5 - La décision (1/2)
Dans sa petite chambre, Yu se sentait non seulement à l'étroit, mais également incapable de trouver le sommeil. Les évènements de la nuit étaient gravés en elle, indélébiles.
Elle avait montré son visage au prince ; elle lui avait montré ses yeux. Malgré l'affront de cet instant qui n'aurait jamais dû se produire, la jeune femme s'était sentie... vivante. Pendant un moment, lorsqu'il avait tenté de l'amadouer, ses douces paroles avaient coulé en elle comme une rivière calme et rassurante. Mais surtout, dans le bref instant où elle avait ouvert les yeux pour plonger son regard dans celui du prince malgré l'interdit, elle avait été submergée d'espoir et de gratitude. Car dans les yeux de cet homme, pour la première fois, elle avait vu de l'émerveillement et de l'admiration. Un instant, volé, elle s'était senti femme.
Tôgo lui avait cependant bien vite demandé de fermer les yeux et s'était empressé de lui remettre son masque. Après quoi il avait dû tirer de force le prince de sa torpeur pour que les deux jeunes gens l'accompagnent au temple pour les purifier.
Depuis qu'il avait vu ses yeux, pourtant, le prince n'avait plus eu un seul mot pour Yu, et elle s'était précipitée dans sa chambre avec son instrument de musique, priant les dieux de lui faire oublier un jour cette nuit fatidique où elle avait souillé, déshonoré et maudit le prince de son empire. Mais elle savait plus qu'aucun autre que la clémence des dieux était aussi précieuse qu'exceptionnelle. Elle ne devait donc pas s'attendre à un traitement de faveur de leur part.
Lorsque la cloche sonna le réveil du monastère, bien avant le lever du jour, Yu s'était déjà enfuie et réfugiée dans la forêt, attendant avec impatience et angoisse que l'armée reparte, que le prince l'oublie, et qu'elle puisse retourner à sa vie, sa routine faite de silence et de solitude. Néanmoins, une petite voix au fond de son cœur lui murmurait une vérité qu'elle ne voulait pas regarder en face : elle ne pourrait jamais plus retourner à sa vie d'avant.
Akio se leva un peu avant la cloche, n'ayant pas dormi de la nuit. Dès qu'il fermait les paupières, il voyait ces deux yeux de jade, lumineux, et ce visage fin et délicat, aussi pâle que le clair de lune. Il avait du mal à imaginer qu'une telle dame, d'une beauté et d'une délicatesse que l'on ne trouvait qu'à la Cour, ait vécu recluse dans ce monastère perdu de l'empire pendant toutes ces années.
Après le rituel de purification du moine, la jeune femme s'était littéralement enfuie sans qu'il ne puisse la retenir. Ne restait que le regard réprobateur du doyen et son air peiné.
— Sauf votre respect, Votre Altesse, vous avez commis une terrible erreur, avait soufflé le moine.
Akio aurait dû le punir pour l'affront de ses paroles, mais son esprit était tellement accaparé par la vision des yeux verts de Yu qu'il était passé outre.
— Elle ne sera plus jamais la même, dorénavant, avait ajouté Tôgo, pour lui faire prendre conscience des conséquences de ses lubies.
Puis, il s'était incliné pour prendre congé et avait disparu à son tour.
Le prince y avait songé toute la nuit, et il avait fini par prendre une décision. Il devait parler au protecteur de la jeune femme au plus vite. Les moines étant ponctuels, il n'eut aucune peine à trouver le doyen du monastère lorsqu'il traversa la cour. Il l'interpella donc et le prit à part.
— Je souhaiterais emmener Dame HuaYu avec moi au palais impérial, l'informa-t-il sans détour.
Tôgo ne fut pas surpris que le prince vienne le trouver pour lui parler de Yu après ce qui s'était passé, mais il ne s'attendait pas à ce qu'il demande la permission de l'emmener avec lui.
Comme il ne répondait pas, Akio ajouta, un peu précipitamment :
— Elle y entrera en étant mon invitée d'honneur. Elle y sera bien traitée, je vous l'assure. Malédiction ou non, sa place n'est pas ici. Permettez-moi de lui offrir une nouvelle vie où elle pourra recevoir les égards dus aux grandes dames, tels qu'elle le mérite.
Le vieux moine demeura impassible. Il savait déjà qu'il n'empêcherait pas sa petite protégée de s'en aller – pire, c'était actuellement ce qu'il y avait de mieux à faire – mais une part de lui, attachée à la jeune fille, était meurtrie à l'idée de son départ.
— Elle n'a pas de nom à porter au palais ; sa mère était une paysanne qui s'est suicidée, et nous ignorons tout du père qui est parti bien avant sa naissance. Elle est fragile et naïve. La Cour est faite de nobles cachotiers et comploteurs dont le seul objectif est d'attirer les faveurs de l'empereur pour être dans ses bonnes grâces. Je crains que Yu n'ait pas sa place là-bas non plus, avoua le moine en toute franchise.
Akio ne parut pas perturbé par ces paroles, comme s'il y avait lui-même réfléchi au préalable.
— En tant qu'invitée d'honneur, elle n'aura qu'à ne pas se mêler à la Cour. Mes quartiers sont vastes et bien gardés. Elle pourra s'y déplacer à sa guise sans avoir à cacher ses yeux ni son visage, ni craindre de maudire qui que ce soit. Si elle se sent seule et que ma compagnie ne lui suffit pas – ou ne lui convient pas – je lui trouverais une dame de compagnie avec qui elle pourra s'entendre.
Tôgo ne pouvait le nier, le prince était déterminé à l'emmener avec lui, et visiblement à la rendre heureuse dans la mesure de ses moyens presque illimités.
— Vous me dites donc qu'elle vivra au palais dans une cage dorée pour votre seul plaisir ?
La remarque, une fois de plus, était déplacée. Mais le vieux moine s'inquiétait sincèrement pour la jeune fille, même s'il ne doutait pas de la sincérité et de la bienveillance du prince. Ce dernier, pour autant, ne lui reprocha pas son comportement, encore une fois, conscient que le vieil homme ne faisait cela que pour le bien de Yu.
— Elle sera libre de rentrer au monastère de ZhiLan à tout moment si elle ne supporte pas la vie au palais. Je la raccompagnerai personnellement ici. Et si jamais cela se produit, je vous promets de ne plus jamais chercher à venir la voir, acheva Akio d'un air solennel.
Ce dernier argument désarçonna Tôgo. Il comprenait très bien l'attirance et l'intérêt du prince pour Yu et sa singularité, mais il ne s'attendait pas le moins du monde à ce qu'il consente de lui-même à la laisser partir si la vie qu'il voulait lui offrir ne convenait pas à la jeune femme. Pouvait-il, dans ces conditions, s'opposer à ce départ voulut par les dieux ?
Sa décision prise, le doyen s'inclina bien bas devant le prince.
— Votre Altesse impériale, je ne suis ni le père ni le maître de cette enfant. Par conséquent, il vous faudra vous entretenir directement avec elle de ce sujet.
Akio demeura pensif.
— J'en ai conscience, mais je sais aussi qu'elle tient à vous et vous à elle. Je voulais votre accord auparavant. Je ne veux pas l'arracher à ce bel endroit si l'un de vous deux s'y oppose.
Tôgo se sentait un peu confus. Le prince se comportait comme s'il lui demandait la main de sa fille. Or, il n'était pas apparenté à la jeune femme, et le prince devait être conscient que s'il avait éprouvé des sentiments instantanés à la vue de Yu, il lui faudrait du temps pour gagner son cœur. De plus, il semblait patient et compréhensif de la situation dans laquelle Yu se trouvait. Il n'y avait probablement personne dans tout l'empire plus à même de veiller sur elle que ce prince. Si Tôgo avait été son père, en dépit qu'Akio fût prince, c'était probablement à cet homme qu'il aurait confié sa fille.
Le vieux moine eut un sourire un peu triste.
— Sachez que je suis honoré et reconnaissant de votre intérêt pour elle, et vous remercie de tout ce que vous lui avez apporté et lui apporterez, si elle décide de vous suivre. Je vous prie seulement de ne jamais l'obliger à faire quelque chose contre son gré ; respectez ses choix et sa vie, Votre Altesse.
Jamais il n'avait été si impoli, en particulier avec un membre de la famille impériale. Mais le prince semblait d'excellente humeur, et il était apprécié du peuple. Tôgo pouvait très bien comprendre pourquoi, à présent : outre son audace, sa force et sa beauté, c'était un prince d'une grande clémence.
Akio s'inclina à son tour devant le moine, en signe de respect.
— Je vous remercie pour votre accueil, Bhikkhu Tôgo. Vous et les vôtres serez toujours les bienvenus au palais si d'aventure vous veniez à vous y rendre.
— C'est moi qui vous remercie de nous avoir fait l'honneur de votre présence, et pour les chevaux. Vous serez toujours le bienvenu parmi nous.
Puis, se doutant de la question suivante du prince, il l'anticipa :
— Si vous cherchez Yu, elle doit être dans la forêt. Suivez le son de l'erhu, ou de sa voix, mais ne l'effrayez pas, je vous prie, Votre Altesse. La nouvelle que vous allez lui annoncer va déjà beaucoup la bouleverser.
— Bien entendu.
Ils se saluèrent respectueusement, puis Akio quitta le monastère sans prévenir qui que ce fut, congédiant ses gardes du corps d'un geste de la main.
Yu jouait face à la vallée qu'elle entrapercevait presque entre les arbres. Elle guettait avec impatience le lever du soleil qui signifierait le départ de l'armée et du prince. Elle grattait distraitement l'erhu en fredonnant sans y prêter attention. Ce matin, ses amis de la forêt respectaient son silence en se contentant de l'écouter de loin, contrairement à leur habitude.
Jamais la jeune femme ne s'était sentie si seule. Elle connaissait un peu la solitude après avoir découvert comment les enfants du village jouaient tous ensemble, mais elle avait fini par se faire une raison. En grandissant, elle avait trouvé du réconfort dans la danse et la chanson que ses amis les animaux semblaient apprécier. Leur compagnie et celle des moines lui suffisait.
Pourtant, aujourd'hui, elle se sentait abandonnée à l'idée que ce prince à peine plus vieux qu'elle s'en aille, la laissant derrière lui dans la solitude de son absence. Car maintenant qu'elle avait goûté à ce qu'était la vie en dehors du monastère, grâce à lui, elle se languissait déjà de pouvoir revivre cette expérience.
Mais il s'en allait. Le prince Akio allait partir comme il était venu, l'abandonnant aux ténèbres grandissantes de sa malédiction.
Malgré elle, sous son masque, une larme lui échappa, et elle cessa de jouer et de fredonner. Soudain, son fardeau lui était impossible à porter. Pourquoi ne pouvait-elle pas être une fille comme les autres ? Qu'avait-elle fait dans une autre vie qui l'ait condamnée à expier un péché aussi insupportable ?
— Dame HuaYu, appela doucement une voix dans son dos, résonnant dans le silence feutré de la clairière.
Dans sa poitrine, le cœur de Yu fit un bond prodigieux et une douleur sourde s'y accrocha, teintée d'un espoir risible. Elle ne se retourna pas. Il n'y avait qu'une personne en ce monde, à sa connaissance, pour l'appeler de cette façon. Or, c'était une personne qu'elle n'espérait pas et avait pourtant guettée toute la nuit.
Avec application et concentration, la jeune femme se retourna et vint se prosterner docilement devant le prince Akio.
— Votre Altesse, le salua-t-elle.
Sa voix était calme, contrairement à la tempête intérieure qui l'agitait.
Elle aperçut brièvement un sourire sur le visage du jeune homme avant de baisser la tête dans la mousse. Bien vite, cependant, comme la veille, il s'approcha d'elle en lui enjoignant de se redresser.
— Je regrette que vous portiez de nouveau ce masque, dit-il, un genou en terre devant elle. Mais je suppose que je ne peux pas vous demander de le retirer de nouveau seulement pour mon bon plaisir.
Le cœur de Yu cognait si fort dans sa poitrine qu'elle était certaine qu'il pouvait l'entendre. Il était si près d'elle ! Elle sentait son souffle chaud sur ses cheveux et la chaleur qui émanait de son corps dans cette froide matinée de printemps.
— Vous me voyez très honorée de votre illustre présence de si bon matin, Votre Altesse. Puis-je vous être utile en quoi que ce soit ?
Même si elle craignait de souiller davantage encore son âme par sa présence, elle ne pouvait s'empêcher de proposer son aide, comme à tous ceux qui demeuraient plus de quelques minutes à ses côtés.
— Effectivement, acquiesça Akio. Puis-je... vous aider à vous relever, pour commencer ?
Se mordant la lèvre, Yu secoua la tête en signe de dénégation et se releva toute seule en époussetant sa robe. Le prince se montrait moins insistant que la veille et plus respectueux encore. Mais ce n'était pas de la distance qu'il prenait vis-à-vis d'elle ; c'était clairement du respect, voire de la déférence. Ce comportement échappait complètement à la logique de la jeune femme.
Akio lui désigna le rocher sur lequel elle était assise un peu plus tôt, avant qu'il ne la surprenne.
— Je vous en prie, asseyez-vous.
La tête baissée, Yu obtempéra. La veille, elle s'était montrée d'une rare effronterie et désobéissance, mais le prince l'avait prise au dépourvu de toutes les façons possibles. Elle entendait bien se rattraper si cela lui était permis.
Le prince s'assit à côté d'elle tout en respectant une distance d'usage, et Yu fut à la fois troublée et honorée. Tôgo lui avait parlé du protocole et de l'usage en présence d'un membre de la famille impériale. Étant les illustres descendants d'un dragon céleste, ils n'étaient pas considérés comme des êtres humains à part entière, mais des sortes de divinités draconiques mortelles. Par conséquent, on ne devait jamais toucher une Altesse impériale, ni la regarder dans les yeux, ni lui manquer de respect ou lui désobéir. Et, en l'occurrence, ne jamais s'asseoir à son niveau. Les membres de la famille impériale s'asseyaient toujours sur des estrades surélevées et eux-mêmes ne s'abaissaient jamais au niveau du peuple, hormis lors de conseils de guerre avec de hauts généraux, ou en présence de leurs compagnes. Éventuellement.
S'intéresse-t-il à moi ? ne put s'empêcher de penser Yu, qui avait très bien noté qu'ils étaient assis à la même hauteur, et qu'il était très près d'elle.
— J'ai une faveur à vous demander, Dame HuaYu, se lança enfin Akio en cherchant à la regarder dans les yeux à travers son masque aux fentes étroites.
Porter de telles œillères sur un monde aussi magnifique et des yeux aussi merveilleux, quel gâchis...
— À vrai dire, il s'agit d'une requête, se corrigea le jeune homme. J'aimerais connaître votre avis sur le sujet, en toute sincérité.
Yu attendit sagement qu'il poursuive, se contentant d'opiner pour manifester son assentiment. Le prince voulait son avis ?
— J'ai discuté avec Bhikkhu Tôgo, avant de venir vous voir. Je voulais avoir son accord avant de vous parler, mais il m'a fait comprendre que la décision n'appartenait qu'à vous. Voilà... j'aimerais que vous m'accompagniez jusqu'à la capitale, en tant que mon invitée d'honneur. Vous pourriez résider au palais, sous ma protection, aussi longtemps que cela vous plaira.
Comme il ne pouvait pas voir la réaction sur son visage, il enchaîna :
— Vous pourrez y démarrer une nouvelle vie, comme vous l'entendrez. Chanter, danser, jouer de la musique, vous faire des amis... vous mêler à la Cour, ou non. Je veux vous offrir ce qui vous rendra heureuse pour me faire pardonner mon insistance d'hier. Elle était déplacée. Je n'ai pensé qu'à mes propres intérêts sans considérer les conséquences que cela aurait pour vous. Je tiens à me faire pardonner cette maladresse.
Yu était tétanisée, le cœur battant. Une part d'elle voulait dire au prince qu'elle l'aurait suivi jusqu'au bout du monde s'il le lui avait demandé, mais une part d'elle-même, plus obscure, ne voulait rien entendre et poursuivre une existence de créature maudite en ces lieux.
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