40 - Le dragon de jade (2/2)

Soudain, il y eut une explosion si puissante qu'elle résonna avec force dans le cœur de la jeune femme, le forçant à battre à l'unisson une fraction de seconde. L'instant d'après, des fleurs de feu éclosaient dans le ciel nocturne, le maquillant de couleurs vivaces pour quelques secondes consécutives. Et Yu s'en émerveilla à nouveau, comme tous les drakkonniens qui purent l'apercevoir. Ils n'avaient rien vu d'aussi magnifique de leur vie et le spectacle était bien plus impressionnant de nuit que de jour.

Mais tandis que les étoiles dansaient dans les yeux de jade de la jeune femme, les fleurs de feu moururent dans le ciel, la renvoyant progressivement à sa solitude et son angoisse. Pourtant, en jetant un regard nerveux à Keishi, malgré son masque et la semi-obscurité, elle remarqua son sourire malicieux. Lui réservait-il une autre surprise ? Bonne ou mauvaise ?

Comme il devinait sa réserve, il lui prit délicatement la main et fit signe à un domestique qui attendait sagement à la porte. L'homme tenait dans ses mains une grande lanterne de papier rouge orné d'un dragon doré.

Les yeux de Yu s'écarquillèrent d'incrédulité tandis que Keishi s'en emparait et renvoyait son serviteur.

— Je ne suis pas insensible au point de vouloir te rendre malheureuse, Yu, commença-t-il en la regardant avec intensité par-dessus la lanterne. Peut-être que tes leçons d'art ont légèrement porté leurs fruits, après tout.

La jeune femme n'osa pas dire un mot, confuse, de peur de rompre le charme qui maintenait l'empereur de si bonne humeur aussi longtemps et aussi facilement. Dans sa poitrine, pourtant, un serpent gelé s'agita doucement autour de son cœur comme pour la mettre en garde.

— Je sais que les lanternes sont habituellement blanches et servent à éclairer le chemin de l'âme dans son ascension vers les dieux lors d'un décès. Mais celles-ci sont rouges, elles nous porteront chance, et j'espère qu'elles pourront porter tes vœux les plus chers jusqu'aux oreilles des dieux.

Son vœu le plus cher, en cet instant, était de pouvoir remonter le temps. Yu voulait revenir à cette nuit fatidique où elle avait rencontré Akio parce qu'elle avait été imprudente et négligente, au grand désarroi de bhikkhu Tôgo. Si c'était à refaire, elle s'enfermerait dans sa chambre de ZhiLan, se coucherait tôt, et ne quitterait l'aile réservée aux moniales qu'au départ de l'armée princière. Dût-elle renoncer à Akio, pour le bien de tous.

La mort dans l'âme, déchirée par les intrigues et les outrages de sa nouvelle vie, Yu fit un vœu. Puis, elle regarda Keishi qui lui souriait, dangereusement beau dans ses atours de fête, lui rappelant le sourire facile de son frère.

Je t'aime tellement, Yu, que je pourrai tuer pour toi. Même s'il s'agit de Keishi.

Yu frissonna d'horreur au souvenir des mots passionnés et violents d'Akio pour lui témoigner la profondeur de son amour pour elle. Comment allait-il réagir à son retour en découvrant la traîtrise ? À condition qu'il revint vivant d'Ecthros...

— Tu es prête ? demanda l'empereur avec son air malicieux qui la troublait.

Égarée, elle se contenta d'opiner sans trop savoir à quoi s'attendre. Mais il ne fit que lever lentement les bras pour accompagner ceux de Yu qui portaient la lanterne, afin qu'elle prenne son envol et guide leurs vœux vers le ciel nocturne.

Et tandis que leur lanterne-dragon s'élevait vers les dieux, des milliers d'autres suivirent, allumées simultanément par des citoyens drakkonniens éparpillés un peu partout dans la cité. Hypnotisée, Yu les regarda poursuivre la sienne, telles des lumières divines rejoignant le domaine céleste. Elles étaient comme un millier de vœux adressés aux dieux dans l'espoir d'acquérir leurs faveurs changeantes.

Ils restèrent longtemps à les regarder en silence disparaître dans la nuit, jusqu'à ce que les dernières lanternes ne soient plus que des points brillants lointains dans la voûte céleste, aussi inaccessibles que les étoiles dont les dieux faisaient leurs couronnes. Après quoi, Keishi attira doucement l'attention de la nouvelle impératrice qui attendait l'instant fatidique en tremblant.

Elle le savait, elle ne pourrait pas le repousser indéfiniment.

Tétanisée par la peur et la panique, donc, elle n'osa pas se tourner vers lui.

— Yu, il est temps d'y aller.

Son angoisse était telle qu'elle lui tombait dans la gorge en un nœud serré, l'empêchant pratiquement de respirer. Ou était-ce ses robes... ? Elle savait qu'il était temps mais ne voulait pas y aller. Pour autant, elle ne pouvait pas éviter cet instant. Aussi finit-elle par suivre son époux, à regret.

Chaque pas au-devant de l'inévitable fut d'une intense difficulté. Son estomac semblait complètement retourné, elle était à bout de souffle malgré le pas tranquille auquel ils avançaient, et des points de lumières dansaient dangereusement devant ses yeux et même sous ses paupières closes. Néanmoins, lorsqu'elle réalisa qu'ils se trouvaient à présent devant les portes du Pavillon d'Or, il était déjà trop tard depuis bien longtemps pour reculer.

Les dieux m'ont abandonnée, songea la jeune femme, abattue, les épaules basses. Se sont-ils jamais inquiétés de mon sort... ?

En réponse à sa détresse, le serpent lové autour de son cœur s'agita désagréablement, et elle porta ses deux mains à sa poitrine douloureuse, dissimulant une grimace derrière son masque impassible.

Sans remarquer son malaise, Keishi fit signe aux gardes d'ouvrir les portes, et le couple impérial pénétra dans les appartements privés de l'Empereur Dragon. C'était la première fois, depuis la mort de l'impératrice Akimi, qu'une femme pénétrait dans le Pavillon d'Or.

Les seules femmes ayant l'autorisation de pénétrer là, avec l'accord de l'empereur, étaient les impératrices, qu'il s'agisse de la mère de l'empereur actuel ou de sa principale épouse. Les concubines, elles, n'étaient pas considérées comme des épouses de Sa Majesté. En entrant à son service, elles remplissaient un contrat, prenaient un engagement devant les dieux, promettant de ne se donner qu'à Sa Majesté de toute leur vie. Elles ne devaient avoir connu aucun homme avant lui, être âgées de moins de quinze ans à leur admission, et accepter de ne jamais voir d'autres hommes que lui. Cette dernière clause n'était pas si difficile à tenir dans la mesure où, une fois franchies les portes du Pavillon Pourpre, elles n'en sortaient plus jamais. Leur rôle – leur seul choix possible – était de servir l'empereur, ou de mourir pour lui, prisonnières d'un pavillon rempli de femmes pour l'éternité.

À côté de ces femmes non reconnues comme des épouses et barricadées dans leur prison dorée au cœur du Palais du Dragon, Yu avait beaucoup de chance. En effet, elle n'était pas concubine, elle était impératrice. Or, être l'impératrice, la Kōgō, lui donnait d'immenses privilèges en comparaison de ces pâles concubines, même si ces femmes étaient mieux nées qu'elle. Car Yu avait des appartements privés – le Pavillon d'Argent – le droit d'accès au Pavillon d'Or, la liberté d'aller et venir à sa guise dans le palais, et dans une certaine mesure soumise à l'empereur, le droit de sillonner tout Drakkon. En outre, c'était son fils qui hériterait du trône de l'empire – si elle en avait un – et elle pouvait profiter d'une autorité presque absolue sur chaque personne et chaque objet de cette vaste terre dont Keishi avait hérité à l'assassinat de son père.

Néanmoins, Yu n'avait rien demandé de tout cela. Elle n'aspirait pas à devenir l'impératrice de Drakkon un jour, pas même une princesse ou une dame. Elle n'avait jamais envisagé l'avenir, se contentant de vivre au jour le jour comme elle l'avait toujours fait : prier les dieux, aider les moines et moniales, et chanter et danser pieds nus dans la forêt. Combien de drakkonniennes auraient été capables de commettre des meurtres pour accéder à son rang ?

À l'image de l'architecture délicate et harmonieuse du palais, le Pavillon d'Or était richement décoré, avec goût, ce qui n'était assurément pas un arrangement décidé par Keishi lui-même. Les meubles en bois laqués et dorés à l'or fin étaient anciens et magnifiques, soutenant diverses statues en or massif ou en bronze, parfois ornés de pierres précieuses. On y trouvait également de la porcelaine décorative qui avait certainement été façonnée du temps de l'empereur ShunYuan lui-même. L'air embaumait l'encens, seul repère familier et rassurant dans cet univers masculin que Yu découvrait pour la première fois.

Comme s'il tenait à se justifier, Keishi lui donna des explications quant à la décoration de ses appartements.

— C'est ma mère qui avait fait décorer le pavillon de cette façon. Akio dit qu'elle avait un goût très sûr en matière d'art et d'ornements. Je pense que mon père voulait simplement la laisser faire parce que cela lui plaisait. Personnellement, je n'y porte aucun intérêt, raison pour laquelle je n'ai rien changé. Libre à toi de faire ce que bon te semble de tout ces objets.

Comme ils arrivaient dans la chambre à coucher, la première et seule chose que Yu remarqua, en une fraction de seconde, ce fut le dragon sculpté dans une pierre de jade qui trônait fièrement dans une petite niche, au-dessus du lit impérial. Sans réfléchir, elle ôta son masque et s'approcha, subjuguée. Le jade était presque translucide, comme vivant, aussi clair dans la pénombre de la chambre que les yeux brillants d'intérêt de la jeune impératrice.

— Ce dragon est mon ancêtre, poursuivit Keishi, amusé par sa curiosité.

Il s'assit au bord du lit et entreprit de se dévêtir rapidement en jetant au loin ses vêtements, sans considération aucune pour les soieries et broderies.

— C'est le symbole de mon pouvoir et de mon autorité sur l'Empire du Dragon. La légende raconte que le dragon céleste fonda notre grand empire, prenant forme humaine pour léguer à certains hommes – sa lignée – son sang, ainsi que la légitimité et la force de commander Drakkon. Mais tu dois connaître cette histoire aussi bien que moi, sinon mieux encore.

Yu se garda bien de détourner les yeux du dragon, comme si l'animal céleste la regardait à travers ses yeux immobiles, jaugeant si oui ou non elle serait capable d'engendrer un héritier digne de l'empire de Drakkon, l'empire du Dragon de Jade.

À cette pensée, l'air lui manqua brusquement. Elle venait de se rappeler qu'elle se trouvait dans le Pavillon d'Or, dans la chambre à coucher de l'empereur, et que c'était la nuit. Sa nuit de noces. Son cœur se mit alors à tambouriner violemment dans sa poitrine et elle se figea tandis que son sang se glaçait.

— Yu ? entendit-elle Keishi l'appeler, avec un doute audible dans la voix.

Tremblante, elle porta ses mains à son visage, refusant de se tourner vers lui, et de le regarder. Elle savait qu'elle n'avait pas le choix, mais le visage d'Akio ne cessait de flotter sous ses paupières closes, rendant cet instant encore plus douloureux et insupportable.

La jeune femme sentit alors une main se poser délicatement sur son épaule pour l'obliger à se tourner. Elle ne résista pas, mais refusa de retirer ses mains, cachant ainsi sa malédiction un peu plus longtemps. Et si les dieux n'approuvaient pas cette union ? Et si, par sa faute, tout Drakkon était maudit ?

Avec une douceur qui la surprit venant de lui, Keishi lui attrapa les poignets et les écarta de son visage, lentement. Néanmoins, elle garda les yeux obstinément fermés.

— Ce n'est pas grave, tu sais, si tu as peur, la rassura-t-il en commençant à dénouer délicatement sa lourde ceinture dorée. Tu peux fermer les yeux et refuser l'instant. Un jour, comme dans les rêves et les cauchemars, tu devras te réveiller. Alors, tu me reviendras.

Un frisson secoua l'échine de la jeune femme, cependant elle refusa d'ouvrir les yeux. Keishi avait rarement été délicat avec elle. S'il était suffisamment patient et doux, pour le moment, elle pourrait surmonter cette épreuve. Mais ouvrir les yeux, c'était regarder la réalité en face, et ça, elle ne pourrait pas s'en remettre. Parce que ce n'était pas sa destinée, parce que ce n'était pas son choix.

Tremblante, les larmes aux yeux, Yu laissa l'empereur la déshabiller avec patience, robe après robe, comme un cadeau que l'on découvre en retirant plusieurs couches de papiers de soie dans lequel on l'avait emballé pour le protéger, pour le garder intact. Or, aux yeux du jeune homme, cette femme était un défi, un cadeau pour lui. Car oui, il était convaincu que la différence de Yu et son caractère opposé au sien étaient un cadeau des dieux fait pour lui afin que, comme toute chose, Drakkon puisse trouver son équilibre.

À l'effigie du taijitu représentant la différence et la complémentarité de toute chose dans l'univers, Keishi était certain que Yu était l'autre moitié de lui-même : la femme, la lune, la lumière et la nuit, la douceur, la paysanne, l'orpheline, la délicatesse, les arts... Tout ce qu'il ne pouvait pas être, mais que la jeune femme incarnait pour lui, pour équilibrer la balance de Drakkon qu'il savait en équilibre précaire. Car, il en avait conscience, en épousant Yu et en ordonnant à Akio de tuer Khoomei et ses héritiers, il attirait sur Drakkon toutes les foudres d'Ecthros. Si son frère échouait, ce serait de nouveau la guerre. Une guerre sanglante et ravageuse dont aucun des deux vieux ennemis ne sortirait indemne.

Cette nuit-là, Yu devint l'impératrice de sang du Dragon de Jade. Et tandis qu'elle pleurait dans l'étreinte de Keishi et que le serpent dans son cœur se contractait douloureusement, un seul mot, perfide, tournait en boucle dans sa tête.

Traître.

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