35 - Naïveté (1/2)

D'une démarche incertaine, encore tremblante et incrédule, Yu se baissa lentement pour s'agenouiller avec précaution devant la boîte à bijoux contenant ses quelques ornements, et le maquillage qu'elle n'avait jamais utilisé. Senlinn l'avait déposé sur la petite table basse de la salle principale du Pavillon de la Lune, mais Yu fuyait son reflet dans la glace, craignant un face à face inévitable. Pourtant, c'était bien elle qui avait demandé à son amie de sortir le coffret pour le lui apporter. Car pour la première fois depuis son arrivée au Palais du Dragon, Yu ressentait le besoin de se maquiller, de cacher son visage derrière autre chose que son masque.

Avec précaution et une lenteur exagérée, elle retira son masque de soie et le posa délicatement sur la table, repoussant au dernier moment l'instant de sa confrontation avec son reflet. Puis, enfin, elle croisa son regard de jade dans le miroir, et elle porta une main frémissante à son visage. Outre l'égratignure qu'elle s'était faite en tombant dans le jardin au matin, elle voyait à présent quelques ecchymoses fleurir sur sa pommette gauche et sur le côté droit de sa mâchoire, preuve de son après-midi douloureux avec l'empereur.

— Il faut cacher ça, murmura-t-elle. Akio ne doit pas savoir.

Derrière elle, Senlinn semblait hésiter entre sa colère pour Keishi et sa préférence quant à dire la vérité au prince.

— Je doute que dissimuler la vérité à Son Altesse soit une décision avisée, tenta-t-elle, agenouillée derrière sa maîtresse. Si ce n'est pas déjà fait, il ne tardera pas à apprendre la décision de l'empereur.

— Bien sûr qu'il va rapidement être mis au courant de la situation, que ce soit par Keishi lui-même, par les gardes du palais, ou encore par ces infâmes bruits de couloir, confirma Yu en croisant le regard de son amie dans la glace. Ce que je souhaite, c'est simplement de pouvoir dissimuler les marques des coups que j'ai reçus. Akio va suffisamment s'inquiéter ; inutile d'en rajouter avec mes blessures. Il ne pourra rien y faire, de toute façon.

— Peut-être pourra-t-il raisonner Sa Majesté, tenta Senlinn, sans trop y croire.

— Non, et tu le sais. Keishi en a décidé ainsi, et même Akio ne le fera pas revenir sur sa décision. Non, surtout pas Akio...

Elle soupira légèrement et s'empara du petit coffre en bois laqué noir orné d'une grue. Elle l'ouvrit avec précaution, révélant la poudre de riz blanche dont se fardaient toutes les dames bien nées, qu'elles résident dans la capitale ou dans les provinces.

Yu se retourna à demi et le déposa entre les mains de Senlinn, lui lançant un regard déterminé que sa servante ne lui connaissait pas.

— Maquille-moi, s'il te plaît. Je ne sais pas comment faire. Je veux seulement faire en sorte que ces marques disparaissent.

À contrecœur, sachant qu'elle ne pourrait pas la dissuader, l'Ecthrosienne s'empara du coffret et d'un large pinceau en poil d'écureuil. Elle demanda à Yu de se tourner vers elle, et sans un mot, s'attela à la tâche. La jeune femme eut plusieurs fois envie d'éternuer à cause de la poudre qui tournoyait légèrement tout autour de son visage, mais elle parvint à se contenir et ferma les yeux pour laisser le champ libre à son amie.

À chaque fois que Senlinn passait sur l'une de ses ecchymoses, cependant, Yu ne pouvait empêcher un tressaillement. Sous ses paupières closes, la scène se rejouait infiniment, à la perfection. Chaque coup, chaque seconde, était d'une précision déconcertante et acérée dans son esprit.

Keishi l'emmena au centre de la cour où les deux hommes s'inclinèrent respectueusement devant leur empereur et la dame qui l'accompagnait. Chacun d'eux tenait une lance plus haute qu'ils n'étaient grands, dont l'extrémité aiguisée, était légèrement courbée. C'était cela, une naginata. Et il suffit que l'empereur tende la main, sans même leur accorder un regard, pour que l'un des hommes lui remette son arme, et l'autre la glisse dans les mains de Yu.

Maintenant, positionne-toi bien en face de moi, les jambes écartées, ordonna Keishi. Ton pied d'appui en avant, orienté dans ma direction, et l'autre plus en arrière, perpendiculaire, pour te stabiliser.

Tant bien que mal, la jeune femme fit ce qu'on lui disait. Idem pour le positionnement de son arme, pointée droit sur la tête de l'empereur, tandis que ses mains et tout son corps tremblaient d'appréhension et d'angoisse.

Le reste n'avait été qu'une succession de coups, de chutes, et de commentaires secs qui n'étaient parvenus qu'à la faire pleurer, et à mécontenter Keishi qui, à la fin de la séance, s'en était allé sans un mot, sans un regard derrière lui. C'était ses deux hommes de main, présents lors de la séance, qui avaient raccompagné Yu et Senlinn au Pavillon de la Lune, s'excusant à maintes reprises sur le chemin.

Yu rouvrit les paupières et sentit ses yeux humides. Pour éviter de ruiner tout le travail de Senlinn en versant des larmes, elle leva les yeux au plafond, penchant légèrement la tête en arrière. Elle espérait que les larmes resteraient là, avant de disparaître sans laisser de trace sur son visage devenu aussi blanc que ceux des dames de la Cour.

C'est à ce moment-là que, bien qu'il ne fût pas attendu de sitôt, Akio se présenta au pavillon. Il ne laissa même pas le temps à Senlinn de venir lui ouvrir la porte qu'il entrait comme une furie, ouragan fait de pans de soieries jaunes brodées d'or et de colère ardente.

— HuaYu ! s'exclama-t-il en entrant dans la pièce pour se planter à côté de la jeune femme, la dominant de toute sa taille.

Senlinn, pressentant qu'elle ferait mieux de s'éclipser un moment, referma le coffret de poudre de riz, le rangea dans la boîte à bijoux et disparut avec, laissant les fiancés seuls. D'une lenteur exagérée, Yu se tourna vers lui et le salua respectueusement en se penchant légèrement en avant, sans un mot. La surprise de sa présence risquait de lui faire perdre le contrôle de sa voix, et il ne fallait surtout pas que cela se produise.

Comme sa protégée ne se relevait pas, Akio s'agenouilla devant elle, pour être à sa hauteur, scrutant ses yeux de jade étrangement limpides.

— C'est vrai, n'est-ce pas ? se lança-t-il en prenant une inspiration.

Yu, après un bref regard fuyant vers le jardin, consentit à lui faire face. Les traits tendus de son visage formaient une moue colérique que la jeune femme avait appris malheureusement à connaître par cœur. Pas sur son visage en revanche, mais sur celui de son frère. Pourquoi donc étaient-ils par moments si semblables quand tout les opposait toujours ?

— Dis quelque chose, Yu, parle-moi, la supplia le prince en tendant doucement la main vers son visage.

Mais tout ce qu'elle trouva à faire fut de chasser cette main du revers de la sienne avec un léger sourire d'excuse.

— Tu risques d'endommager le maquillage que Senlinn a passé tant de temps à m'appliquer. Tu as vu ? Comment me trouves-tu, parée ainsi ?

Le regard d'Akio se durcit. Sa main était revenue se poser sur son genou agité d'un tic nerveux.

— Ce que j'en dis, c'est que ce n'est pas toi, répondit-il plus durement qu'il ne l'aurait voulu. La jeune femme que je connais à peur de ses yeux. Elle a peur qu'ils maudissent quelqu'un alors elle se cache derrière un masque lorsqu'elle est en public. Quand elle est avec moi, elle sourit, elle rit, elle a des traits d'esprit et d'espièglerie. Elle me taquine, passe outre le protocole et l'étiquette, est curieuse de tout. Et surtout, avec moi, elle ne porte pas son masque, parce qu'elle accepte un peu plus chaque jour ce qu'elle est, sans pour autant ressentir le besoin de se farder comme les courtisanes qu'elle déteste tant.

Yu tressaillit. Il lui livrait son cœur ouvert sur la façon dont il la voyait, ce qu'elle était à travers lui : une femme pleine de lumière et de vie qui, puisant sa force dans l'énergie lunaire, rayonnait sans cesse comme l'éclat du soleil. C'était cette femme qu'il avait vu le premier soir de leur rencontre, ce qui l'avait incité à revenir la chercher pour l'emmener vivre avec lui au Palais du Dragon. Et elle, elle s'était plu à devenir cette femme. Pourtant, Akio le lui faisait cruellement remarquer, elle n'était rien de plus qu'une ombre de la petite fille souriante et heureuse qu'elle était encore en entrant au Pavillon de la Lune.

Où étaient passés les jours heureux de son innocence ?

— Ce que je suis, c'est ce que le palais a fait de moi, murmura-t-elle en détournant les yeux, sentant les larmes monter de nouveau.

Ces paroles n'avaient pas été prononcées dans l'intention de blesser son hôte, néanmoins il reçut ses mots comme une flèche en plein cœur. Parce que c'était lui qui avait voulu qu'elle vienne, et qu'indirectement il était donc responsable de ce changement.

Mais une autre certitude faisait également son chemin dans le cœur d'Akio. Une certitude qui avait surtout été un doute, pour commencer, et qui se clarifiait tant à présent que cela ne faisait qu'enfler son ressentiment et sa colère.

— C'est Keishi, cracha-t-il avec mépris.

Yu sursauta, le regardant dans les yeux, perplexe.

— C'est Keishi, reprit-il en la regardant dans les yeux. Sans lui, tout ceci ne serait jamais arrivé. Si tu ne l'avais pas rencontré, il aurait continué à t'ignorer jusqu'à ce que nous soyons mariés. Cela ne peut plus durer.

La jeune femme secoua doucement la tête, faisant voler ses cheveux libres.

— Comme tu l'as dit toi-même, c'est ma faute. La mienne, à moi seule. J'ai l'habitude, tu sais, d'attirer le malheur sur moi et sur ceux qui m'entourent... Si vous vous déchirez, Keishi et toi, c'est uniquement à cause de moi et ma malédiction.

Akio lui attrapa les mains avec force mais douceur, rapprochant son visage du sien. Il était si près...

— Je n'y crois pas un seul instant, et mon frère non plus. À présent, je ne vois qu'un seul moyen de mettre un terme à cette mascarade avant que cela n'ait des conséquences regrettables.

Il se releva, le regard plein de détermination farouche. Yu l'imita avec difficulté, son corps étant douloureusement marqué. Cela n'échappa pas au prince qui serra les dents.

— Que vas-tu faire ? demanda-t-elle, effrayée par la tournure que prenaient les évènements.

— Une chose que j'aurais dû faire il y a longtemps, répondit le prince en s'éloignant vers la porte à grandes enjambées.

Craignant le pire, Yu s'élança à sa poursuite.

— Akio, attends !

Ce faisant, elle se prit les pieds dans sa robe et bascula en avant en poussant un cri. Heureusement pour elle, le jeune homme fut rapide comme un félin et bondit pour la rattraper avant qu'elle ne tombe.

Faisant fi des douleurs, Yu releva la tête vers son sauveur.

— Akio, je t'en prie, quoi que tu aies en tête... ne confronte pas Keishi. Il a décidé de m'apprendre le maniement d'une naginata et tu ne pourras rien pour l'en dissuader, pas plus que tout le reste. Je sais très bien comment il réagit lorsqu'il s'agit de nous. Tu ne vas faire que le buter davantage encore. Je vois bien qu'il prend beaucoup de plaisir à te narguer et te mécontenter. N'y va pas...

Le jeune homme hésita. Longtemps. Elle n'avait pas tort, mais sa colère outrepassait son contrôle. S'il doutait, effectivement, de faire changer d'avis son frère, il avait néanmoins besoin de laisser exploser le trop-plein de rage qu'il peinait à contenir.

— Ne te maquille plus jamais, lâcha-t-il de but en blanc, après un long silence pesant. S'il te plaît. Pas pour cacher tes blessures.

Yu eut un hoquet et écarquilla les yeux.

— Comment sais-tu que...

— Tu es un livre ouvert, Yu. Et après l'incident d'aujourd'hui, ce n'était pas bien difficile à deviner.

La jeune femme ne dit rien, détournant les yeux vers le jardin. Le jeune prince tendit lentement la main vers le visage de sa protégée, effleurant sa pommette douloureuse du bout des doigts. Puis, sans prévenir, il l'embrassa sur sa blessure, avec délicatesse, et elle frissonna de la tête aux pieds.

Elle se savait naïve, mais parfois elle se trouvait ridicule. Elle avait suivi Akio dans l'espoir de réaliser ses rêves d'enfants. Elle avait voulu devenir une dame comme celles qu'elle voyait parfois à ZhiLan, et dont Bhikkhu Tôgo lui avait maintes fois parlé. Elle s'était dit qu'elle n'avait qu'à enfiler leurs robes pour leur ressembler. Ce qu'elle n'avait pas compris alors, c'était la complexité et l'hypocrisie que les courtisans cachaient derrière leurs éventails, ou encore les noirs désirs et les sombres volontés d'un empereur dont le règne avait tout juste dépassé l'année. Naïve, elle n'avait pas vu tout cela. Elle s'était lentement enfermée elle-même dans une prison qu'elle avait choisie sans en voir les barreaux. Or, à présent que Keishi lui vouait une véritable fascination, il était impossible de tirer un trait sur ce qu'elle avait vécu au palais et rentrer à ZhiLan. Akio avait promis de la ramener si tel était son souhait, mais il avait omis de dire qu'avant d'en émettre le vœu, encore fallait-il que l'empereur soit d'accord.

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