6 - La décision (2/2)
Comme dans un rêve irrationnel, la jeune femme vit le prince descendre du rocher, mettre un genou en terre, baisser la tête, tendre les mains devant lui en joignant son poing dans sa paume en signe de salut, avec le plus grand respect.
— Je vous en prie. Je serais plus qu'honoré si vous acceptiez de venir vivre avec moi au palais impérial.
Horrifiée de le voir ainsi se mettre à genoux devant elle dans une telle posture de soumission, Yu se laissa brutalement tomber du rocher pour se prosterner devant lui aussi bas que possible, le front dans la mousse. Jamais un prince ne devrait avoir à se prosterner de la sorte, encore moins devant une créature maudite comme elle.
— Votre Altesse me fait trop d'honneurs... Je risquerai de... de..., bafouilla-t-elle. Je ne veux pas... par ma faute... l'empire... maudit...
Elle en perdait ses mots, submergée par l'émotion. Aussi préféra-t-elle se taire. Comment avait-elle pu à ce point attirer l'attention sur elle ? Au point que le prince insiste pour la rencontrer et faire connaissance avec elle, pour finalement l'emmener au palais ? C'était insensé.
Akio laissa ses bras retomber le long de son corps, mais il garda sa position et, une fois encore, ne résista pas au besoin de la toucher afin de l'obliger à se redresser. Elle tressaillit à ce contact chaud et tellement stimulant. Lorsqu'il la touchait, son sang se mettait à bouillir et elle souhaitait qu'il ne la lâchât jamais. C'était tout à fait irrationnel, non ? Elle, une âme maudite du bas peuple, et lui, le prince céleste, héritier du dragon...
— Dame HuaYu, j'ai dit à votre précepteur que si la vie du palais ne vous convenait pas vous étiez libre de partir, et que je vous ramènerai moi-même chez vous. Vous seriez libre, là-bas, je vous le promets.
Yu était en proie à la confusion. Jamais elle n'avait eu à faire un tel choix. Sa vie au monastère était simple, elle n'avait pas à choisir. La vie s'y déroulait d'une certaine façon et Tôgo décidait. Les autres n'avaient pas à décider. Elle était libre ici, en un sens. Elle n'avait qu'à disparaître aussi longtemps que possible et réapparaître pour les repas. Elle n'avait qu'à mourir et le monde se porterait mieux. C'était cela, sa vie au monastère. À quoi ressemblerait sa vie au palais, si elle décidait de suivre le prince ?
Les yeux baissés sur ses mains posées sagement sur ses genoux, la jeune femme était tiraillée entre deux sentiments contradictoires. D'un côté résidait la sécurité du foyer, l'environnement connu et l'affection qu'elle éprouvait pour les moines du monastère qui toléraient toujours ses erreurs et, surtout, son existence. De l'autre, il y avait le prince, le renouveau, l'inconnu, la curiosité, et des sentiments beaucoup plus profonds et passionnés qui la dépassaient complètement.
Akio sourit légèrement, mais il était nerveux en réalité.
— Je suis navré de devoir vous presser, mais si vous acceptez de venir avec moi, nous partons au lever du soleil. Je n'ai donc pas de temps à perdre pour organiser un moyen de transport pour vous si vous décidez finalement de m'accompagner.
Les mains de Yu tremblèrent sur ses genoux et des larmes lui brûlèrent les yeux. Elle avait pris sa décision, la plus difficile qui fut. Cependant, c'était ce qu'il y avait de mieux à faire, elle en avait conscience.
— Prince Akio... Je suis tellement honorée par votre requête, et pour l'attention que vous m'avez portée. Mais je... je me dois de refuser. Ma place est ici, même si elle ne l'est pas vraiment non plus. Il n'y a pas de place pour les êtres tels que moi dans l'empire de Drakkon. Je n'aurais jamais dû venir au monde, et à défaut, je dois demeurer là où les moines pourront purifier les souillures laissées par mon existence.
Cette réponse inattendue laissa le prince bouche bée et muet pour un moment. On ne lui refusait jamais rien. Jamais. Mais on ne lui parlait jamais non plus avec tant d'effronterie et de franchise, et on ne lui désobéissait pas. Or, toutes ces choses qu'il avait prises pour acquises jusque-là avaient été mises à mal le peu de temps qu'il avait passé au monastère de ZhiLan. Pouvait-il blâmer Tôgo et Yu pour cela ? Non, car c'était lui qui était venu interférer dans leur vie.
Malgré cela, il devait l'avouer, cela faisait mal. Très mal. C'était une douleur lourde et sourde dans la poitrine, comme un fardeau. Était-ce donc cela d'éprouver le sentiment d'avoir été éconduit et rejeté ?
— Je comprends, assura-t-il malgré son malaise. Pourriez-vous m'accorder une autre faveur, en échange ?
— Tout ce que Votre Altesse voudra, souffla Yu, embarrassée, les yeux toujours baissés.
Son cœur était aussi douloureux que celui du prince, mais elle allait devoir apprendre à vivre avec, car elle avait fait son choix.
— J'aimerais que vous me montriez vos yeux, une dernière fois, avant que je m'en aille.
C'était encore un caprice de prince, mais contrairement à la veille, Yu n'avait pas l'intention de s'y opposer. Si c'était là tout ce qu'elle pouvait faire pour pardonner son choix égoïste, elle le ferait. Tôgo pourrait le purifier une dernière fois avant son départ pour la capitale.
— Puis-je vous faire une demande, Votre Altesse ? demanda-t-elle avant de retirer son masque.
Akio s'assit plus confortablement dans la mousse, en tailleur, ses genoux pratiquement de chaque côté de ceux de la jeune femme. Il était terriblement près d'elle.
— Bien entendu. Qu'y a-t-il ?
— Lorsque vous aurez vu mes yeux... pourrez-vous partir... et ne jamais vous retourner avant que vous n'ayez quitté ZhiLan ?
C'était une requête égoïste, mais Yu ne voulait pas flancher, ni faire faire au prince un geste qu'il regretterait par la suite. Si elle l'avait suivi, qu'aurait pensé la Cour de sa présence au palais ? Et qu'aurait dit l'empereur ? Elle, une créature maudite, invitée d'honneur du palais impérial, demeure éternelle des descendants du dragon céleste... Le prince pouvait être sévèrement puni pour une telle violation des lois sacrées des dieux.
Oui, les dieux voulaient qu'elle reste à ZhiLan pour expier ses péchés jusqu'à sa mort. Peut-être même une seule vie ne suffirait-elle pas à tout pardonner.
Cette demande étonna Akio, mais il pouvait comprendre les motivations de la jeune femme.
— Je vous le promets, Dame HuaYu. Tant que vous ne me demandez pas de vous oublier... J'en serai incapable.
Yu se mordit la lèvre. Puis, elle souffla profondément pour se donner du courage, et fixa son regard sur le prince tandis qu'elle dénouait les liens de son masque. Lorsqu'il tomba sur ses genoux, elle ne ferma pas les yeux comme la veille, ni ne baissa la tête. Dans ce moment étrange de concessions de part et d'autres, le temps se suspendit.
Akio n'en finissait pas d'être émerveillé par la couleur de ces yeux. Selon lui, avoir un tel regard, couleur du jade le plus précieux, ne voulait dire qu'une seule chose : qu'au contraire de sa malédiction, Yu était bénie des dieux. Mais les gens du peuple étaient si superstitieux... Cela leur indifférait de détruire toute une vie avec leurs croyances idiotes. Dans le cas présent, cela rendait malade le jeune prince. Mais qu'y pouvait-il ?
— Merci, murmura-t-il.
Rapidement, Yu remit son masque et détourna la tête, attendant à présent qu'il s'en aille. Ce qu'il fit. Et il tint promesse. Il ne se retourna pas avant d'avoir franchi les portes du monastère, son armée dans son sillage.
La jeune femme revint à ZhiLan après avoir séché ses pleurs. Elle y entra sans chercher à se faire discrète puisque cela n'avait plus lieu d'être. L'armée était partie. Aussi croisa-t-elle Tôgo dans la cour, et son cœur s'effondra en miettes à ses pieds. Elle se jeta dans ses bras, ce qui ne lui arrivait guère souvent.
— Bhikkhu ! Pourquoi est-ce si difficile de le laisser partir sans moi ? sanglota-t-elle. Pourquoi ? Qu'a-t-il que les autres n'ont pas ?
Le vieux moine lui caressa doucement le dos pour la réconforter, lui parlant d'une voix calme pour l'apaiser.
— Je comprends ce qui te tourmente, petite fleur. Je comprends aussi ce qui a motivé ta décision de rester. Tu fais toujours passer le bien des autres avant le tien, et c'est honorable de ta part. Je suis fier de toi comme si tu étais de mon propre sang. Mais cette fois, peut-être, j'aurais préféré que tu te montres plus égoïste.
Yu releva sa tête masquée vers lui, incertaine de comprendre où il voulait en venir.
— Tu ne peux pas vivre ta vie entière de la sorte quand le prince lui-même a bouleversé ton existence. Si rien n'était arrivé... peut-être. Mais c'est arrivé, et tu ne pourras plus subsister ici comme avant. Dorénavant, tu vivras sans cesse, certains jours, avec le regret de ne pas avoir saisi la main qu'il te tendait.
— Vous auriez préféré... que je parte ? articula-t-elle difficilement, stupéfaite.
— Pour le bien des autres, et pour m'épargner la douleur de me séparer de toi, non. Je suis vieux et j'ai dédié ma vie aux dieux, mais je ne suis pas stupide. Ce prince s'intéresse à toi pour ce que tu es. Il ne voit pas le mal qu'il y a en toi, il ne voit que la lumière. Je ne suis pas certain que tu puisses à nouveau rencontrer quelqu'un comme lui dans cette vie. Ni dans la suivante, par ailleurs. Cet homme-là, les dieux seuls savent pourquoi, passe outre ta malédiction. Si quelqu'un en ce monde peut t'offrir quelque chose de bon, c'est bien lui.
Il s'interrompit et lui sourit tendrement.
— Vis, Yu. Surtout vis. De tout ton cœur, de toute ton âme. Et aime. Aime ce monde, les dieux, l'empire, et l'homme que tu auras toi-même choisis. Ta place n'est pas dans ce monastère et tu le sais aussi bien que nous tous. Ton enfance est finie, petite fleur. Tu ne nous dois plus rien.
Le cœur battant de la jeune femme se contracta douloureusement. Elle regarda vers le village en contrebas, abattue.
— Mais c'est trop tard. Le prince est parti, et son armée avec lui.
Tôgo ouvrit la bouche pour parler, mais le hennissement d'un cheval l'interrompit, attirant son attention et celle de la jeune femme. Dans l'encadrement de la porte du monastère, la lumière du soleil levant dans le dos, un cheval et son cavalier se tenaient fièrement. Yu reconnut aussitôt le prince Akio, le toupet de crins rouges sur son casque et ses plumes blanches s'agitant dans le vent du matin.
Sans s'en rendre compte, elle se mit à courir vers lui et il mit pied à terre pour venir à sa rencontre. Cette fois, à son plus grand bonheur, elle ne tomba pas dans sa course. Était-ce un signe miséricordieux des dieux ?
— Vous aviez promis de ne pas vous retourner, lui rappela-t-elle lorsqu'ils se rejoignirent.
Il eut un sourire malicieux.
— J'avais promis de ne pas me retourner avant d'avoir quitté le monastère, corrigea-t-il. Alors je suis parti, pour mieux pouvoir revenir. Je suis venu vous le demander une dernière fois : voulez-vous m'accompagner au palais ?
Sans comprendre pourquoi le fait qu'il soit revenu pour elle – juste pour elle – lui emplissait le cœur d'euphorie, elle opina, submergée de gratitude.
— Il y a encore beaucoup de choses que j'ignore, mais je veux les apprendre avec vous, répondit-elle. Si vous le voulez bien, Votre Altesse.
— Alors je vous les apprendrai.
Tôgo s'approcha doucement. Il tendit la main à Yu pour s'emparer de son erhu et l'envelopper délicatement dans l'un de ses multiples kesa dont il se sépara de bonne grâce comme un cadeau d'adieu, avant de confectionner un petit sac de voyage avec.
Il le tendit à Yu qui le passa en bandoulière, émue.
— N'oublie pas d'où tu viens, petite fleur. Nous serons toujours heureux de t'accueillir en ces lieux. N'oublie pas que, quelles que soient les difficultés, tu auras toujours la place de ton enfance parmi nous.
Tremblante, Yu serra le moine contre son cœur de toutes ses forces. Puis, le prince Akio lui tendit la main pour l'aider à monter sur le dos du destrier noir. Il joignit les mains pour lui faire marchepieds tandis que Tôgo l'aidait de l'autre côté de l'animal. Après quoi, le jeune homme monta prestement en selle.
— Serrez bien vos bras autour de moi. Ne me lâchez pas. S'il y a quoi que ce soit, dites-le-moi.
— Merci...
Hésitante, elle passa ses bras autour de la taille du prince et appuya sa joue contre son dos. Elle sentit aussitôt la satisfaction et le contentement du jeune homme, et son propre cœur s'emplit de joie.
Lorsque le cheval s'élança pour quitter le monastère, Yu jeta un coup d'œil dans son dos. Tôgo lui faisait signe avec son éternel sourire bienveillant.
Elle laissait tout derrière elle, espérant que l'avenir promis par Akio serait fait de cette lumière que Tôgo disait que le prince avait vue en elle. Peut-être, effectivement, était-il le seul à pouvoir conjurer les ténèbres qui l'habitaient.
Néanmoins, la malédiction frapperait même le descendant du Dragon Céleste, un Fils du Ciel. Et malgré sa joie, Yu ne pouvait que craindre les conséquences d'un choix qu'elle avait finalement fait avec son cœur, au détriment de la raison.
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Allez zou, c'est parti, Yu est en route pour TianLong, la capitale ! Mais elle est loin de se douter de ce qui l'attend...
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