39 - Le dragon de jade (1/2)

Le tintement d'une clochette d'or ramena Yu à la réalité.

Pour fuir la douleur qui lui broyait les entrailles depuis l'annonce de son mariage, elle s'était enfermée dans une bulle protectrice, s'enfonçant assez profondément en elle-même pour accepter de vivre, jour après jour, avec un détachement qu'elle n'aurait pu afficher autrement. Elle avait donc regardé les jours défiler sans vraiment les voir, les domestiques se presser autour d'elle pour en faire la plus belle mariée de l'empire, mais elle n'avait rien ressenti, rien dit. Et même lorsque le palanquin était venu la chercher devant sa porte pour l'emporter vers le Palais du Dragon où ses noces allaient être officialisées devant les dieux, elle n'avait pas bronché. Elle se souvenait vaguement avoir prononcé ses vœux, jurant fidélité et obéissance absolue à son époux, néanmoins avait-elle conscience de l'avoir fait. De s'être donné à Keishi pour l'éternité, tout cela pendant qu'Akio, inconscient de ce qui se jouait dans la capitale, risquait sa vie à Ecthros pour la gloire et l'honneur de son frère.

Mais voilà que quelque chose venait de faire éclater la bulle protectrice de Yu, la ramenant de force à la réalité qu'elle avait fui avec acharnement. C'était peut-être le son clair de la clochette, mais c'était avant tout le nouveau nom qu'on lui avait donné qui l'interpella.

Kōgō Kōmyō !

Son titre. Son nom. L'impératrice Kōmyō. Parce que HuaYu n'était pas un prénom noble, c'était un prénom de paysan, et qu'elle ne pouvait pas le garder en étant la femme de l'empereur, l'une des figures de Drakkon. Alors Keishi lui en avait donné un nouveau.

Kōgō Kōmyō.

Une formidable ovation suivit l'appel de son nom que la foule scanda avec force, clairement audible. En effet, le peuple était massé devant les grandes portes du palais, se serrant pour trouver un peu de place dans la vaste cour surpeuplée pour l'occasion. Aussi loin que le regard de Yu pouvait se porter au-delà des portes de l'enceinte extérieure du palais, la rue principale était elle aussi bondée, au point que certains étaient grimpés sur les toits dans l'espoir d'apercevoir l'empereur et sa nouvelle impératrice. Ne sachant quoi faire, dans la panique, la jeune femme tourna légèrement la tête en direction de Keishi, à sa gauche, en quête de soutient.

L'empereur la regardait, avec un certain orgueil et une grande fierté. Il était vêtu de soie d'un rouge éclatant censé symboliser le bonheur, la bonne fortune, la prospérité et la fête, couleur rehaussée par des broderies d'or. Sur sa tête aux cheveux parfaitement ordonnés, il portait une petite coiffe noire. L'ombre d'un sourire planait même sur ses lèvres insolemment incurvées.

À l'image de celui qui était à présent son époux, Yu était vêtue de rouge et d'or. Sa robe extérieure, ainsi que deux de ses sous-robes, étaient d'un rouge écarlate qui, en ce jour plus qu'aucun autre, lui faisait penser à la couleur du sang. Si elle ne s'était pas mise à haïr les robes d'apparat qui faisaient loi en ces lieux où l'apparence était une richesse que l'on portait sur soi, elle aurait trouvé sa robe magnifique, d'une somptuosité renversante. Elle lui couvrait totalement les pieds, et ses grandes manches brodées de grues majestueuses lui promettaient les mêmes bienfaits que la couleur de la soie dont son vêtement était fait. C'était une robe historiée, à la gloire de la famille impériale. Quant à ses cheveux, si elle ne pouvait pas voir comment elle était coiffée en cet instant, elle se souvint, à la lourdeur de sa coiffe et la raideur de sa nuque, que ses longs cheveux avaient été tirés en tous sens pour être apprêtés, manquant plusieurs fois de lui arracher le cuir chevelu. Mais les domestiques du palais qui l'avaient coiffée connaissaient leur affaire et avaient réussi à faire de son indomptable chevelure de Jai, un imposant chignon digne d'une impératrice. Après quoi, elles l'avaient agrémenté de multiples fleurs de tissu rouge, de broches en or serties de jade et décorées de multiples clochettes dorées qui tintaient légèrement à chacun de ses mouvements.

Une clochette dorée.

Elle releva difficilement la tête, sa coiffe étant douloureusement lourde pour son cou trop fin. Puis, elle se tourna à nouveau vers Keishi. Il avait baissé les yeux sur la foule et s'apprêtait à dire quelque chose. Du coin de l'œil, tandis qu'il commençait à s'exprimer, Yu perçut un mouvement dans l'ombre des colonnes, sur sa droite. En tournant légèrement la tête dans cette direction, elle aperçut un moine, celui-là même qui avait fait office d'intermédiaire entre le nouveau couple et les dieux, pour célébrer leur mariage.

Réalisant brusquement ce qui venait de se passer, Yu sursauta. Elle n'avait pas écrit à Bhikkhu Tôgo pour le prévenir de ce qui lui était arrivé, mais il était impossible qu'il n'ait pas fait le déplacement jusqu'à la capitale pour célébrer les noces de l'empereur dont il avait dû être tenu au courant, sans savoir que sa protégée était la terrible victime de cette union dorénavant scellée au regard des dieux.

La jeune femme eut soudain envie de pleurer, mais parvint à se contenir comme tous les regards de l'empire étaient tournés vers Keishi et elle. À défaut d'accepter ce qui lui arrivait, elle devait au moins faire bonne figure, pour le bien de l'empire, et pour le sien.

— Maintenant, festoyons ! Que ce jour soit de ceux où l'on oublie tout ce qui ne célèbre pas le bonheur et la joie. Mangez et buvez à satiété ! acheva Keishi avec entrain.

Il y eut une grande acclamation, qui éclata avec une telle brusquerie qu'on eut dit une explosion, et des feux colorés éclatèrent soudain dans le ciel, distrayant Yu de sa panique. C'était la première fois qu'elle voyait ces fleurs de feu. Les seigneurs et dames de passage à ZhiLan en parlaient, parfois, avec un émerveillement que Yu n'avait pas compris, à l'époque. À présent, elle ne pouvait que leur donner raison. C'était de la magie, dans ses yeux écarquillés.

Cependant, trop vite, Keishi la renvoya à son angoisse en lui tendant simplement la main. La gorge nouée et le ventre douloureusement contracté par l'appréhension, elle déposa la sienne dans celle de son nouveau mari, tremblante comme la feuille d'automne. Elle lui jeta un regard suppliant en dépit de son masque de soie dorée, mais si l'empereur comprit le message, il n'en montra rien. Il se contenta de la guider à l'intérieur du palais où la Cour et autres dignitaires les suivirent, ainsi que les généraux des armées : Masao, Taiki, Mitsuhide, Eiji et Kyogo.

Yu avait perdu tous ses repères, à nouveau, mais cette fois elle ne l'avait pas choisi, on le lui avait imposé. Elle n'avait personne pour lui montrer le chemin, pour la soutenir lorsqu'elle trébuchait, pour l'aider à se relever lorsqu'elle tombait, et personne pour la réconforter dans sa tourmente. Keishi ne serait rien de ce qu'Akio avait été pour elle : prévenant, patient, doux, attentif et gentil. Ils étaient diamétralement opposés.

Le banquet qui suivit parut d'une longueur interminable. Aussi, lorsqu'un domestique apporta son erhu à Yu et qu'elle fut invitée à en jouer devant toute la Cour et les grands seigneurs de tout Drakkon, malgré sa timidité, la jeune femme se rua sur l'occasion et s'empara du seul repère qui lui restait : son instrument de musique.

Dès que son archet caressa les cordes de l'erhu et que les premières notes mélancoliques se répandirent dans la vaste salle où le banquet battait son plein, le silence se fit immédiatement. Les musiciens eux-mêmes, priés de cesser le temps de son intervention, écoutaient sa musique avec un émerveillement évident et une admiration infaillible. La salle entière retenait son souffle tandis que Yu jouait sans réfléchir, les yeux fermés, laissant ses sentiments et émotions jouer pour elle. Elle n'avait aucun effort à fournir pour exprimer son désarroi à travers ces quelques notes déchirantes, l'erhu s'adaptait à la perfection à son état d'esprit.

Mais bientôt, trop vite, des applaudissements solitaires l'interrompirent, rapidement suivis par un tonnerre d'acclamations de la part des convives, dont les yeux brillants larmoyaient d'émotion mal contenue. C'était Keishi, visiblement satisfait, qui avait décidé de mettre fin à sa musique déchirante qui n'était pas du tout à son goût.

— Remerciez la kōgō Kōmyō pour ce magnifique solo de erhu, clama l'empereur avec entrain. C'est sans nul doute que mes concubines vont lui envier son talent sans jamais pouvoir l'outrepasser.

Il rit de son trait d'humour, et la foule l'imita avec légèreté. Néanmoins, sous son masque, Yu sentit une bouffée de colère lui monter au visage – un sentiment qu'elle ne connaissait pas du tout. À en croire le frère d'Akio, elle n'était qu'une femme de plus à ajouter à son Pavillon Pourpre, le domaine du palais exclusivement réservé aux femmes de l'empereur.

Puis, les musiciens reprirent leurs mélodies joyeuses et les convives leur repas et leurs conversations mondaines. Cette brève intervention de Keishi renvoya instantanément Yu de la lumière à l'ombre. On lui prit son précieux instrument et la reconduisit auprès de son mari où elle fut invitée à reprendre sa place. Malgré les bavardages de l'empereur à son adresse, elle préféra se taire, bouleversée. Même manger et boire en public, avec son masque, était un supplice, raison pour laquelle elle n'avala presque rien.

De nouveau, elle s'isola dans le brouhaha de la pièce, regagnant sa bulle protectrice d'où elle observa la scène avec détachement, comme une simple spectatrice.

Là encore, une clochette d'or la tira de sa torpeur, comme une sonnette d'alarme pour la mettre en garde contre ce qui allait suivre. Aussi quitta-t-elle sa bulle pour prêter attention à ce qui l'entourait. Car un infime changement dans l'air avait perturbé la carapace de verre qui la protégeait. À la manière d'un serpent goûtant l'air de sa langue fourchue pour guetter le danger, elle devina que quelque chose allait très bientôt se produire. Quelque chose au fond d'elle, cette même intuition, était convaincu que la journée était loin d'être finie, même s'il était déjà tard.

En posant les yeux sur les tables des convives, Yu réalisa qu'elle ne s'était pas trompée ; il était tard, le repas touchait à sa fin, de nombreux lampions avaient été allumés, et la luminosité générale avait baissé. Keishi, à sa gauche, semblait heureux, satisfait et repu. Yu aurait dû se réjouir de son bonheur, surtout après avoir insisté sur son malheur auprès d'Akio. Cependant, la jeune femme n'éprouvait rien d'autre qu'une appréhension dévorante, nourrie par une bête sinueuse et effrayante lovée dans son cœur. L'intuition.

Comme elle s'y attendait, l'empereur se tourna vers elle, rayonnant, et lui tendit la main. À présent, ce geste en particulier était synonyme de changement pour la jeune femme. Et même si elle avait peur et ne savait pas vers quel inconnu elle se levait, elle répondit à son geste.

Pourtant, malgré tout ce qu'il avait pu lui faire – en particulier ces deux dernières semaines – Keishi se montra rassurant et l'encouragea à le suivre d'une voix apaisante :

— Viens, tu devrais aimer la suite. Je l'ai ordonné pour toi.

— Pour moi ? répéta Yu, prise au dépourvu, en le suivant.

Il acquiesça. Ils quittaient la salle du banquet.

Légèrement curieuse à présent, elle garda le silence et le suivit dans les couloirs bordés de lampions, à petits pas. Il les mena jusqu'à un vaste balcon, sécurisé par deux archers en armure noire. Mais tout ce qu'elle vit, dès le premier regard, fut la vue sur la capitale à couper le souffle.

La ville était éclairée par une multitude de lampions colorés, dont la plupart étaient rouges, souhaitant bonheur et prospérité à l'empereur et sa jeune épouse. Dans les rues, les habitants dansaient et chantaient, leurs cris résonnant jusqu'au palais. Mais Yu n'avait d'yeux que pour ces lumières brillantes qui éclairaient une nuit noire qu'elle savait pleine de terreur.

Car la nuit qu'elle redoutait tant était déjà là.


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Le destin est en marche, et... on arrête pas le destin !
Comment Yu va-t-elle s'en sortir cette fois... ?

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