41 - Une prière pour les dieux (1/2)

Lorsque les premières lueurs de l'aube inondèrent la chambre, Yu, les cheveux défaits, ses vêtements éparpillés au sol, n'avait pas fermé l'œil de la nuit. Étendue sur le dos, elle tourna la tête sur sa droite pour regarder une fois de plus Keishi qui dormait paisiblement. Son corps nu était caché par les draps de soie rouge, aussi légers et glissants qu'une rivière sur leur peau nue. Mais Yu avait froid. Non, elle était gelée jusqu'au plus profond de son être, là où, en son cœur, elle découvrit une profonde rancœur qu'elle ne comprenait pas. Elle se sentait vide et complète à la fois, et outre le goût métallique et désagréable dans sa bouche, elle se sentait terriblement étrange, un peu comme si cette nuit avait changé quelque chose en elle. Et même si elle avait conscience que c'était le cas, elle savait que c'était autre chose. Mais quoi ?

Rompue de fatigue mais trop terrifiée pour oser bouger ou s'endormir, Yu avait gardé les yeux rivés sur le dragon de jade juste au-dessus d'eux toute la nuit. Pourtant, il était resté impassible à sa détresse. Elle ne savait pas si elle devait en éprouver du soulagement ou de la colère. Les dieux étaient si capricieux...

À présent, cependant, la jeune femme sentait que le palais s'éveillait. Sans pour autant les entendre, elle sentait les domestiques s'activer un peu partout dans l'immense demeure de l'empereur. Le jour n'allait pas tarder à poindre, et une armée de serviteurs se déverser dans le Pavillon d'Or pour apprêter Keishi pour une nouvelle journée. Yu ne voulait pas se trouver là quand cela arriverait, mais elle redoutait plus encore de commettre une erreur en s'esquivant en silence sans en avoir averti son mari. Si seulement Senlinn avait été là pour la conseiller...

Avec précaution, elle s'assit dans les draps de soie rouge en grimaçant. Son corps était endolori, une sensation nouvelle jusqu'à ce qu'elle débute ses leçons de naginata. Elle s'y était habituée, depuis, mais ne s'attendait pas à le ressentir autant après sa nuit de noces. Pourtant, Keishi c'était montré étonnamment doux et prévenant avec elle, bien au-delà de ce qu'elle avait pu imaginer. Il l'avait entraînée vers des mondes inconnus dont elle n'avait jamais soupçonné l'existence, mais qu'elle ne s'attendait pas à découvrir en sa présence. Tôgo lui avait parlé des relations entre les hommes et les femmes, mais malgré ses grandes connaissances, il n'avait pas pu la préparer à ce qu'elle avait découvert.

À présent, Yu ne savait plus où elle en était. Une part d'elle voulait faire profil bas, poursuivre sa vie en acceptant son nouveau rôle pour ce qu'il était, une fatalité. Mais l'autre moitié était en colère, non, furieuse, et cherchait le moyen de se venger de la traîtrise – cette part effrayait la jeune femme tant elle ne lui était pas familière.

Au moment où la nouvelle impératrice posait doucement ses orteils sur le plancher de bois, un tracé léger sur la peau nue de son dos la fit frissonner puis se figer.

Kōgō. Impératrice Kōmyō, souffla la voix légère et bien réveillée de Keishi.

Sa langue sembla caresser les mots comme s'il en appréciait tout particulièrement la prononciation et la sonorité, tandis que son doigt continuait de dessiner des motifs abstraits sur son dos nu, entre ses longues mèches de cheveux noirs.

Yu tourna légèrement la tête vers lui, à peine rassurée de savoir que ses cheveux cachaient en grande partie son corps dévêtu. Elle savait que cela ne changeait plus rien après cette nuit, mais c'était un réconfort personnel auquel elle s'accrochait malgré tout.

Tennō. Empereur Keishi, répondit-elle avec déférence, ne sachant quoi dire d'autre.

Un sourire incurva franchement les lèvres de l'intéressé, ravi.

— Je vois que tu as retenu la leçon.

— Je me suis promis de ne plus jamais être prise au dépourvu par les titres utilisés à la Cour Impériale, afin que je ne revive plus jamais des moments comme celui où vous avez annoncé devant tous vos courtisans vouloir faire de moi votre kōgō.

C'était un reproche, mais Yu s'en rendit compte une fois seulement que les mots eurent franchi ses lèvres. Les humeurs de Keishi étaient tellement changeantes qu'elle craignait toujours un brusque revirement qui le rendrait agressif voire violent. Elle pinça donc les lèvres, guettant sa réaction, mais il haussa les épaules en s'asseyant à son tour.

En silence, elle le regarda s'étirer puis se lever, nullement gêné par sa nudité ou le fait qu'elle ait les yeux rivés sur lui. Au contraire, il semblait en jouer outrageusement. Refusant de rentrer dans son jeu, Yu détourna le regard, sentant la colère la gagner. Instinctivement, elle leva les yeux vers le dragon de jade, gardien de l'empereur. La protègerait-il elle aussi, à présent qu'elle était la femme de l'Empereur Dragon ? Elle l'espérait profondément.

— Tu es libre de rejoindre le Pavillon d'Argent, reprit Keishi en enfilant un peignoir de soie jaune et noir pendu sur un présentoir de bois, devant un paravent où des feuilles d'érable rouges semblaient en train de tomber dans un lent ballet vers le sol.

Il leva ses yeux noirs et insondables vers elle. Ses cheveux étaient ébouriffés et très longs, réalisa-t-elle en daignant le regarder de nouveau. Son regard était pénétrant, mais elle trouva la force et le courage inespéré de le soutenir sans baisser les yeux. Cela parut le ravir, d'ailleurs.

Il désigna une porte pratiquement invisible dans un mur de la chambre, savamment dissimulée derrière un paravent où pendait un autre peignoir de soie de la couleur d'un coucher de soleil, à l'opposé de là où Keishi se trouvait.

— Cette porte communique entre nos deux pavillons. Ainsi, tu es libre de venir quand bon te sembles, sauf contrordre de ma part. Comme je te l'ai dit, tu peux agencer cet endroit à ta convenance. Tu n'as pas à craindre la perturbation des énergies solaires ici, elles sont plus sensibles aux Pavillons du Soleil et de la Lune. Et j'ai vécu seul ici pendant suffisamment longtemps pour te permettre cette liberté sans devoir t'accompagner avant un moment. Mais n'oublie pas que ton énergie lunaire est plus forte maintenant que par le passé. Garde simplement à l'esprit que cet endroit est plein de domestiques dans la journée.

Il désigna le peignoir couleur crépuscule près de la porte qui la mènerait à son nouveau foyer.

— Ce peignoir est pour toi, si tu veux te couvrir. Tu ne trouveras personne dans tes appartements. Si tu as besoin de quelque chose, sonne la clochette d'argent ; un domestique viendra. Sinon, tu peux toujours demander à ton intendante ; elle saura quoi faire. Tu devras également te trouver des dames de compagnies. Ton intendante s'en chargera. Ce ne sont pas les prétendantes qui vont manquer.

Atterrée par l'armée de domestiques et d'intrigantes qui allaient dorénavant graviter autour d'elle, Yu n'avait cependant qu'une seule question à poser à Keishi, à présent, et elle comptait beaucoup pour la jeune femme.

— Et moi, maintenant, que dois-je faire ?

L'empereur se rapprocha d'elle et elle tira instinctivement le drap sur elle pour se couvrir. Il ne fit aucun commentaire à ce sujet.

— Maintenant, la vie continue, Yu. Tu peux bien faire ce que bon te semble tant que tu n'entraves pas mon autorité ni ne contreviens à mes ordres, et que tu exécutes mes réclamations lorsque j'en ai. Il y aura des apparitions et des déplacements officiels, des rituels, mais rien de bien compliqué.

Il fit une brève pause, darda son regard acéré d'aigle sur elle avec un sérieux qui la déconcerta.

— Cependant, n'oublie jamais que tu es l'impératrice Kōmyō. La kōgō, pas l'une des concubines cloîtrées au Pavillon Pourpre. Ton rang, quelle que soit la personne en face de toi, est dorénavant supérieur au leur. Tu n'as de comptes à rendre qu'aux dieux et à ton époux : moi.

Si Yu comprit sans ambiguïté son insistance sur le fait qu'elle était à lui, et à personne d'autre, elle saisit également qu'il faisait grand cas du statut d'impératrice et entendait qu'elle en use et abuse à volonté comme bouclier à ses origines incertaines et sa malédiction. Cela la réconforta quelque peu et la rassura à demi de savoir que Keishi ne l'avait pas faite sienne simplement parce qu'il la voulait dans son lit, mais aussi parce qu'il l'estimait et tenait à elle plus qu'à aucune autre femme.

Légèrement apaisée par ces propos, elle sentit ses épaules se dénouer timidement d'une nuit pleine de tension et de douleurs.

— Heureusement pour toi, c'est Akio et moi qui faisons tout le travail, poursuivit Keishi.

La mention du prince replongea brusquement la jeune impératrice dans les profondeurs de son tourment, et elle sentit son estomac se contracter douloureusement tandis que les larmes se pressaient dans ses yeux de jade. Le semblant de paix que lui avait enfin offert l'empereur s'était évaporé aussi subitement qu'il était venu. Toute la cruauté de son geste et de sa situation lui revint et elle serra les dents d'impuissance. Il était temps qu'elle regagne le Pavillon d'Argent pour s'y enfermer, pleurer toutes les larmes de son corps, et faire son deuil de tous ces souvenirs du passé et de ses rêves d'enfant.

Enroulée dans le drap de soie rouge, Yu traversa l'espace qui la séparait du peignoir de soie à petits pas accablés. Elle enfila le vêtement sous le regard d'aigle de Keishi, ramassa son masque, salua son mari d'une courbette protocolaire – ne réalisa même pas qu'il lui faisait signe de ne pas s'incliner devant lui – jeta un dernier regard au dragon de jade impassible à sa détresse, et s'esquiva sans un mot par la porte dérobée.

À peine la porte fut-elle refermée derrière elle que Yu s'arrêta, le cœur battant, craignant qu'à tout instant, mécontent de sa fuite, Keishi franchisse la séparation pour la retenir et lui faire une réflexion. Mais l'empereur ne vint pas, et au bout d'un moment, elle s'autorisa à respirer de nouveau et poursuivit son chemin, hésitante.

C'était un couloir étroit et sombre, mais l'air presque confiné sentait bon l'encens et la fleur de lotus. Les murs de bois étaient obscurs, décorés de dorures et de peintures représentant l'acte sexuel et la fécondité. Il n'y avait aucune lumière et Yu voyait à peine ses pieds. La seule clarté et source d'air venaient d'ouvertures rectangulaires étroites, tout en haut des murs de bois, trop hauts pour voir quoi que ce soit de l'extérieur ou de l'intérieur, trop étroits pour que le jour naissant lui donne suffisamment de lumière pour inspecter les peintures.

À petits pas mesurés, elle tâtonna d'une main le long des murs, jusqu'à rencontrer une autre porte – la seule – à l'autre bout du couloir. N'ayant d'autre choix, elle l'ouvrit en la faisant coulisser.

De l'autre côté, il y avait une chambre de taille plus modeste que celle de l'empereur, de teinte bleue, qui restait malgré tout deux à trois fois plus grande que celle qu'elle occupait au Pavillon de la Lune. Le mobilier était richement orné mais suffisamment discret, hormis le lit à baldaquin, imposant et lourdement décoré dans un style harmonieux et délicat. Il y avait également une commode en bois laqué noire sur laquelle était peint à la feuille d'or le blason de la dynastie impériale : un dragon sinueux enroulé sur lui-même. Au-dessus trônait une simple fleur d'orchidée aux corolles blanches et fuchsia. Les deux fenêtres, rondes, immenses, s'ouvraient sur un jardin intérieur parfaitement entretenu. Une lanterne de pierre s'y dressait, surplombant un petit bassin dans lequel deux carpes blanches ondulaient paresseusement sous les légers remous d'une minuscule cascade.

L'unique autre porte, hormis celle donnant directement dans la chambre à coucher du Pavillon d'Or, était actuellement fermée, et malgré sa curiosité, Yu n'éprouva la moindre envie de l'ouvrir pour partir à la découverte du reste de ses nouveaux quartiers. ZhiLan lui manquait terriblement. Bhikkhu Tôgo lui manquait, de même qu'Akio, et Senlinn. Elle n'avait pas écrit à l'homme qui l'avait élevée depuis pratiquement une lune, le destin d'Akio était incertain, et Senlinn était hors d'atteinte au Pavillon de la Lune malgré sa proximité. Non, Yu ne voulait rien avoir à faire avec le Pavillon d'Argent. La chambre avait beau être luxueuse et somptueuse, elle dénotait beaucoup trop avec le confort spartiate qu'elle avait toujours connu.

Des quatre pavillons impériaux – en excluant le Pavillon Pourpre où les concubines de l'empereur étaient recluses – le Pavillon de la Lune était de loin le plus petit, le plus modeste, le plus simple et le plus adoré par la jeune femme. Il lui correspondait. Elle s'était vraiment faite à son titre de Maîtresse du Pavillon de la Lune, et elle en avait fait son foyer. Ce ne serait jamais le Pavillon d'Argent. Le fantôme de l'impératrice Akimi semblait encore habiter ces murs, et la nouvelle impératrice avait le sentiment de perturber le repos d'une âme courroucée qui cherchait vengeance pour son assassinat.

Avec un sanglot qu'elle étouffa tant bien que mal derrière sa main blanche et froide, Yu se laissa glisser sur le sol de bois, devant une fenêtre ouverte, et serra de son autre main le peignoir et le drap qu'elle avait emportés avec elle dans sa fuite précipitée. Impératrice... mais à quel prix ? Elle n'avait jamais rien voulu sacrifier pour ce titre, et le peu de choses qu'elle avait acquises au cours de son voyage venait de lui être arrachées de force comme une compensation : son enfance, son amour, son amie, son foyer... sa liberté.

Traître.

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