pour l'informer de la situation.
La jeune femme l'écouta en silence. Elle avait cru toucher le fond, affronter les ténèbres de sa vie lorsque Keishi avait fait d'elle sa Kōgō à son détriment, dans son dos. Elle s'était trompée. Elle vivait ce soir les moments les plus sombres et les plus décisifs de sa vie, elle en avait pleinement conscience.
Akio poursuivit sur sa lancée, un air sinistre plaqué sur son visage délicat :
— Parce qu'à défaut d'instructions de l'empereur ou de ses généraux, Satomi t'obéira, à toi, Fille du Dragon. Si ses ancêtres ont transmis le secret de génération en génération, le seigneur Satomi saura, dès qu'il te verra, à qui il a affaire. Alors, les ordres ou les imprécations de Keishi auront bien peu d'importance. Il aura trouvé son maître. Si tu lui demandes de marcher tout de suite vers l'Ouest, sur TianLong, il le fera, sans protester, sans demander de compte. C'est la seule chance qu'il nous reste de sauver Drakkon. L'empire est fort d'une toute puissante armée. Mais dispersée aux quatre coins de l'empire, elle ne représente plus une menace pour personne.
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