51 - L'annonce impériale (2/2)

En déglutissant, Senlinn commença à lever les yeux vers les deux domestiques d'Akio. Aussi loyaux envers le prince qu'ils pouvaient l'être, une somme pareille avait de quoi faire réfléchir même le plus dévoué des vassaux. Alors un domestique... Cependant, Kang et Wei ne regardaient pas dans la direction des deux femmes. Ils inspectaient les alentours à la recherche d'une issue ou d'un comportement suspect. Cela rassura l'ecthrosienne. À présent, ils devaient quitter Shuang au plus vite et gagner ZhiLan avant que l'empereur n'y envoie ses soldats pour les y surprendre.

Le crieur roula le message, le remit dans sa boîte de transport, et le rendit cérémonieusement au général Masao. Mais le vieux soldat ne quitta pas la foule du regard, ne perdant pas une miette des mouvements qui suivirent cette annonce inédite. Il cherchait une réaction anormale qui aurait démontré le moindre signe de traîtrise ou de culpabilité.

Un jour auparavant, l'empereur était entré dans une rage meurtrière au beau milieu de la nuit, lorsqu'il avait réalisé que son épouse n'était plus ni au Pavillon d'Argent, ni au Pavillon de la Lune, ni même au Palais du Dragon. Il avait commencé par tout détruire dans les appartements de l'impératrice, puis dans les siens, démontrant son intention de remuer ciel et terre pour la retrouver. Cependant, le général n'était pas dupe. Sans que Keishi n'eût rien dit de la vérité, le vieux soldat savait que cette mise en scène n'était qu'une mascarade : il suspectait Yu d'avoir plus simplement fui et que, fou de rage, l'empereur avait tué la première personne qui s'était imposée comme responsable de cette tragédie. Depuis ce jour, le palais s'était arrêté de respirer et de vivre, Keishi se tenait toujours l'arme au clair prêt à tuer l'importun qui oserait l'approcher de trop, et tout l'empire était à la recherche de la précieuse impératrice.

Tout cela pour une femme que le général Masao avait toujours jugée dangereuse et digne de la plus grande méfiance.

Poussant un grognement désapprobateur, le vieux soldat inspecta encore une fois les petits groupes qui s'étaient formés sur la place en discutant avec force de gestes et de dialectes locaux pour décrire leur surprise. Ce genre d'évènement n'était probablement jamais arrivé de toute l'histoire de Drakkon. Pour des paysans, cette nouvelle était semblable à un tsunami, eux qui vivaient si paisiblement, loin des intrigues du palais et des mensonges qui s'y murmuraient chaque jour.

Soudain, Masao repéra un comportement intéressant. Une femme, un chapeau de paille à bords larges sur la tête dissimulant habilement son visage, semblait vouloir se cacher derrière deux grands paysans bien charpentés. Convaincu d'avoir flairé quelque chose, le général mit pied à terre et dégaina son jian richement ouvragé – signe évident de son rang – et marcha droit sur le petit groupe à grandes enjambées, aussitôt imité par les soldats qui le secondaient.

En voyant Masao descendre de sa monture, Yu sentit la panique la submerger et la folie la gagner. Il marchait droit sur eux, et ils n'avaient aucune échappatoire. Il ne connaissait pas son visage, n'avait aucune preuve qu'elle était l'impératrice, mais il ne mettrait pas longtemps à comprendre qu'elle n'était pas une paysanne. Et la présence de Senlinn, Wei et Kang, des visages connus au palais, l'handicapait à présent davantage qu'ils ne pouvaient l'aider.

Alors qu'elle commençait à suffoquer et voir des taches de couleur exploser dans sa rétine, le général interpella le groupe à côté du leur de sa voix calme mais profonde, aussi rassurante et familière qu'elle paraissait dangereuse et inhospitalière. Aussitôt, elle sentit ses jambes flageoler et s'affaisser sous son poids. Heureusement, les autres saisirent la diversion immédiatement, et pour donner le change, Kang l'agrippa fermement par le coude pour la mener vers la sortie du village, Wei et Senlinn derrière eux.

Ils ne quittèrent pas aussitôt les lieux, s'arrêtant deux fois devant des étals et pour discuter avec d'autres voyageurs afin de ne pas paraître pressés, puis ils prirent tranquillement le chemin de ZhiLan en se mêlant à un groupe de paysans de la province de QiAng, qui marchaient tous ensemble en direction de l'Est. Comme c'était également leur route, le groupe les accueillis parmi eux avec bienveillance.

Le village de Shuang disparaissait à peine dans leur dos qu'un nuage de poussière venant de là se mit à grossir sur la route, et le tonnerre du martèlement des sabots de chevaux au galop fit trembler le sol sous leurs pieds.

— Faites place ! cria le héraut impérial qui accompagnait le général Masao.

Comme un peu plus tôt, le groupe entier se jeta sur le bas-côté pour s'écarter de la trajectoire des cavaliers. Les soldats passèrent à vive allure sans faire mine de s'arrêter à leur niveau, et Yu les regarda disparaître avec angoisse tandis qu'un homme au côté duquel il marchait se mettait à converser avec Kang au sujet de la disparition incroyable de l'impératrice.

La tension ne les quitta cependant pas du reste de la journée, même si le groupe leur offrait une protection relative, et leur inquiétude monta d'un cran à la tombée du jour lorsqu'ils se séparèrent des autres pour bifurquer vers les montagnes. À ce rythme, ils n'atteindraient pas YingTai avant le lendemain au soir.

Ils marchèrent encore un peu dans la nuit, dans le silence le plus total, puis Wei proposa de faire halte.

— Nous sommes tous fatigués. Prenons du repos, la route sera encore longue demain.

— Non, répliqua Yu, à la grande surprise des trois autres. Il fait trop froid et il n'y a pas un abri à la ronde. Nous risquerions de mourir d'hypothermie dans notre sommeil si nous dormons ainsi dehors.

Les domestiques la fixèrent avec un mélange d'admiration et d'hébétude. Ils voulaient bien la croire, cependant ils ne comprenaient pas grand chose aux suggestions qu'elle venait de faire ni à quel juste titre elle y avait songé. Contrairement à elle, au monastère puis au palais, ils n'avaient reçu aucune éducation. Senlinn savait à peine lire et Kang et Wei étaient analphabètes. D eplus, aucun des trois n'avait jamais eu à affronter le terrible froid hivernal montagnard. Ils ne pouvaient pas se douter des dangers que ces lieux majestueux, la nuit et l'hiver combinés, pouvaient leur réserver.

La jeune femme du s'en rendre compte car elle réexpliqua plus succinctement :

— Le froid va nous tuer si nous nous arrêtons de bouger sans nous trouver un abri, et nous ne trouverons rien ici.

De fait, elle avait raison, les environs étaient déserts. Ils étaient seuls, et le prochain village n'était autre que YingTai, à une journée de marche. Ils étaient à mi-chemin entre deux lieux d'habitation mais aucun n'était à portée de main.

Résolue pour ne pas trop laisser ses pensées vagabonder vers le Palais du Dragon, la soif de sang de Keishi et la mort de Chiyo, Yu se remit en marche sans attendre que Kang lui indique le chemin avec sa lanterne. Elle était fatiguée, frigorifiée. Elle avait mal aux pieds, aux mains après avoir trop serré les bretelles de son panier, et mal aux épaules, n'étant pas habituée à transporter un panier sur son dos, ce qu'elle faisait depuis quatre jours. Pourtant, elle devait continuer. Il le fallait.

Sans protester, les domestiques suivirent en silence.

Ainsi, ils progressèrent encore un peu dans la nuit, à la seule lueur de la lanterne tandis que la neige tombait de plus belle dans cette région montagneuse, formant une couche toujours plus épaisse dans laquelle ils s'enfonçaient jusqu'aux chevilles. Au petit matin, ils étaient harassés, à bout de force, transis de froid, mais Yu commençait à reconnaître les paysages familiers qui entouraient son village natal.

Malgré leur terrible situation et la difficulté de leurs conditions de vie de ces derniers jours, la jeune femme se sentit revivre. En quittant le palais elle avait eu le sentiment de pousser la porte de sa cage dorée pour s'en échapper. À présent, en revenant en ces lieux, elle retrouvait enfin la liberté qui était si chère à son cœur et dont le palais l'avait privée si longtemps. Elle avait l'impression de renaître, de retrouver les sensations familières de son enfance – une autre vie. YingTai ne lui faisait plus peur, c'était presque un foyer. Dans son esprit empli de nouveaux jugements, de valeurs et de connaissances, elle étudiait le monde de son enfance d'un œil neuf, et tout semblait aussi coutumier que nouveau.

Passant outre la fatigue, le froid, la faim et la douleur, Yu continua à mettre un pied devant l'autre sans s'arrêter, déterminée à ne pas faire halte. Le général Masao était peut-être déjà à YingTai, ou à ZhiLan. Comment savoir où il était allé ? Pour cette raison elle aurait dû vouloir fuir loin des lieux où Keishi savait qu'il pourrait la trouver, mais à mesure que ses pas la rapprochaient de son foyer, de l'homme qui l'avait élevée, ce besoin devenait viscéral et impérieux. Comme la terrible voix, dans sa tête, qui répétait en boucle le même mot dénué de sens hors de son contexte.

Qui était le traître ? Pourquoi courir à ZhiLan quand le risque était si grand de se faire prendre ? Quelle était cette volonté étrange qui l'animait, qui l'habitait, faisant d'elle une étrangère à ses propres yeux ?

Senlinn tenta de l'arrêter à plusieurs reprises, mais Yu demeurait intraitable. Elle n'avait pas l'intention de s'arrêter avant d'avoir atteint le village où elle avait vu le jour. À cette pensée, les domestiques réalisèrent qu'ils allaient découvrir pour la première fois d'où venait l'impératrice, et comment elle avait pu grandir. Jusqu'ici, ses origines étaient demeurées un secret bien gardé, que même Akio ne connaissait pas vraiment. Peu de gens savaient que Yu était née à YingTai et que sa mère s'était donné la mort en voyant le monstre qu'elle avait mis au monde. Et qu'elle n'avait pas de père.

Aux premières lueurs de l'aube, YingTai fut en vue. Les paysans travaillaient dans leurs pâturages, et le petit village de montagnards étaient déjà bien animé. Ils ne manqueraient pas de remarquer le petit groupe de voyageurs complètement à bout de forces. Mais Yu s'en moquait. Elle devinait déjà la silhouette familière du monastère de ZhiLan dans les hauteurs, et son cœur battait la chamade. Elle n'avait pas vu Tôgo depuis ce qui lui paraissait être une éternité. Son corps ne tenait à présent plus que part la force de sa volonté infaillible. La volonté de retrouver des êtres chers et les souvenirs de la douceur de son enfance. Si elle s'arrêtait, elle savait qu'elle ne pourrait plus se relever. Alors elle filait, droit sur les montagnes.

Malgré sa faible constitution, Yu devança les domestiques, mue par une force en ces lieux que les autres ne pouvaient pas ressentir. Eux-mêmes continuaient à mettre un pied devant l'autre uniquement car ils avaient juré de protéger la jeune femme en toutes circonstances et que tant qu'elle ne s'arrêterait pas, ils n'abandonneraient pas non plus.

Yu traversa le village comme une flèche, tête baissée pour ne croiser aucun regard, et fila vers le sentier escarpé qui menait au monastère et qu'elle connaissait si bien. Elle ne remarqua même pas les destriers installés devant la maison de bois du chef du village, preuve évidente que Masao et ses hommes étaient déjà à YingTai. Ils avaient probablement passé la nuit là, et ne tarderaient pas à gagner le monastère pour annoncer la nouvelle à Bhikkhu Tôgo en personne.

Chaque pas qui rapprochait la jeune impératrice de son foyer lui faisait forcer l'allure, à tel point qu'elle courrait à demi, penchée en avant pratiquement à quatre pattes pour ne pas tomber. Pourtant, elle chuta souvent, s'écorchant les mains et les genoux, mais rendant aussi son personnage de paysanne, épouse de Kang, beaucoup plus crédible. Cependant, les domestiques n'arrivaient pas à suivre le rythme qu'elle imposait au-delà de leurs limites physiques à tous.

Soudain, la jeune femme s'arrêta, presque brusquement, et tourna toute son attention vers la forêt sur sa gauche. C'était une forêt qu'elle connaissait par cœur et qui l'avait vue grandir, qu'elle avait vu changer. Elle se souvenait du bruit du vent dans sa ramure, du pépiement des oiseaux et le passage discret des autres animaux de ces bois. Or, c'était bel et bien une voix humaine que le vent venait de porter à ses oreilles. Un chasseur ? Personne ne chassait dans ces bois, et les paysans de YingTai savaient qu'elle les hantait, aussi s'en étaient-ils toujours tenus à l'écart.

Intriguée et effrayée, Yu tendit l'oreille dans l'espoir d'en apprendre plus, tandis que ses compagnons de voyage la rattrapaient. Aussitôt, la voix se tut, et une ombre surgit du sous-bois. Elle bâillonna la jeune impératrice, l'agrippa fermement en la ceinturant et la fit disparaître dans la forêt, sous les cris affolés des domestiques qui se précipitèrent sur les traces de leur maîtresse.

Kang se propulsa littéralement à travers les fourrés comme un buffle furieux chargeant en faisant fi de son environnement, soufflant fort par le nez et gonflant ses muscles, oubliant tout le reste. De ce fait, il fraya un chemin aux deux autres qui le talonnaient.

Ils déboulèrent dans un étroit bosquet où deux chevaux avaient été attachés, et où deux hommes s'étaient réunis, visiblement surpris par cette intrusion. L'un était un moine d'un âge vénérable, levant les mains en signe d'apaisement, et l'autre paraissait beaucoup plus jeune, vêtu de vêtements paysans, les cheveux courts et mal coupés, le regard noir et méfiant, et le menton orgueilleusement en avant. Il tenait Yu serrée contre lui, un poignard glissé sous son cou blanc de cygne.

Aussitôt, dans une fureur rare, Kang dégaina un petit poignard glissé dans sa ceinture, imité dans la foulée par Wei. Tous deux se débarrassèrent de leur paquetage d'un mouvement fluide d'épaules et se campèrent sur leurs jambes fléchies, prêts à bondir au moindre mouvement. Peut-être cet homme était-il un mendiant qui s'en était pris au moine, et il menaçait à présent leur impératrice.

La pression de l'inconnu se relâcha légèrement sur Yu tandis qu'il fixait les deux autres. Et avant que le moine n'ait le temps d'ouvrir la bouche pour apaiser leurs cœurs colériques et tournés vers la destruction et le sang, l'inconnu ouvrit grand les yeux, perplexe.

— Kang, Wei ? Et... Senlinn ?

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