57 - ShunYuan (1/2)
500 ans plus tôt.
ShunYuan traversa le Palais du Dragon d'un pas pressé, la mine sombre, la main sur le pommeau de son jian, dont les ornements lui fouettaient le côté au rythme de son pas cadencé. Bien que pressé, il s'assura de donner l'air simplement affairé qu'il pouvait avoir parfois lorsqu'un sujet le préoccupait. Ce qui était le cas, néanmoins c'était ici bien plus grave que tout ce à quoi il avait été confronté jusqu'à présent.
Il gagna le Pavillon d'Or, ordonna qu'on ne le dérange sous aucun prétexte, et alla chercher lui-même ses parchemins, son pinceau et sa pierre à encre. Ses inquiétudes étaient peut-être infondées, auquel cas ce document n'aurait aucun sens ni aucune valeur, mais si ses craintes se révélaient correctes, il devait se prémunir contre la tempête qui s'apprêtait à secouer Drakkon jusque dans ses fondements.
L'une de ses filles, de faible constitution ce qui l'obligeait à demeurer enfermée la plupart du temps, était à la campagne dans l'Est avec sa nourrice. QiAng était réputée pour son air sain et ses sources d'eau vertueuses. La jeune fille y résidait à l'année, sous la protection du seigneur de l'Est, sans que quiconque n'en ait jamais été informé. À vrai dire, très peu de personnes connaissaient l'existence de cette enfant qui ne vivrait probablement pas assez longtemps pour atteindre l'âge adulte. L'empereur ne voyait donc aucune raison pour tout Drakkon de connaître son existence si elle ne jouerait aucun rôle dans son avenir.
ShunYuan voulait lui faire remettre une lettre, qui contiendrait une partie des choses que son père lui avait enseignées, qu'il tenait lui-même de son père, et de son père avant lui. Un savoir qu'il transmettait lui-même à ses enfants lorsqu'ils entraient dans l'adolescence, mais qu'il craignait à présent de ne jamais pouvoir transmettre à sa fille malade. Or, il était primordial à présent qu'elle apprenne qui elle était et d'où elle venait. Tout n'était plus qu'une question de temps.
Résolu, il commença sa lettre.
Tout d'abord, il évoqua le grand mythe fondateur de Drakkon, à savoir que le Dragon Céleste, pour mettre fin à la guerre des tribus nomades qui vivaient là auparavant, se présenta à eux dans toute sa fureur. Il érigea des montagnes colossales sous leurs yeux, creusa des rivières d'une simple griffe de ses serres, et fit siffler des bourrasques de vent d'un simple rugissement. Alors, les tribus se prosternèrent devant son pouvoir tout-puissant et le vénérèrent. Pour apaiser sa colère, ils lui offrirent alors une femme en sacrifice. Femme que le dragon trouva à son goût et fit sienne. Cette femme eut un fils, que les tribus promirent de vénérer comme leur empereur sur les terres que le dragon avait marquées de son incommensurable pouvoir. C'est ainsi que fut créé Drakkon. Lorsque l'enfant fut en âge de gouverner avec sagesse et que débuta cette puissante dynastie, le dragon retourna d'où il était venu, du royaume céleste des dieux. Son fils devint le premier Empereur Dragon, et fit ériger la grande capitale de TianLong, le « Dragon Céleste ».
Ces informations, pour commencer, étaient essentielles. C'était le plus important pour savoir qui était la famille impériale et d'où elle venait : du royaume céleste, du domaine des dieux. Le sang du Dragon coulait dans leurs veines, et cela leur donnait à la fois du pouvoir et la légitimité de gouverner un empire aussi vaste que Drakkon dont le nom évoquait directement la créature fondatrice.
Soudain, des coups francs frappés à la porte vinrent interrompre la concentration de ShunYuan. Contrarié, il reposa son pinceau, roula le parchemin à la hâte et le glissa dans un coffret laqué de noir et de pourpre.
— Qu'y a-t-il ? aboya l'empereur d'une voix sèche et mécontente. J'avais ordonné qu'on ne me dérange sous aucun prétexte !
La porte s'ouvrit pourtant, cédant le passage à un homme imposant à la chevelure grisonnante, au visage couturé de cicatrices, vêtu de l'armure noire et rouge de l'armée.
— Seigneur des Dix Mille Ans, le salua l'homme dans un rigoureux salut militaire. Pardonnez mon audace.
— Général Keizô, gronda le jeune empereur en colère, la main à nouveau posée sur le pommeau de son jian. Je pourrais te faire exécuter pour avoir désobéi ainsi à un ordre de ton empereur.
Il ne mettait que très rarement ce genre de menaces à exécution, mais le fait était que ce soir plus que jamais il était terriblement indisposé.
— Votre Majesté, il semblerait qu'une guerre civile ait éclaté dans la cité.
ShunYuan haussa un sourcil. Ce n'était qu'une demi-surprise. La tension qu'il sentait croître en lui depuis plusieurs jours n'était pas uniquement le fruit d'une paranoïa infondée. Il sentait un grand malheur approcher. Il savait que Drakkon en serait transfiguré. En réalité, depuis plusieurs jours, il rêvait de son Palais en ruine et de ses hommes en sang, ses enfants égorgés, ses soldats se retournant les uns contre les autres. Était-ce une mise en garde des dieux ? Ou bien de son ancêtre. Le sang du dragon coulait dans ses veines. C'était pour cette raison qu'il flairait le danger avant même qu'il ne survienne. Et ce soir, il était particulièrement omniprésent.
— C'est pour ce soir, lâcha-t-il simplement d'une voix lugubre, le regard sombre.
Le général le fixa un bref instant avec surprise.
— Ce soir ? Qu'est-ce qui est pour ce soir ?
— L'anéantissement de TianLong et de Drakkon tel que nous les connaissons aujourd'hui.
Le soldat ne feignit aucune surprise lorsque ses yeux s'écarquillèrent et que sa bouche se déforma légèrement dans une moue de terreur mal contenue.
— Vous savez... ce qui se passe.
ShunYuan se tourna vers lui pour le regarder dans les yeux. Aussitôt, le général les baissa. On ne regardait pas un Fils du Ciel dans les yeux, pas même un général comme lui.
— Je l'ignore, avoua l'empereur en toute franchise. Je sais seulement que ce qui doit advenir adviendra ce soir.
Quoi, il n'en savait rien, mais connaître l'échéance sans même connaître les raisons le contrariait et l'effrayait tout autant. Pour quels obscurs desseins les forces supérieures l'avaient-elles prévenu d'un grand malheur s'il ne savait même pas contre quoi il devait se préparer ?
Il se leva brusquement, abandonnant son bureau tel quel, et se hâta vers la porte, son général dans son sillage.
— Allons voir de quoi il retourne.
— Peut-être serait-il plus prudent de vous faire sortir de la ville, vous et vos enfants, avant qu'un regrettable incident ne survienne. Les rebelles ont commencé à brûler la ville.
— Non, s'ils ont décidé d'agir, alors il est déjà trop tard pour fuir la cité. Je crains que tous les accès au palais ne soient déjà surveillés. Je ne ferais que précipiter mes héritiers dans un piège. Et puis, ce n'est qu'un affrontement entre gens aux idées opposées. Le calme et l'ordre reviendront.
Même s'il craignait que ce ne soit bien plus grave que cela, il prit le parti de relativiser. Un chef de guerre ne s'avouait vaincu qu'une fois la bataille perdue. Or, il n'avait pas encore placé ses propres pions. Comment pouvait-il perdre avant d'avoir joué ?
— Fais quérir les généraux à la salle du Conseil, exigea l'empereur en pressant le pas.
— Ils sont déjà en route, Votre Majesté, l'informa Keizô l'Ancien.
— Si ces rebelles ne veulent rien entendre, je les ferais brûler moi-même dans les flammes de leur maudite rébellion. S'ils ne peuvent pas vivre sous le règne du Fils du Dragon, alors qu'ils brûlent par lui !
Son général se contenta d'opiner. À situation extrême, mesures extrêmes.
Les deux hommes entrèrent dans la salle du Conseil dans un grand fracas, les jian claquant contre les armures de cuir et de métal. Seul l'empereur en était encore dépourvu. Quant aux généraux, ils ne quittaient jamais la leur.
Sans tergiverser, ShunYuan se plaça à côté de son siège couvert de dorures et s'appuya sur la table en y posant ses deux mains bien à plat, défiant ses hommes de son regard perçant et vif.
— Est-ce que quelqu'un est capable de me dire « qui » et « comment » ?
Au premier tour de table, personne n'osa le défier, autant par crainte que par respect. Puis, l'un d'eux intervint :
— Seigneur des Dix Mille Ans, nos espions rapportent que le peuple a mal réagi à la nouvelle taxe imposée le mois précédent. Beaucoup ont des difficultés à payer et se voient contraints de céder le peu qui les fait vivre.
— Il faut bien payer l'armée. Il faut bien payer les gens comme vous, sans qui Drakkon aurait été envahi depuis bien longtemps. Le regard de nos voisins est braqué sur nous. Tels des rapaces ils attendent la moindre faiblesse de notre part pour fondre sur nous et disloquer notre empire. Qui suis-je, et qui sont-ils, si je ne peux pas leur imposer de taxes et eux les payer, pour préserver cet endroit où nous vivons en paix ? gronda l'empereur en tapant du poing sur la table. Ecthros commence à s'intéresser à nous pour de mauvaises raisons. Les tribus frontalières risquent de nous causer des ennuis si nous continuons ainsi à les laisser franchir nos frontières quand bon leur semble. La forteresse de GuoLiang et presque achevée et elle gardera le Nord de ces démons. Tout cela grâce aux taxes des Drakkonniens. Et ils seront bien aise de préserver leur quiétude quand cette forteresse et ces soldats leur auront épargné une mort douloureuse !
Autour de lui, les généraux marquèrent leur assentiment.
— Maintenant que vous êtes tous rassemblés, vous serez bien capables de trouver une solution pour éradiquer cette vermine, étouffer la les flammes de la révolte et punir les vrais coupables. Et faites-le bien, sinon ce pourrait être vos têtes qui tomberont. Je me moque bien de comment vous allez rétablir l'ordre et le calme. Du moment que vous le faites, je suis bien capable de fermer les yeux sur les moyens que vous emploierez, cette fois.
Sur ces mots, il quitta la salle d'un pas vif, sans se retourner, sans se préoccuper de savoir si le travail serait fait ni comment il le serait.
Ce soir, il n'avait pas la tête à diriger son empire avec compassion et miséricorde. Ce soir, il ne serait ni patient ni honorable. Il avait encore tant de choses à faire et le temps lui manquait terriblement. Car il le savait, il le sentait, c'était ce soir. Pour une fois, ses généraux pouvaient bien s'occuper seuls d'un simulacre de guerre civile. Lui-même avait trop à faire pour s'amuser à guerroyer parmi eux. Il aurait bien eu besoin d'un bain de sang pour apaiser ses nerfs, mais... il manquait trop de temps. Il devait en priorité songer à sa famille. Tant que les descendants du dragon survivaient, Drakkon survivrait également.
ShunYuan prit d'abord soin d'aller à la rencontre de ses enfants présents au palais. Deux de ses fils devaient être en ce moment même dans la cité, à se battre : Ren, et Jie. Quant aux trois autres, encore un peu jeunes pour occuper une fonction au sein de l'empire, ils coulaient des jours heureux et simples sous la protection de leur père. Ils n'étaient donc jamais bien loin des pavillons d'Or et d'Argent. L'impératrice était décédée quatre ans plus tôt en mettant au monde le plus jeune fils de l'empereur. Il n'avait donc sous son toit plus que son jeune fils de quatre ans et sa fille de quinze ans. La plus fragile, âgée de dix ans, était en quelque sorte en sécurité auprès du seigneur de QiAng.
Il trouva sans peine la nourrice de son jeune fils qu'elle s'apprêtait à aller coucher. En revanche, aucune trace de sa fille. On lui apprit qu'elle était certainement quelque part dans le palais avec ses dames de compagnies, cependant l'empereur n'était pas dupe. La rumeur courait que sa fille indisciplinée et immorale fricotait avec un jeune courtisan. Quand il mettrait la main sur l'insolent, il risquait d'avoir la main un peu leste.
— Rassemblez vos affaires et partez avec Song, ordonna ShunYuan à la nourrice. Une escorte va vous accompagner. Passez par la porte sud. Soyez discrète. Je me charge de Lien.
Il ne pouvait expliquer au regard terrifié et incrédule de la servante qu'il était incapable de lui donner une raison à son geste. Il était certain que les dieux guidaient sa main et sa bouche, et ce dans un but précis. Il craignait pour la survie de sa famille, et même s'ils avaient peu de chance de passer les murailles comme il le craignait, il n'avait d'autre choix que de tenter de les sauver malgré tout.
Quel que soit le danger qui planait sur le sang du dragon, l'empereur sentait dans chaque fibre de son être que leur survie était en péril. Ce soir. Il devait donc se hâter de trouver sa fille récalcitrante et finir sa lettre pour prévenir Mio, envoyée à QiAng, du danger qui planait sur elle.
Ce soir.
Cette voix dans sa tête, qui répétait inlassablement ces deux mêmes mots depuis le début de la journée, ne semblait pas provenir du monde des hommes. Elle avait quelque chose de trop puissant et de trop ancien pour n'être que l'une de ses propres pensées. Alors était-ce la voix du dragon, celle des dieux, ou plus follement son imagination ? ShunYuan l'ignorait, mais une colère sourde et une anxiété vivace nouaient de plus en plus une boule dans son ventre, lourde à porter. Tout devenait urgent, pressant, irrévocable.
Ce soir.
Il ne savait pas ce qui l'attendait ce soir, mais il se passerait quelque chose de terrible. Plus terrible encore qu'une guerre civile. Et il ne pouvait vaincre une menace qu'il ne pouvait pas appréhender. Il aurait tué des hommes à mains nues, mais comment se battre et se défendre contre un ennemi qu'on ne pouvait pas personnifier, sur lequel on ne pouvait pas mettre de mots, et encore moins de nom ?
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