56 - Les Archives Impériales (2/2)

Il prit un air embarrassé.

— Ces... documents sont un sujet très sensible. Pour être tout à fait honnête avec vous, ils ne sont même pas censés exister. Je les ai découverts en allant fouiller là où je n'aurais pas dû. Les transporter est donc délicat dans la mesure où je ne devrais pas être en leur possession et encore moins être au courant de leur existence. Je ne peux pas davantage vous faire pénétrer à l'intérieur de la bibliothèque sans risquer de nous faire prendre. Tout ce que je peux vous proposer, c'est d'attendre la nuit tombée. Hormis les gardes du rempart, il n'y a pas grand monde de réveillé ici à cette heure là. Les moines sont très vieux, pour la plupart, leurs yeux ne voient plus assez clair à la lumière des bougies pour leur permettre de lire.

Akio se tourna vers Yu pour quêter son opinion. Elle se contenta de donner son accord. Avaient-ils le choix ?

— Très bien, nous attendrons donc ici que vous veniez nous chercher cette nuit. Cependant, s'il vous venait à l'idée de nous trahir en divulguant notre présence ici, je ne donnerais pas cher de votre peau, ajouta Akio d'un regard noir et menaçant.

Dào comprenait les motivations du jeune homme, mais il ne put s'empêcher d'adresser une brève prière aux dieux pour le protéger du courroux de son prince et le garder sain et sauf.

Chan intervint :

— Puis-je vous suggérer que j'accompagne bhikkhu Dào jusqu'à ce soir, afin de repérer les lieux et de préparer votre escapade nocturne ? Si cela peut vous rassurer, bien entendu.

Akio ne quitta pas l'autre des yeux. Il avait confiance en Chan. Il avait suffisamment prouvé ces dernières semaines qu'il était là pour les aider, et il vouait une véritable et tendre amitié à Yu qu'il avait vu grandir toutes ces années. Il n'y avait donc aucune crainte à avoir de son côté. En revanche, il ne pourrait pas éprouver la même confiance à l'égard de Dào tant qu'il n'aurait pas prouvé lui-même sa loyauté.

— Nous avons confiance en vous, bhikkhu Chan, affirma Yu en agissant à son tour pour calmer Akio dont elle prit la main dans la sienne. Bhikkhu Dào, je suis convaincue que vous ne nous trahirez pas. Après tout, c'est bhikkhu Tôgo qui nous envoie ici. Si vous nous livrez, c'est donc lui que vous trahirez. Faites comme bon vous semble. Je veux seulement pouvoir consulter ces documents au plus vite. C'est important.

Dào jeta un furtif regard au prince qui, malgré son regard sombre et menaçant, n'avait pas de posture hostile à son encontre. Il relativisa donc, tout en gardant en mémoire l'intimidation. Il ne doutait pas de regretter un jour son geste s'il venait à trahir son prince et son impératrice.

— Bhikkhu Chan est libre de m'accompagner si tel est son choix. Je pourrai lui faire visiter la citadelle et sa bibliothèque. Après tout, à la connaissance des gardes, il est ici pour cela. Il serait plus suspect qu'il reste avec vous au lieu d'être en ma compagnie.

Ils convinrent donc de venir les chercher dès que la voie serait libre, à la tombée de la nuit, quand les habitants de Dang'An auraient pour la grande majorité rejoint leurs quartiers.

Le reste de la journée s'écoula comme une insupportable attente dont Yu craignit de ne jamais s'en remettre. Plus elle se rapprochait de l'instant fatidique où elle en apprendrait plus sur les gens comme elle, des êtres si différents des Drakkonniens ordinaires, plus elle craignait de découvrir une vérité trop terrible à admettre. Et si elle découvrait que ses ancêtres venaient d'au-delà de Drakkon ? Et si elle apprenait que ces yeux verts n'étaient que le fruit d'une expérimentation chamanique ou magique qui avait mal tourné ? Et si, comme on le lui avait martelé toutes ces années depuis l'enfance, elle était tout simplement la dernière dépositaire d'une très ancienne malédiction ?

Elle était encore en train de ruminer diverses hypothèses lorsque Chan et Dào réapparurent au beau milieu de la nuit, tandis que tout monde dormait. Senlinn, Kang et Wei s'étaient assoupis, et Akio veillait silencieusement près de la porte, son entraînement militaire l'ayant doté d'une parfaite vigilance.

— La voie est libre, murmura Chan à Akio.

Le prince se tourna vers la jeune femme, qui hésita un instant en contemplant les domestiques profondément endormis. Finalement, elle jugea qu'il valait mieux les laisser se reposer, et elle se glissa seule avec Akio, Chan et Dào, dans la sombre nuit.

La lune était invisible, probablement maquée par de lourds nuages car il neigeait. Leurs pas n'émettaient qu'un chuintement feutré, laissant dans leur sillage des marques qui ne tarderaient pas à disparaître sous le manteau neigeux. Heureusement, ils n'eurent pas à aller trop loin pour pénétrer dans le bâtiment principal, silencieux et désert à cette heure de la nuit. Seul bhikkhu Dào portait une lanterne dont il se servait pour éclairer leur chemin, tandis que les trois autres suivaient dans une demi-obscurité quasi impénétrable qui ne leur permettait pas d'observer ce qui les entourait ni de se repérer dans le dédale de couloirs que leur guide leur faisait traverser. Ils longèrent des allées sans fin d'étagères croulant sous des montagnes de parchemins d'âge vénérable, qui ne devaient pas voir la lumière du jour très souvent, autant par soucis de conservation que par intérêt.

Finalement, après ce qui leur parut une éternité, Dào s'arrêta aux pieds d'un imposant dais brodé des armoiries impériales : un dragon longiligne enroulé sur lui-même et dont la tête, au centre, les regardait bien en face, tenant dans une main le jian de la guerre, et dans l'autre, la perle de la sagesse et de la bonne fortune. Le dais était de soie jaune, comme Keishi en portait si souvent, et le dragon semblait brodé au fil d'or. Mais Dào ne parut même pas s'en émouvoir, contrairement à Yu et Akio. Il le contourna et disparut derrière. Il y avait là une porte coulissante si savamment dissimulée qu'elle se fondait dans le mur sans difficulté. Et derrière, un escalier taillé dans la roche descendait descendre dans les entrailles de la terre. Akio suivit Dào non sans une certaine appréhension, et Yu posa ses mains sur ses épaules pour s'assurer un appui tout le temps que durerait la descente. Chan fermait la marche, tâtonnant à chaque pas pour ne pas tomber, la lanterne étant trop faible pour apporter une quelconque lumière si loin de sa source. Ils arrivèrent alors dans une vaste salle creusée dans le roc, aux contours grossiers, saturée d'humidité, et aux parois couvertes de moisissures à certains endroits. Des coffres en bois rongés par les infiltrations d'eau pourrissaient dans des coins, tandis que des relents semblables à de la putréfaction saturaient l'air, le rendant irrespirable.

Yu porta instinctivement ses mains à son visage pour se boucher le nez, mais son masque l'en empêchait ; elle suffoquait.

— Quelle est cette odeur immonde ?

— Les cachots de Dang'An sont juste à côté, expliqua Dào en désignant la paroi orientée à l'Est. La roche est poreuse ici. Je pense que l'air circule à travers des fissures. Il y a bien longtemps que les cachots n'ont accueilli personne, mais l'air est tellement humide et si rarement rafraîchi que je crains que nous ne nous débarrassions jamais de cette odeur. Pardonnez-moi, Votre Majesté.

Yu eut un haut-le-corps et courut vomir dans un coin, tremblante. Akio lui massa doucement le dos en attendant que cela passe, impuissant à la soulager.

— Vous avez trouvé les documents ici ? s'enquit-il tandis que la jeune femme s'essuyait la bouche sur le revers de sa manche.

Dào opina. Il désigna un coffre éventré dont les entrailles se déversaient jusque sur le sol gorgé d'eau.

— Ces documents avaient été amenés ici de la bibliothèque impériale à l'époque de l'assassinat de l'empereur ShunYuan. J'ai retrouvé un ordre de destruction, mais pour une raison que je ne m'explique pas, ces documents ont simplement été abandonnés ici. Peut-être par manque de temps ou par négligence. Nous n'en savons rien. Cette période de l'histoire est encore très obscure, même aujourd'hui.

Il fit une brève pause, permettant à Yu de remettre son masque et de revenir vers eux.

— Pardonnez-moi...

— C'est à moi de m'excuser, Votre Majesté... Mais au moins, ici, nous ne serons pas dérangés et sommes à l'abri des oreilles indiscrètes.

— Poursuivez, je vous en prie.

Dào ne se le fit pas dire deux fois. Chan écoutait silencieusement ce que son homologue ne s'était pas résolu à lui dire durant la journée.

— Ces documents que vous voyez là relatent sans détails que des individus aux yeux verts, bien que très rares, vivaient à Drakkon il y a des siècles de cela. Il n'y a aucune mention de leurs origines, ni leur nombre exact, ni ce qu'ils faisaient ou comment ils étaient traités. À croire que cela ne donnait pas suffisamment d'encre à écouler à nos confrères contemporains.

Yu eut du mal à cacher sa terrible déception. Heureusement, son masque s'en chargea pour elle. Avait-on fait tant de mystère pour ne lui donner aucun indice sur qui étaient ses ancêtres ou ses semblables ?

— En revanche, j'ai mis la main sur un autre document qui me semble être d'une valeur inestimable, poursuivit le moine.

— « Semble être » ? répéta Akio, les sourcils froncés. Que voulez-vous dire ?

Dào prit un air embarrassé.

— Je ne l'ai pas ouvert. Parmi ces documents, j'ai découvert sur un coffret à missive encore intact, protégé du temps et de l'humidité par les parchemins qui le couvraient, vraisemblablement. J'en ai déduit qu'il venait d'un grand seigneur. En l'ouvrant, j'ai réalisé qu'en réalité, il semble venir de bien plus puissant. Je pense qu'il s'agit de la dernière lettre écrite par ShunYuan avant son assassinat.

Yu et Akio échangèrent un regard interloqué. Dào sortit alors des plis de sa kesa un coffret laqué noir et pourpre orné de grues. Il le leur tendit. Comme dans un rêve, Yu s'approcha et s'empara de la boîte. À l'intérieur reposait un parchemin qui devait avoir environ cinq siècles. Il était scellé par un sceau de cire frappé d'un dragon, que la jeune femme connaissait bien à présent : l'emblème de la famille impériale. Il était encore intact. Dào ne l'avait même pas lu. Personne, en cinq siècles, ne l'avait jamais ouverte. Peut-être sa découverte lui avait-elle semblé si chimérique qu'il ne s'était pas encore résolu à en découvrir le contenu. Ou bien avait-il eu trop peur des représailles s'il avait commis l'erreur de lire la correspondance d'un empereur défunt qui ne lui était pas adressée.

— Ouvre-le, l'encouragea Akio en prenant la boîte tandis qu'elle s'emparait du précieux document.

— Ça n'a peut-être aucun rapport avec ceux que nous cherchons, fit-elle valoir, craignant une nouvelle déception.

Elle attendait tant de ces documents qui s'étaient révélés si peu instructifs !

— On ne le saura que si tu l'ouvres.

Yu prit une grande inspiration, écoutant son cœur tambouriner sauvagement dans sa poitrine. Pourquoi cette missive, si soigneusement rédigée, conservée dans le coffret à son effet, s'était-elle retrouvée parmi un monceau de documents sans valeur ? Devait-elle elle aussi être détruite ou s'était-elle retrouvée là par un malheureux hasard ?

Elle souffla lentement et s'obligea à briser le sceau. Déroulant lentement l'épais vélin, elle découvrit une écriture rigoureuse et appliquée, serrée à l'extrême. Celui ou celle qui avait rédigé cette missive avait visiblement beaucoup de choses à dire. Ne s'attardant pas encore sur le contenu, Yu chercha plutôt le signataire du document. À la fin de la lettre, ses yeux butèrent sur l'incontournable dragon, et un nom calligraphié à la hâte par un empereur assassiné cinq cents ans auparavant.

Elle leva la tête vers Akio, blême.

— C'est la dernière lettre de ShunYuan.

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